Revenu des bois après l’explosion d’Arrested Development, Speech s’aventure aujourd’hui en solo : loin des clichés rupestres mais aussi trop loin de son hip-hop gracile et trop près d’une soul lisse et béate. Un épisode mal conseillé par un nouveau bonheur domestique, mais heureusement sauvé par quelques sucreries dangereusement attachantes. A force de courir les […]
Revenu des bois après l’explosion d’Arrested Development, Speech s’aventure aujourd’hui en solo : loin des clichés rupestres mais aussi trop loin de son hip-hop gracile et trop près d’une soul lisse et béate. Un épisode mal conseillé par un nouveau bonheur domestique, mais heureusement sauvé par quelques sucreries dangereusement attachantes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A force de courir les forêts, de faire traîner le hip-hop dans les bois, Arrested Development commençait sérieusement à sentir le sapin. Condamné par l’étroitesse de son projet ou tout du moins de son image d’Epinal amener le rap des villes aux champs, en centre aéré , le groupe courait à sa perte. Il aura suffi d’un second album un peu trop le cul entre deux chaises longues déjà plus à la campagne, pas encore dans les rues, précisément dans ce no man’s land que Céline décrivait comme « le paillasson des villes » pour qu’Arrested Development arrête justement son développement. Boussole foldingue et le groupe se dispersait. On était prêt à parier que ce Zingalamaduni avait fait les frais d’une dilution par le compromis, saloperie de vérole qui oblige les leaders têtus et passionnants à composer avec la base, à niveler par le bas au lieu de n’écouter que leur instinct. On était certain d’avoir tout à gagner dans la séparation de ce groupe d’alliance molle, qu’on allait récupérer, en solo, le Speech intact de Three years, five months and two days in life of… Et on se rend compte que seul à bord, Speech l’a finalement toujours été, lui-même tiraillé par des influences en grand écart, mariage contre nature du folk ancestral et du modernisme Wu-Tang Clan, de la soie Curtis Mayfield et des lames Public Enemy. « Pendant quelques années, j’ai mis de côté des disques que j’adorais, comme ceux de Joni Mitchell. J’étais tellement fidèle au hip-hop que j’avais l’impression de le tromper en écoutant d’autres styles. Alors je le faisais en catimini, seul chez moi. Mais aujourd’hui, je n’ai plus à cacher mes goûts. Arrested Development ne m’aurait jamais autorisé à sortir un disque si varié. Nous étions prisonniers de notre image, de notre son. Nous ne pouvions plus continuer, car le succès peut transformer des garçons très humbles et adorables en monstres d’ego, c’est assez effrayant de les voir péter les plombs, refuser la réalité. Nous nous sommes retrouvés à un carrefour et chacun est parti dans sa direction. Je suis content que le groupe se soit éteint ainsi, sans violence : je n’aurais pas supporté de voir un tel havre de liberté devenir une usine, une routine. »
Ainsi donc, Speech choisit sa propre route, qui prend ici de furieuses allures d’autoroute tout-public, quand on aimait tant flâner sur ces chemins tordus et épineux. Incroyable sentiment de dilution, entre cette pierre angulaire que restera Three years, five months and two days in the life of… et ce premier album solo désemparé. Heureusement, l’homme a ses manières, un petit savoir-faire qui fait encore merveille. C’est dans l’évocation nostalgique des premiers pas, quand la musique elle-même cède au spleen, que Speech trouve son ton le plus juste, quand il s’accepte gringalet cafard, le rabougri tristouille recroquevillé dans son coin pendant que les autres dansent. C’est ici le cas sur Can you hear me , A Million moons ou Ask somebody who ain’t, petites hip-hoperies à l’inconséquence gracieuse, où les mots se tiennent à carreau. Car on mettrait volontiers deux claques sur les oreilles de ces paroles envahissantes dès qu’elles accaparent, égoïstes frimeuses, des morceaux entiers. On n’a que faire de ce type qui se force à bomber le torse, à jouer son petit Prince (Why you gotta be feeling like that parfaitement intolérable), à minauder son mini-Jackson Five avachi (If you was me à baffer), à bavarder avec l’insistance d’un marchand de doubles vitrages qui cherche à nous fourguer son message d’amour et de paix. Mais, c’est nouveau, Speech sait aussi baisser sa garde : c’est le cas sur le délicat Let’s be hippies, où la rigueur et la discipline plient enfin sous le poids de l’humanité et des faiblesses. « Tenons-nous la main et, ce soir, oublions le monde, oublions la réalité. Soyons des hippies. »
Pris dans le tourbillon, Speech en oublie le discours officiel de sa propre ligne dure, stupéfait de découvrir les bienfaits de l’égoïsme, du repli sur soi, du chacun pour soi. « Les gens ont l’impression que je suis terriblement concerné par les problèmes du monde. Mais avant de sauver l’humanité, je pense surtout à sauver ma peau, à me rendre meilleur, à m’améliorer spirituellement. »
Toujours un peu grenouille de bénitier qui se voudrait aussi grosse que le bœuf, Speech appelle régulièrement la bondieuserie en renfort de ses vérités gnangnan. « Tout ce que je fais, je le fais en collaboration avec le Créateur. Dès que je me réveille le matin, je respire très fort, pour oxygéner ma spiritualité. Puis je prie. De là vient ma confiance. Tant pis si ça passe aux yeux de certains comme mes anciens concitoyens de Milwaukee pour de la prétention. Beaucoup de gens oublient de bien respirer le matin, ce qui éviterait beaucoup de problèmes. Car tout est dans l’air. » On lui conseille alors d’essayer la porte d’Orléans à 20 h un vendredi, mais ça ne fait pas rire Speech, la tête ailleurs, confondant interview et conférence, salle de concert et salle de classe. « Quand je serai un peu plus vieux, je m’orienterai naturellement vers l’éducation. Je crois que je serai un très bon prof de lycée. A l’école, je les admirais plus que quiconque. J’ai d’ailleurs déjà donné quelques conférences en fac, ça me ravit de donner mon point de vue, de le faire partager. Si prêcher se résume à donner son avis sur la vie, à aider les gens à s’améliorer, alors je suis un prêcheur. Un prêcheur qui essaye de remonter le moral des gens avec une musique positive. » Un discours sur la nécessité du spirituel vite battu comme plâtre par les aveux d’Insomnia song, épuisante chanson sur la naissance du premier fils une aventure qui t’explose la tête, tu vois, les choses ne sont plus jamais pareilles, c’est dingue comme truc, tu peux pas piger. Une expérience douteusement mise en parallèle avec l’accouchement, visiblement aux forceps également, de ce premier album solo aux motivations autrement plus terre à terre : il faut bien payer les factures de Pampers et Blédina, y entend-on chanter Speech à demi-mot. « Jusqu’à cette naissance, l’argent ne comptait pas. Mais aujourd’hui, j’ai des responsabilités, il me faut un salaire. » Et nous, on achètera donc cet album solo comme Macadam ou Le Réverbère ? Dérangeant sentiment que d’entendre cet ancien naïf utopiste vanter les mérites de la libre entreprise, fier de sa nouvelle position de petit patron qui fait la nique aux labels new-yorkais et angelenos. Ainsi, Speech refuse le dialogue Nord-Sud pour instaurer un dialogue Sud-Sud, en créant à Atlanta, en parfaite autarcie, sa propre compagnie Vagabond. « Au moment des jeux Olympiques, je vais me débrouiller pour me trouver une tournée loin d’Atlanta. Avec tous ces sportifs, la ville deviendra alors invivable. » Une belle réussite de décentralisation artisanale destinée à gérer dans cette Géorgie décidément idyllique la carrière de Speech et de quelques amis en goguette les Roots, les Fugees, Queen Latifah, Jamiroquai ou à organiser des conférences de KRS One ou Gil Scott-Heron sur la liberté d’expression.
Soudain virulent quant à démolir la paresse qui, pour lui, empoisonne le hip-hop, Speech se vexe qu’on doute de sa crédibilité à juger de l’état actuel du rap. « J’étais là aux débuts du hip-hop, j’ai autant le droit que les autres de m’exprimer. Et puis j’ai sorti un album important dans l’histoire de cette musique, le premier à formuler clairement ce que des millions de gens ressentaient, ce mélange de joie et de détresse, de lutte unitaire et de bien-être personnel… Le rap m’appartient autant qu’à ces pseudo-gangsters : je ne vais pas les laisser se l’approprier. Ils bousillent ce que nous avons mis des années à établir en ne voyant que leurs bénéfices personnels à court terme, en cherchant plus à accrocher les radios qu’à faire avancer les choses. Tous les beats et les thèmes sont désormais standardisés. Je règle mes comptes dans Impregnated tidbits of dope hits. On a fait tellement de mal au hip-hop que la réponse devait être à ce point violente. Mon prochain album sera strictement hip-hop, histoire de remettre quelques pendules à l’heure. Je vais leur montrer ce qu’il faut faire en 96. »
On est ainsi ravi de savoir que ce premier album solo ne sera finalement qu’une parenthèse mollasse, une pause hamac et luxueuse toc avant un retour aux risques. Speech en est d’ailleurs le premier conscient, expliquant la béatitude exaspérante de son disque par un changement radical de style de vie. « Le 16 décembre, je me suis marié, quelques mois après avoir eu mon premier enfant, le petit Jahi. J’ai passé l’année sur un nuage, je ne voulais entendre que des mélodies douces, des rythmes paisibles. Cette vie casanière m’a amolli, rendu doux comme un agneau. C’est pour ça que le hip-hop est moins présent : j’avais besoin de chanter à tue-tête, joyeusement. Mais ce n’est qu’une passade, je reviendrai à ma famille, il y a un devoir d’allégeance envers le rap. Mais avec un bébé dans les bras, le hip-hop actuel me paraissait absurde, vide. »
Le hip-hop, grand disqualifié de l’escapade solo. Car Speech, mature, veut embrasser large, quitte à donner à chaque style musical une étreinte molle et sans conviction, allant même jusqu’à pactiser avec l’infâme qui assure le quotidien de MTV aux Amériques soul blanchie à la chaux, gluante et empestant le cocktail-bar nouveau riche, la middle-class noire d’Atlanta qui parade dans ses voitures de sport à quelques centaines de mètres d’un des pires ghettos d’Amérique. « L’image rurale, c’était une façon de dire que les rues et les gangs n’avaient pas le privilège du hip-hop, que la propagation de cette musique devait beaucoup aux campagnes, aux frustrations de ces laissés-pour-compte. Mais avec cet album solo, je voulais avant tout que les gens comprennent qu’ils avaient affaire à un autre Speech : un type moins naïf que celui qui se baladait dans les bois. Un homme assez sophistiqué. »
Benjamin Montour
{"type":"Banniere-Basse"}