Kaiser Sosa. Avec Spirit of the roots, son deuxième album, le pianiste cubain Omar Sosa invente une fusion gonflée, inspirée des dieux, entre les rythmes traditionnels yorubas, les harmonies dissonantes d’un Thelonious Monk et l’énergie urbaine du rap new-yorkais. Alors qu’on n’en finit décidément plus de surfer sur la vague revival de la musique cubaine, […]
Kaiser Sosa. Avec Spirit of the roots, son deuxième album, le pianiste cubain Omar Sosa invente une fusion gonflée, inspirée des dieux, entre les rythmes traditionnels yorubas, les harmonies dissonantes d’un Thelonious Monk et l’énergie urbaine du rap new-yorkais.
Alors qu’on n’en finit décidément plus de surfer sur la vague revival de la musique cubaine, que les vétérans du genre, Compay Segundo et Ibrahim Ferrer en tête, remplissent allégrement des salles extatiques, charmant leur monde de chansons intemporelles répondant désormais, par leur enracinement dans un terroir, au fantasme d’authenticité de notre époque, le moins que l’on puisse dire c’est qu’Omar Sosa, 35 ans, Cubain d’origine, exilé volontaire depuis une bonne dizaine d’années aux quatre coins de la planète, détonne avec sa musique hybride, métisse, résolument contemporaine dans son ambition syncrétique… Des tourneries rythmiques afro-caribéennes lancinantes et endiablées ; quelques accords bruts et dissonants, introduisant de subtils et fluides décalages tout droit hérités de l’art singulier de Thelonious Monk ; des cuivres rutilants et épicés posés sur des grooves urbains complexes et tranchants à la manière M’Base de Steve Coleman ; d’improbables séquences rap surgissant soudain d’improvisations résolument jazz pulsées de rythmiques traditionnelles yorubas : on serait tenté de ne voir là qu’un habile produit de synthèse, une fusion factice purement formelle et opportuniste des diverses tendances au goût du jour. Rien de tout ça, en réalité. Entre une certaine naïveté spiritualiste et universaliste dans le discours et un solide savoir-faire dans l’art de marier les traditions musicales en respectant leurs différences, Omar Sosa ose les rapprochements les plus inattendus, provoque des rencontres extrêmes et invente tout simplement, cinquante ans après leurs premières noces, un nouveau type de relation entre jazz et musiques afro-cubaines, très éloigné du modèle latin-jazz habituel, plombé de conformismes. La musique cubaine a peut-être trouvé là un nouveau souffle.
Rien ne prédisposait pourtant le jeune Omar Sosa à prendre ainsi la tangente. Né à Camagüey en 1965, il fait son apprentissage de la musique en suivant sagement et brillamment le cursus ordinaire : école provinciale d’art de Camagüey, puis Ecole nationale de musique de La Havane et enfin Institut supérieur d’art de La Havane. Parcours sans faute. « Là, j’ai commencé à apprendre les percussions dans une perspective toute classique en parallèle d’études très académiques de composition, d’harmonie, d’instrumentation. Ça m’a donné des bases solides en matière d’écriture, ainsi qu’une bonne connaissance globale du vocabulaire et de la syntaxe de la musique occidentale telle qu’elle s’est développée au cours des siècles. » Fort de cette assise théorique, Omar s’intéresse alors au piano et en fait très vite son instrument de prédilection : « Je n’ai jamais étudié le piano dans un cadre officiel, mais l’instrument m’a toujours fasciné dans son aspect à la fois orchestral et percussif ; en fait, je m’y suis très vite consacré, mais mon approche est personnelle, autodidacte et très influencée par ma pratique des percussions.« D’où ce style singulier, essentiellement rythmique, qui aujourd’hui fait sa singularité. Omar se met alors à jouer tous azimuts. Ses goûts sont très éclectiques. « A cette époque j’étais totalement imprégné de culture cubaine, j’écoutais tout depuis Irakere ou Paquito D’Rivera jusqu’aux plus obscurs groupes locaux. Mais j’aimais aussi beaucoup la variété internationale, Supertramp, Billy Joel, Barbra Streisand… Un copain avait une toute petite radio sur laquelle il captait parfois des émissions qui venaient des USA. Dans le dortoir à l’école on se réunissait tous autour du poste pour écouter ces sons venus de l’Amérique c’est dans cette sorte d’exaltation de la transgression d’un interdit qu’on a découvert le jazz, la pop, le funk… Par ailleurs, à cette même époque, des musiciens qui avaient émigré aux USA ont commencé à rentrer à Cuba en rapportant des cassettes, des disques d’autres formes de musique. Ça a apporté un vrai courant d’air frais. »
Pourtant, dès ce moment, ce qui fascine vraiment le jeune pianiste, au-delà des modes, c’est le jazz : « Le jazz pour moi, c’est une philosophie, une école de la liberté. J’avais étudié les différents styles à l’école, leur histoire, leurs spécificités, mais c’est en arrivant aux USA et en me coltinant à la réalité de l’improvisation que j’ai saisi la portée de cette musique. C’est là aussi que j’ai compris que d’une certaine manière le jazz depuis toujours était présent dans la musique que je voulais faire. Quiconque cherche à produire une musique basée sur la spontanéité et la liberté ne peut que rencontrer le jazz à un moment donné de son parcours. Parce qu’à son fondement il y a l’improvisation, qui est bien plus qu’une technique de jeu : un art de vivre. Improviser, pour moi, ça signifie s’ouvrir totalement à l’autre, au monde, et se laisser visiter par les esprits qui te guident alors dans ce que tu dois faire. C’est un don de soi, total, pour recevoir, en retour, toute la richesse du monde. » On commence là à voir se dessiner l’esprit qui anime la synthèse opérée par Sosa : proposer, en un langage original qui saurait cristalliser toute la diversité d’expressions générée par la diaspora africaine, l’espace d’une mise en commun tant spirituelle qu’esthétique. « La musique cubaine possède de très grandes affinités spirituelles avec le jazz. Il suffit d’écouter un musicien comme Rubén González, on constate aussitôt qu’il a ce même rapport intuitif et direct à l’improvisation quand il joue qu’un Monk ou un Bud Powell. Dans la musique cubaine il y a ce que l’on appelle « el sabor », qui est une dimension très importante et très mystérieuse, parce qu’il n’y a pas de règles pour l’atteindre. Cette « saveur » de la musique, si recherchée, et qui lui donne toute sa valeur, recoupe énormément de choses le swing, la danse, le rapport au corps, à la sensualité : autant de qualités essentielles que l’on retrouve dans le jazz. La différence est seulement stylistique, du fait que ces langages sont nés à des endroits différents, de métissages culturels différents. Mais leur origine est commune, c’est l’Afrique, celle des esclaves : c’est la Mère fantasmatique de toutes ces musiques le jazz et les musiques portoricaine, caribéenne, cubaine, etc. auront toujours l’Afrique en commun. » Le jazz comme modèle esthétique d’intégration et de liberté, l’Afrique comme matrice fantasmée et horizon ultime de toute inspiration on est là au coeur du projet : « L’essence de ma musique est là, dans cette quête d’unité qui est un retour à l’Afrique des ancêtres. Mon travail n’est pas une fusion superficielle d’éléments hétérogènes qui rendrait compte de la diversité de la musique actuelle ; c’est l’intuition que toutes ces traditions ont fondamentalement à voir les unes avec les autres et qu’il est temps de les faire se réconcilier, de les faire chanter de la même voix. Pour moi, un Noir américain qui rappe ou un chanteur cubain de rumba ou d’abakwa, c’est la même chose, j’entends énormément d’affinités. »
Mais Sosa n’est pas un formaliste ; ces analogies musicales, il ne se contente pas de les constater, de leur reconnaître une origine historique commune, l’esclavage : il remonte patiemment à leurs racines spirituelles, l’Afrique animiste, et fait de sa musique un espace de médiation entre le monde des hommes et celui des Orichas, les divinités yorubas. « Au-delà des spécificités stylistiques et de leurs résonances, le lien le plus important entre toutes ces traditions, c’est la spiritualité. Ma musique est fondamentalement religieuse. Je n’ai rien à prouver personnellement, je n’ai même rien à exprimer qui me soit propre. Je ne suis qu’un médiateur. Je suis le porte-parole des esprits, les Orichas, qui me visitent quand je joue et qui orientent ma musique. Si un jour ils se taisent, j’arrêterai de jouer. Pour moi, ce lien direct de ma musique avec les esprits est absolument essentiel. C’est la preuve de l’honnêteté et de la justesse de ma quête. Quand je joue, je me contente de poser les mains sur le clavier et de me mettre en état de recevoir leurs paroles. Mais ce don total de soi, ce degré d’ouverture et de disponibilité extrêmes est très difficile à atteindre. C’est l’expression suprême de la liberté. »
Pour autant, cette dimension spiritualiste, essentielle chez Sosa, ne l’empêche pas d’envisager une portée sociale, voire politique, à son travail, notamment par l’intégration du rap : « J’utilise le rap pour délivrer un message direct à travers les mots. Aux USA, l’inculture est généralisée et tragique. Il n’y a pas de mémoire, il n’y a pas de conscience historique, il n’y a même pas d’ouverture sur la complexité et la diversité du monde alentour. Les jeunes Noirs américains ont une méconnaissance quasi totale des autres formes de culture noire. La conscience culturelle d’appartenir à une communauté qui transcende les frontières est inexistante. Le rap, du fait de son audience auprès des jeunes, devrait servir à éduquer politiquement et spirituellement les masses. Mais l’industrie a récupéré cette forme d’expression populaire et depuis la confine dans la vulgarité et la sous-culture des valeurs capitalistes (argent, violence, pouvoir…). J’ai l’ambition de proposer une alternative à ces discours, d’atteindre ce public et de faire résonner en lui le message enfoui dans son coeur, celui de ses ancêtres africains, à l’opposé de ce matérialisme arrogant dans lequel on le fait vivre. » L’unité de la diaspora africaine se fera dans les esprits autant que dans les coeurs, Sosa en a conscience. Sa musique métisse est à la fois une arme politique et religieuse.
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