Autrefois fer de lance d’un rap militant et intello, Michael Franti a trouvé dans le combat contre la peine de mort le levier révélant le meilleur de lui-même. Au risque de devenir, avec Stay Human, le héros que personne n’attendait plus. Ce qui ne manque pas de vous sauter aux yeux lorsque vous rencontrez Michael […]
Autrefois fer de lance d’un rap militant et intello, Michael Franti a trouvé dans le combat contre la peine de mort le levier révélant le meilleur de lui-même. Au risque de devenir, avec Stay Human, le héros que personne n’attendait plus.
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Ce qui ne manque pas de vous sauter aux yeux lorsque vous rencontrez Michael Franti pour la première fois, c’est sa beauté et négligence, modestie ou sens des priorités le reflet imparfait qu’il en offre sur les photos officielles. D’après son attaché de presse, l’absentéisme féminin se résorbe de lui-même lorsqu’il vient aux bureaux parisiens de sa maison de disques. Cette remarque, brièvement sexiste, tend à modérer l’aura particulière que dégage ce samouraï-rasta à carrure de basketteur, dont le magnétisme rassurant opère sans distinction d’âge ou de sexe. Franti attire à ce point le regard que l’indifférence des autres doit être pour lui une sorte de luxe insensé. Sous l’œil imaginatif de ses interlocuteurs, journalistes, animateurs ou photographes, il apparaît comme la résurgence débonnaire de ce que l’on osait appeler autrefois « un héros », irradiant, sous une enveloppe d’athlète, l’humour, la grandeur d’âme, l’intégrité. Après quinze ans de carrière sans absence, on en viendrait même à ressentir une sorte d’injustice à le croiser aussi peu honoré. « Je n’ai jamais enregistré deux fois le même disque. On peut dire que c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis aujourd’hui si vulnérable commercialement. Ma plus grande crainte, celle que je n’ose m’avouer, c’est d’avoir du succès et de ne plus pouvoir contrôler la situation. »
Précurseur avec les Beatnigs d’une fusion punk-hip-hop, dont l’unique missile sera tiré en 1986 de San Francisco par Alternative Tentacles, label de Jello Biafra, Franti va créer cinq ans plus tard avec Disposable Heroes Of Hiphoprisy, le premier binôme de rap situationniste. Television, The Drug of a Nation en sera le manifeste articulé, l’un des projectiles anticathodiques les plus perforants. Si la presse en fait l’éloge, si les milieux « avertis » se montrent enthousiastes, le gros de la nation rap préfère les razzias verbales que mènent breakbeats battants les aspirants gangsters de la rime. Alors que la scène West Coast détourne et flatte jusqu’à l’inepte l’imagerie polychrome de la réussite à l’américaine, Franti enregistre en 1993 Spare Ass Annie and Other Tales avec l’irrécupérable William Burroughs. « Peut-être faut-il parler de malentendu entre moi et la génération hip-hop contemporaine. Le syndrome le mieux partagé chez les jeunes rappeurs d’aujourd’hui, c’est devenir riche et prendre sa retraite. Mais comme je leur dis souvent : « Il y a une chance infime que vous deveniez riches, mais je peux vous assurer qu’un jour vous serez tous à la retraite. Alors au moins, essayez de faire quelque chose qui ait une signification pour vous-mêmes. »
Franti n’a pas de piscine à Bel Air. En revanche, il fréquente des individus étranges comme Julie Butterfly qui, pour s’opposer à l’abattage d’arbres géants, les étonnants « red rose trees » de Californie du Nord, a vécu pendant deux ans au sommet de l’un d’eux, à près de cent mètres de hauteur. Il converse aussi très régulièrement au téléphone avec Leonard Peltier, militant amérindien condamné à la prison à perpétuité, et le nom d’Angela Davis, activiste des droits civiques engagée dans la lutte pour l’amélioration des conditions de vie des détenus, revient souvent sur son carnet de rendez-vous. « Les underdogs, les parias, ont toujours eu ma préférence. Quand je regarde un match de boxe, je prends systématiquement fait et cause pour le plus faible, celui sur lequel personne n’oserait parier un kopeck. J’ai grandi avec un tel sentiment de non-appartenance que j’ai tendance à m’identifier à ceux qui ne rentrent pas dans le cadre. » Dans le cadre, impossible en effet de prétendre qu’une place lui fut réservée.
Né sous X, Franti a grandi dans un foyer d’accueil qu’il cherchera surtout à fuir. « Mon père adoptif était alcoolique. J’ai passé une partie de mon enfance à guetter la moindre occasion pour m’évader. Le basket-ball fut mon meilleur alibi. » Devenu majeur, il se met à la recherche de ses parents naturels… « Ça m’a pris deux ans. Découvrir que j’avais une mère blanche et un père noir ne fut pas vraiment une surprise. Ma mère m’avait abandonné parce que sa famille, bourgeoise et très raciste, n’aurait jamais accepté la présence d’un enfant métis en son sein. La mère de mon père avait été élevée par sa propre grand-mère, une esclave. On peut vouloir fuir bien des choses, mais pour certains aspects de sa propre existence, c’est impossible… » Filtrer la rage, résoudre les conflits du dedans, pour ne conserver que l’essentiel : l’indignation, la compassion. Quinze ans de chrysalide furent nécessaires pour aboutir à Stay Human, troisième et meilleur album avec son groupe Spearhead, conçu comme un show radiophonique. Un prétexte à un vibrant et groovant plaidoyer contre la peine de mort. « Sister Fatima, dont on évoque ici les derniers instants avant l’exécution, est la synthèse de plusieurs individus réels qui ont occupé le devant de la scène ces derniers mois, comme Mumia Abu-Jamal ou Timothy McVeigh. Si j’ai choisi un personnage de fiction, c’est parce que je tenais moins à défendre l’innocence d’un individu que prouver la culpabilité du système tout entier. » Le débat sur la peine de mort, en ces temps de manichéisme aggravé, demeure une moindre préoccupation au sein de la société américaine. Franti espère pourtant, avec le soutien d’autres artistes comme Chuck D. ou Bono, lui insuffler l’énergie et la passion nécessaires afin de créer une mobilisation équivalente à celle de la lutte contre le sida.
Noble par la cause qu’il défend, Stay Human est aussi convaincant par la forme choisie. « J’ai grandi en écoutant les radios indépendantes noires. J’ai découvert The Message de Grandmaster Flash ou Rapper’s Delight de Sugarhill Gang, des groupes comme Whodini, mais aussi Linton Kwesi Johnson, Mutabaruka et Bob Marley. Tous ont eu une influence déterminante sur ma carrière et sur mes choix. La disparition de ce réseau d’antennes a des conséquences incalculables. Beaucoup de ce qui faisait l’intérêt de cette musique, sa dimension politique et sociale, a disparu avec la mainmise des stations commerciales. Ne pas s’étonner que le hip-hop aux Etats-Unis ne puisse se résumer qu’à un défilé de filles en bikini et de mecs avec des chaînes en or. » Cet hommage aux radios communautaires aura mis Franti dans l’obligation de déployer ses ailes, mettre en évidence un plumage qui en fait sans conteste le phénix des hôtes de la soul moderne. On lui découvre ainsi une maîtrise orchestrale et mélodique, une capacité à émouvoir, qui renvoie par séquences à Curtis Mayfield, Bobby Womack ou Gil Scott-Heron. Pourtant, sous le velours et l’émoi, la dague oratoire du rappeur pointe encore et Rock the Nation lui fait retrouver le flow carré, percutant, intraitable des débuts. C’est au banquet du héros que nous invite ici Michael Franti. Le sien. Les idées, et les chansons qu’elles inspirent, ne seraient d’ailleurs d’aucun mérite si elles ne contribuaient pas, d’abord, à rendre meilleurs, plus grands, plus beaux, plus forts ceux qui ont choisi de s’en faire les interprètes. Et de conclure : « Stay human ! Restez humains. C’est peut-être tout ce qu’il nous reste. »
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