Rencontre avec Jason Williamson, moitié du duo britannique, qui publie avec son comparse Andrew Fearn un album introspectif à la bile habile.
Au temps jadis, quand il était commun – mais jamais banal – de prendre la route ou de sauter dans un avion pour se rendre à un festival, ou même, simplement, de laisser le flux du boulevard de Rochechouart nous entraîner dans quelques bas-fonds tamisés à la recherche d’un nouveau motif d’excitation après un concert instantanément culte, il nous est arrivé à plusieurs reprises, ces dix dernières années, de croiser la route de Sleaford Mods. La dernière fois, c’était à Bilbao. Au BBK Live.
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Dans le village des artistes, tandis que des types bien sous tous rapports s’étreignent (se succèdent notamment Thom Yorke, Nils Frahm ou encore une paire de The Voidz, avant que ne débarque Liam Gallagher), Jason Williamson, parolier hyperactif de ce duo à la formule déconcertante de simplicité, déboule comme un chien dans un jeu de quilles, claquettes et chaussettes dépareillées aux pieds. Une façon de signifier son décalage par rapport au reste de cette grande famille dysfonctionnelle qu’est l’industrie musicale ? Peut-être, même si l’on se gardera bien de tirer des conclusions trop hâtives.
“Je deviens vulnérable quand je repense à ma vie étant gosse”
Il n’empêche, les brisures d’une enfance passée à la marge du cool et de la richesse ne se résorbent pas avec la gloire. C’est en tout cas le constat que Jason fait à l’issue d’une année immobile, dont il est sorti avec une gueule de bois carabinée : “J’ai traversé une période durant laquelle je me suis demandé si l’on avait encore les moyens d’être attractifs, nous confiait-il en décembre dernier lors d’un rendez-vous par visioconférence. Ce qui peut sembler stupide, dans la mesure où nous avons un succès relatif.”
“Comparé au reste de l’industrie, on est arrivé là tardivement. J’ai commencé à réfléchir à notre façon d’être, notre façon de parler, je me suis mis à douter et à avoir une piètre opinion de moi-même. C’était en quelque sorte l’aspect négatif de cette période, tu vois ce que je veux dire ?” A force de cogiter, Williamson, qui est né avec une “forme rare de spina bifida” l’obligeant à subir une opération le clouant au lit pendant des semaines, replonge dans les méandres de ses souvenirs de gosse.
“Cette période de confinement m’a ramené à ces temps anciens. Je deviens vulnérable quand je repense à ma vie étant gosse, comme une sorte de melting-pot de doutes existentiels et de tristesse. Petit, tu ne te rends pas toujours compte des sales moments que ta famille traverse. Des trucs salement déprimants. Tu ne peux rien faire d’autre que de continuer à avancer. Ma sœur et moi, je nous vois comme des survivants.”
Le statut de postillonneur public que Jason Williamson a acquis et sa forme poético-punk d’expression, qui se fond idéalement dans les boucles répétitives d’Andrew Fearn, lui ont permis de faire de ses moments de down le moteur créatif qui fait avancer aujourd’hui Sleaford Mods.
Continuer à faire bouger les lignes d’un processus d’écriture
Des traumatismes de l’enfance et de la dèche, il a tiré sur Spare Ribs, nouvel album des duettistes qui sort ces jours-ci, – quelques mois seulement après All That Glue, compilation de hits et de raretés retraçant l’histoire improbable du groupe –, deux morceaux significatifs : Mork N Mindy, où il évoque en filigrane le divorce de ses parents et la vision chaotique de son morne environnement (“Outside there wasn’t anything nice to see/I wanted things to smell/Like meadows not like hell”), et Fishcakes, titre de clôture en forme de plongée dans le quotidien miséreux d’un gamin issu de la classe ouvrière anglaise.
>> A lire aussi : notre chronique de “All That Glue”
Le duo en profite aussi pour continuer à faire bouger les lignes d’un processus d’écriture rodé depuis belle lurette : “On a voulu impliquer davantage notre label, en apprendre davantage et choper quelques conseils au passage, poursuit Jason. On n’est pas ce genre de groupe qui fait appel à un producteur, c’est habituellement le job d’Andrew, ça. Mais comme on voulait depuis un moment aller plus loin, ça nous a semblé être une bonne idée.”
Les boys invitent ainsi l’amère et contrariée Billy Nomates sur Mork N Mindy, Jason expliquant que jamais ce morceau à la production lugubre et à l’inspiration presque garage sur le refrain n’aurait aussi bien sonné sans elle, ou encore Amy Taylor d’Amyl and the Sniffers. Outre ses dérives introspectives salutaires, Spare Ribs est aussi un déversoir de bile, esquintant au passage les politiques craignos (le titre Shortcummings, en forme de doigt d’honneur à l’ancien conseiller spécial de Boris Johnson, Dominic Cummings) ou les faux-culs de la musique indé qui bouffent à tous les râteliers (“I wish I had the time/To be a wanker just like you”, chante-t-il sur Elocution);
“Je ne suis pas du genre patriote, mais je dois admettre que j’ai un peu honte d’être anglais. Après la pandémie et la sortie de l’Union européenne, on se retrouve comme une bande d’idiots, dans un petit pays.” L’art de remuer le couteau dans la plaie.
Spare Ribs (Rough Trade Records/Wagram)
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