Sensible à la révolte après
des années de galère
dans les rues londoniennes,
la rappeuse Speech Debelle
balance un grand disque de
hip-hop inspiré des émeutes
urbaines de 2011. Explosif : rencontre et écoute.
En juin 2009, l’Anglaise Speech Debelle publiait sans crier gare son premier album, Speech Therapy. Trois mois plus tard, la rappeuse, dont le disque ne s’était pourtant écoulé qu’à trois mille exemplaires, coiffait au poteau Kasabian, La Roux et Florence & The Machine en remportant le prestigieux Mercury Prize. Surprise générale dans l’assemblée, simple formalité pour la Londonienne. “Ça a étonné tout le monde sauf moi, se souvient-elle. Je savais que j’avais fait un bon album. Ms Dynamite avait remporté le prix quelques années plus tôt, donc c’était possible que je gagne.”
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Avant le Mercury Prize, Speech Debelle travaillait cinq jours par semaine dans un bureau du centre de Londres. “Rien de passionnant, rien d’ennuyeux non plus. Je vivais ce que vivent la majorité des gens : le bureau, les transports, les horaires fixes, les collègues. Je préfère la vie que je mène depuis que j’ai obtenu ce prix : je me consacre entièrement à la musique.” Speech Debelle, qui s’appelle en fait Corynne Elliott, n’est pas arrivée à la musique en un jour. Elevée dans la banlieue sud de Londres, elle se découvre d’abord une vraie passion pour la poésie. “J’avais 9 ans, je me suis mise à écrire des poèmes sans trop savoir pourquoi. J’avais peut-être des choses à exprimer et l’école n’était pas faite pour ça.”
Explication possible : trois ans plus tôt, son père, un DJ jamaïcain, a quitté le domicile familial, laissant la fillette grandir seule avec sa mère. “C’est sûr que ça n’a pas aidé… On me demande souvent si mon goût pour la musique vient de mon père. J’aimerais pouvoir répondre que je lui dois ça. En vérité, il n’a pas été assez présent pour que je lui doive quoi que ce soit. Mon éducation musicale, je l’ai faite avec la télé.” Sur les chaînes câblées, la jeune fille se découvre un béguin pour Mary J. Blige, Tupac, Michael Jackson, The Roots. “Et un tas de trucs pop que les gens ne jugent pas crédibles. Si vous regardez dans mon iPod, vous trouverez du Backstreet Boys. Ça me va très bien : je suis une enfant de Top of the Pops.”
Une enfant de la RATP aussi, ou de son double londonien. “Un jour, je suis montée dans un bus et je me suis mise à rapper. Au départ, je voulais seulement faire mon intéressante mais les gens ont trouvé ça bien. Je suis alors devenue la fille qui rappe. A l’école ou au parc, on me demandait toujours de m’y coller.” Les années suivantes, riches en coups durs, se chargent d’alimenter son inspiration : elle enchaîne les dépressions, se fait expulser de son école et devient accro au cannabis. Les relations avec sa mère se dégradent. Elle quitte le foyer familial et pirouette pendant quatre ans entre les différents centres d’hébergement pour sans-abri des quartiers Richmond ou Victoria. “J’étais jeune, en colère, paumée et angoissée. Aujourd’hui, je réalise que cette expérience m’a préparée à ma carrière d’artiste solo. J’ai appris à vivre sans attaches, je ne sais pas ce qu’est le mal du pays. Je ne crains pas la solitude.”
A 23 ans, Corynne rentre chez maman. “Encore quelque chose de typique dans ma génération. Normalement, à cet âge, on envisage d’acheter un appartement ou de s’installer en couple. Aujourd’hui, la plupart des trentenaires qui m’entourent ne sont ni propriétaires ni parents. Les taux d’emprunts immobiliers sont délirants. Je connais des tas d’adultes de 25 ans qui ont dû retourner vivre dans leur famille.” Guérie de ses démons, Speech Debelle doit alors faire un choix : le micro ou la fourchette. Passionnée de cuisine, elle envisage un moment de devenir chef. Elle choisira le micro mais, aujourd’hui encore, participe régulièrement à des émissions culinaires en Grande-Bretagne.
Résolue à lancer sa carrière musicale, elle contacte tous les labels de la capitale. Auparavant, elle a pris soin d’agencer son nom d’artiste en associant celui de sa grand-mère jamaïcaine (Debelle) à l’idée de discours qui lui est chère (Speech). Sur la foi de quelques morceaux, elle rejoint l’écurie Big Dada dont le générique affiche aussi Roots Manuva, Saul Williams, Mike Ladd ou les Français de TTC. Son premier album, Speech Therapy, suit rapidement. Le disque, qui raconte sans chichis ses années d’errance dans Londres, offre à l’Anglaise de beaux liens de parenté : on décrit Speech Debelle comme la petite soeur officieuse de Mike Skinner de The Streets, la cousine prometteuse de Roots Manuva.
A ceux qui n’auraient pas saisi l’importance qu’elle accorde à la liberté d’expression, Speech Debelle répond cet hiver en faisant succéder à Speech Therapy un second disque nommé Freedom of Speech. Choix logique tant le discours, sur ce nouvel album, est plus libre encore, carrément militant. Après avoir raconté ses années de vagabondage, l’Anglaise a cette fois trouvé l’inspiration dans les révoltes populaires survenues l’an passé sur toute la planète. “Ces soulèvements se sont produits simultanément, dans les pays arabes, avec les indignés aux Etats-Unis et bien sûr en Angleterre… C’est cela qui m’a frappée : ces milliers de gens d’origines différentes qui se retrouvaient pour dire au même moment : je ne suis pas satisfait de ce que j’ai et je pense que je mérite mieux.”
Speech Debelle a bien sûr suivi de près les révoltes anglaises. Le 4 août 2011, la police tire sur un Britannique de 29 ans, Mark Duggan, dans le quartier de Tottenham. Dès le lendemain, des émeutes explosent à travers le Royaume : à Londres, Birmingham, Liverpool, Bristol ou Manchester, les incendies, affrontements avec la police et pillages se multiplient. Cinq jours plus tard, la rappeuse publie le morceau Blaze up a Fire sur le net. Si, traduit littéralement, le titre évoque la légendaire poésie pyromane de notre Johnny national, on doit plutôt l’envisager comme l’équivalent anglais du Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? de NTM.
Soit une chanson de rage et de révolution politique, partagée pour l’occasion avec Roots Manuva et Realism. “C’était un morceau prémonitoire car je l’ai écrit bien avant les émeutes. Depuis des mois, on sentait cette énergie, cette rébellion dans l’air. Je me souviendrai de 2011 ainsi : je rentrais chez moi, je mettais Al-Jazeera et je contemplais la révolte.” Très active sur les réseaux sociaux, connue pour son militantisme sur Twitter, Speech Debelle déplore que ses confrères refusent toute sorte d’engagement politique. “Etre artiste, c’est faire de la politique. Le hip-hop se veut une musique de rébellion, le rock et le punk aussi. Même la pop : John Lennon écrivait des chansons politiques. Puis d’un coup, il y a dix ans, tout le monde s’est mis à croire à un avenir radieux. La musique est devenue lisse, désengagée. C’est seulement cette année que les gens ont compris qu’ils n’étaient pas en sécurité. Je veux espérer que cela aura des conséquences positives sur l’art à venir.”
La première et heureuse conséquence de cette prise de conscience, ce pourrait être ce Freedom of Speech. Réalisé avec le producteur londonien Kwes, déjà aperçu aux côtés de Damon Albarn lors du projet DRC Music enregistré à Kinshasa, le disque est éblouissant : à la fois organique et personnel, résolument anti bling-bling. Refusant cases et étiquettes, Freedom of Speech ouvre grand les portes du rap, puisant dans la pop (Elephant in the Living Room), le folk (Angel Wings) ou même le disco (I’m with It).
Répondant au cahier des charges de la chanteuse qui souhaitait un disque “où on s’amuserait et danserait davantage que sur le précédent”, Kwes a agencé un somptueux écrin de claviers, guitares et cordes radieuses : si le propos est souvent grave (The Problem, Live for the Message), la forme est joueuse, l’humeur changeante.
Outre son engagement politique, la rappeuse y évoque ainsi ses problèmes de coeur et la lose dans la vie de tous les jours. Par moments, on se prend même à voir en Speech Debelle une copine potentielle de Lily Allen ou une dauphine de Ms Dynamite, pour cet art qu’ont les trois jeunes femmes de raconter la vie sans pincettes ni bienveillance. Cette sévérité et cette exigence, Speech Debelle se les applique à elle-même. Interrogée sur ce qu’elle attend de 2012, elle répond sans pitié : “Pour le monde, on verra… En ce qui me concerne, j’aimerais soigner mon alimentation afin d’éviter de porter des grosses gaines à la fin de l’année pour cacher mes bourrelets.”
Concerts : le 4 mars à Grenoble, le 5 à Lyon, le 6 à Paris (Point Ephémère)
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