L’Australienne sort ce vendredi « Beware Of The Dogs », un premier album où elle poursuit sa guerre contre le patriarcat. L’occasion de discuter avec elle de la place des femmes dans l’industrie musicale, de discrimination positive, de politique migratoire et de Jeff Buckley.
Dès son nom, Beware Of The Dogs, le premier album de Stella Donnelly, qui sort ce 8 mars, invite à faire attention aux chiens – un euphémisme pour mieux évoquer les connards qui peuplent les classes dirigeantes et qui usent et abusent de leur pouvoir. Pourtant, ce titre est un leurre : armée de délicates mélodies et surtout d’un humour aussi mordant que truculent la jeune Australienne n’a pas décidé de fuir ces chiens mais bien de les affronter.
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Automne 2017. Le monde découvre les affaires de harcèlements sexuels d’Harvey Weinstein et la face sombre d’Hollywood. Deux jours avant les révélations sur la perversion du mogul, depuis l’anonymat de la côte ouest de l’Australie, Stella Donnelly, 25 ans, sort une frêle balade façon guitare voix. Boys Will Be Boys, et son attaque de la culture du viol feront rapidement le tour du monde, relayée par de puissants médias dont le New-York Times. Dix-huit mois plus tard, la chanteuse a toujours du mal à se rendre compte de ce succès, alors qu’on la rencontre à la fin du mois de janvier. L’occasion de faire un point sur les changements depuis le début du mouvement de libération de la parole des femmes, de chansons politiques et de ces porcs qui lui envoient depuis plus d’un an menaces de mort et photos de leur sexe pour l’intimider.
Tu viens de sortir ton premier album. Est-ce que c’est un sentiment différent de ce que tu avais pu vivre quand tu as publié ton premier EP il y a deux ans ?
Stella Donnelly – Oh oui, très différent. Quand j’ai sorti l’EP, je venais d’enregistrer une trentaine de cassettes toute seule chez moi. C’était tout ce que j’avais. Il n’y avait pas de presse, pas d’interview… Je n’avais aucune idée de ce qu’était l’industrie de la musique. Je vivais à Freemantle, sur la côte ouest de l’Australie – et il n’y a rien qui, de près ou de loin, te rapproche de l’industrie de la musique à Freemantle. J’étais très naïve. J’ai sorti ces chansons et fin de l’histoire.
Comment as-tu vécu le succès inattendu de cet EP ?
Disons que j’ai beaucoup de chance d’avoir une famille et des amis pour garder les pieds sur terre. Et puis j’ai aussi eu de la chance d’avoir connu le succès à 25 ans et non à 18 ans. Si j’avais été plus jeune, je pense que je serais devenue une épave, que j’aurais eu beaucoup plus de mal à supporter ça. Tu es encore en développement à cet âge. Aujourd’hui j’ai 26 ans : j’ai déjà eu ma phase alcool, ma phase drogue. C’est derrière moi tout ça. Je ne bois pas en tournée. Je n’en ai pas le besoin, et pire, ça me rend malade.
Le disque est assez différent de l’EP, beaucoup plus pop. Tu joues notamment avec un groupe. Comment en es-tu arrivée là ?
J’ai toujours souhaité avoir un groupe, mais je n’avais pas l’argent à l’époque (rire). Mon EP sonnait de cette manière parce que tout ce que j’avais c’était ma guitare et un micro. Pour cet album, j’ai enfin pu payer mes amis pour qu’ils jouent avec moi et qu’ensemble nous puissions créer ce que j’avais vraiment envie de composer. J’ai le sentiment que ce disque capture davantage ma personnalité. L’EP en capturait un petit bout mais mon album transmet mon énergie – bon aussi ma tristesse. Je voulais me présenter au monde comment je suis : une personne qui a des bonnes journées et d’autres moins bonnes. Des jours aussi où je suis furieuse.
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D’ailleurs sur l’EP, ton sens de l’humour était parfois caché par des arrangements sombres et tristes.
Oui c’est ça. Alors que quand tu rajoutes quelques instruments par-dessus, c’est plus facile de faire rire ou tout simplement de rendre le tout joyeux.
D’autant que ce que tu chantes peut parfois être brutal.
Oui. Ma technique, c’est de toujours faire que les gens se sentent à leur aise en créant un son agréable à écouter. Quand je m’apprête à dire quelque chose de dur, le mieux que je puisse faire c’est de mettre cela sur un lit de roses. Le contraste est très important dans ma manière d’écrire. Jamais je ne jouerai Mechanical Bull avec un groupe énervé ! Ce serait trop attendu. Pareil avec Boys Will Be Boys, le message est tragique mais la mélodie est douce.
Comme avec le premier single de cet album, Old Man. Dans le clip est tout mignon et tu y danses mais le propos est très dur. A qui cette chanson est-elle destinée ?
Aux gens comme Harvey Weinstein, qui utilisent leurs pouvoirs pour exploiter des femmes plus jeunes. Ça ne vise pas les hommes mais le patriarcat. Mais oui c’est important de tourner cela de manière joyeuse. C’est plus drôle pour moi d’exprimer cela de cette manière.
Tu évoquais Boys Will Be Boys. Quand tu l’as sortie, tu ne t’imaginais pas que cette chanson ferait le tour du monde ?
Je n’en avais aucune idée ! Je l’ai écrite deux ans avant le mouvement #MeToo. Le morceau est sorti deux jours avant les premières révélations sur Harvey Weinstein. Dans mes rêves les plus fous, jamais je n’aurais imaginé qu’autant de gens écouteraient cette chanson. Au contraire, quand je l’ai écrite j’avais le sentiment que personne ne voulait parler de ces choses-là. Old Man, de son côté, vient après cette période, quand les choses ont commencé à bouger pour les femmes. Pourtant, j’ai souhaité remettre Boys Will Be Boys sur le disque parce que j’ai l’impression que ce message a encore besoin de passer. Pas mal de gens connaissent la chanson, mais encore plus ne l’ont pas entendue. Peut-être que je la remettrai aussi sur mon prochain disque, et ce jusqu’à ce que je pense ne plus en avoir besoin (elle rigole) !
Reste qu’Old Man, est plus optimiste.
Oui tout à fait. J’ai écrit cette chanson après avoir observé le monde changer devant mes yeux. Par exemple, ces gens qui n’avaient jusque-là jamais eu à réfléchir sur leurs privilèges, leur pouvoir et qui dorénavant s’en rendaient compte. Old Man est une chanson optimiste, mais reste énervée. Je ne pense pas que ce qu’il s’est passé depuis l’affaire Weinstein est assez.
Tu es toujours en guerre contre la masculinité toxique.
Absolument. C’est un combat féministe. J’ai un petit frère, des cousins, beaucoup d’amis… je considère que c’est autant un sujet que le harcèlement sexuel. C’est important de parler de la pression exercée sur les jeunes hommes pour répondre à certains stéréotypes. Parfois les gens me demandent si je déteste les hommes… Je déteste le patriarcat, qui exploite aussi parfois les hommes.
J’ai un ami qui m’a demandé l’autre jour ce qu’il devait faire en tant qu’homme, ce qu’il devait dire. Je pense que le plus important est de parler, même si c’est juste pour critiquer une blague un peu misogyne. C’est pareil pour moi, en tant que femme blanche, si je vois quelqu’un faire un commentaire raciste à une autre personne. C’est mon devoir de femme privilégiée.
Pour exprimer ce message, tu utilises souvent des mots assez crus.
Oh que oui (elle rigole) ! C’est la manière dont je parle, c’est comme cela que j’ai l’impression de faire quelque chose de vrai. C’est quelque chose de très australien. Nous adorons beugler des insanités 24/7. C’est comme cela que je m’exprime. Parfois, il n’y a simplement pas d’autres mots que l’on peut utiliser, et le mot “fuck” mérite de sortir.
Est-ce que c’est déjà arrivé que des gens soient choqués par ce que tu chantes sur scène ?
Je n’ai jamais eu personne qui crie ou ce genre de choses pendant que j’étais sur scène. C’est sur internet que je reçois beaucoup de haine. J’ai reçu des menaces de mort après Boys Will Be Boys. Dans les commentaires sur YouTube mais aussi en messages privés. Des types qui m’envoient des photos de leur bite, ce genre d’intimidations. Mais cela ne fait que prouver que j’ai raison. Quand quelqu’un m’envoie un message avec sa bite ou pour me dire qu’il sait où je vis et qu’il va me tuer, c’est bien qu’il y a un problème quelque part. J’essaye d’utiliser cela pour continuer à écrire. Je ne vais pas arrêter, ils peuvent juste aller se faire foutre.
C’est drôle : une des grandes chansons féministes de 2018, The Opener de Camp Cope, est aussi venue d’Australie. Comment cela se fait ?
Mais c’est à cause de l’Australie, de la manière dont les filles y sont traitées ! Beaucoup de gens ont cette image d’un pays très relax, mais pas du tout. C’est un endroit très sexiste et raciste. Je m’en rends particulièrement compte maintenant que j’ai voyagé. J’adore les filles de Camp Cope. Je suis tellement reconnaissante pour cette chanson qui met en lumière le fait que les femmes ne sont pas assez programmées dans les festivals.
Tu partages ce sentiment ?
Oui bien sûr. Il faut qu’il y ait des mesures pour que les jeunes filles qui vont dans les festivals puissent applaudir des femmes. Que cela leur donne envie de jouer de la guitare après les cours. Ce n’est pas une menace pour les mecs qui font de la musique, bien au contraire. Cela ne fait qu’améliorer l’ensemble. Il y a trop de types qui sont programmés simplement parce qu’ils sont déjà en place et pas pour leur talent.
Tu penses à des choses comme la programmation paritaire mise en avant par le festival Primavera à Barcelone pour son édition 2019 ?
Oui voilà. L’autre jour, on me demandait comment je vivais la discrimination positive et le fait d’être programmée uniquement parce que je suis une femme. Ma réponse c’est que j’y vais et je joue du mieux que j’y peux. Même si je ne suis pas programmée pour les bonnes raisons, je me retrouve quand même sur scène pour tenter de donner le meilleur concert. Avec de la chance, les organisateurs me rappelleront l’année d’après pour mon talent et plus parce que je suis une femme. Il faut sans doute grossir le trait aujourd’hui pour qu’un jour tout cela soit plus naturel.
D’autant que ces dernières années, la plupart des nouveaux venus intéressants dans le rock indé sont des femmes : Mitski, Adrianne Lenker de Big Thief…
Oui, ou encore Lucy Dacus. Il était temps !
Et quand tu vois cela, c’est motivant ?
Tout à fait. Ce sont toutes des modèles pour moi. D’une certaine manière, je suis toujours cette jeune fille qui arrive dans un festival, qui voit jouer ces femmes incroyables et qui se dit “oh mon Dieu, il me faut cette guitare”. Et bien sûr Courtney Barnett, qui vient aussi d’Australie, est très importante pour moi. Elle a ouvert la porte pour d’autres jeunes musiciennes australiennes.
Quels sont les artistes qui t’ont donné l’envie de composer ?
D’abord Billy Bragg, le chanteur anglais. Il a une manière de s’attaquer à des sujets sérieux d’une manière assez apaisée. Il y a aussi ce groupe gallois Catatonia que j’ai beaucoup écouté en grandissant. Cerys Matthews, la chanteuse, parvient à être douce et énervée au même moment – ce que j’essaye de reproduire.
Comment as-tu commencé la musique ?
Quand j’étais petite, j’ai fait quelques cours de piano. Plus tard, mon père m’a acheté une guitare et j’ai appris toute seule depuis mes huit ans. J’écoutais des chansons à la radio en essayant de jouer en même temps. Petit à petit j’ai commencé à chanter en jouant. Après le lycée, j’ai joué dans quelques groupes, comme chanteuse, guitariste ou encore aux synthés. Et puis un jour, je suis tombée sur le disque de Jeff Buckley Live at Sin-é, où c’est juste lui qui chante dans un bar accompagné d’une guitare grésillante. Cela m’a ébranlée. Alors, je me suis acheté une guitare électrique et un ampli, mais je ne les ai pas touchés pendant des années. Jusqu’à ce qu’une nuit, quelqu’un me vole ma guitare acoustique alors qu’elle était dans ma voiture.
Tout ce qu’il me restait était cette guitare électrique : j’ai bien dû jouer avec – ce qui est sans doute la meilleure chose qui me soit arrivée. A cette époque, j’avais lâché mon école de musique après à peine quelques mois, je sortais d’une rupture amoureuse, de retour chez mes parents, j’avais 21 ou 22 ans. J’étais fauchée. Tout ce que j’avais dans ma vie c’était cette guitare électrique sur laquelle je commençais à écrire des chansons.
Le fait que tu as joué dans des groupes a-t-il influé sur la façon dont tu as composé cet album ?
Oui, cela a eu un rôle sur mon écriture mais aussi la manière de placer les instruments par rapport aux textes. Faire partie d’un groupe qui n’est pas le sien est génial, vraiment. Cela fait un bien fou à l’égo. On apprend quand il vaut mieux se taire et laisser quelqu’un d’autre travailler. Et puis ça t’apprend comment traiter les gens qui jouent avec toi, pour que mon groupe se sente valorisé en tant que musiciens et en tant que personnes. J’ai l’impression que cette période à jouer dans d’autres groupes aura été mon entraînement, mon école de musique. Jouer encore et encore des concerts, c’est le seul moyen de s’améliorer.
Tu parlais de l’Australie. C’est vrai que de notre côté du monde, c’est difficile de se rendre compte de la réalité. On n’a l’habitude d’avoir ce stéréotype du pays de surfeur.
C’est pour cela que c’est important de montrer que ce n’est pas le cas. Oui, c’est un endroit très beau, avec beaucoup de nature et des gens très gentils. Mais d’un autre côté, nous avons volé la terre de personnes qui étaient là depuis au moins 60 000 ans. Nous sommes un pays colonial et cela se poursuit. Notre liberté s’est écrite sur la tombe d’un autre peuple.
C’est ce que tu essayes de dire dans la chanson Beware Of The Dogs.
Oui voilà. Je peux vivre à un endroit et la personne dans la maison d’à côté peut avoir une vie totalement différente à cause de sa couleur de peau. Tout ça parce que notre gouvernement a choisi de protéger les blancs pendant aussi longtemps. Notre histoire est très sombre. En tant que blanche en Australie, j’ai eu beaucoup de chance dans ma vie uniquement grâce à ma couleur de peau. Et maintenant que j’ai cette plateforme pour m’exprimer alors je l’utilise pour quelque chose. Sans doute que certaines personnes mériteraient cette plateforme davantage mais ils n’ont pas eu cette chance, parce qu’ils sont Aborigènes ou des migrants arrivés en Australie pour fuir la guerre mais mis dans un centre de détention offshore. Parce que c’est ça notre politique au sujet des migrants, la pire du monde. Donald Trump a félicité notre Premier ministre au sujet de ça. C’est vraiment la honte.
Est-ce que tu craignais le fait d’écrire des chansons politiques ?
Oui, cela fait peur. Je ne peux pas dire le contraire. Cela n’a rien d’agréable de recevoir des menaces de mort. Mais pour moi, cela serait encore plus effrayant de sortir un album plein de chansons vides de sens. Cela m’ennuierait rapidement en tournée de ressasser des morceaux à propos de rien. Je me haïrais pour cela. J’ai toujours parlé de politique et je suis musicienne depuis longtemps. Mais aujourd’hui j’arrive à combiner les deux.
Ces dernières années, autant en Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis, de plus en plus de groupes qui ont la vingtaine ont remis la chanson politique au goût du jour.
On est arrivé à un point où on est obligé de réagir face à ce que la génération d’avant à fait, ou justement n’a pas fait. Pour eux, c’était juste important de devenir riche. Les gens de notre âge écrivent de la musique politique parce qu’ils en ressentent le besoin. A cause de Donald Trump, à cause du Brexit, à cause de la politique migratoire en Australie… Nous ne sommes pas entendus sinon. Le pouvoir est toujours dans les mains de la génération précédente qui ne nous écoute pas suffisamment. Peut-être qu’ils vont écouter maintenant.
Propos recueillis par Cyril Camu
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