Il y a quelques mois, on n’avait jamais entendu parler de Spain, le groupe du ténébreux Josh Haden. Tout juste connaissions-nous son père, Charlie Haden, formidable libérateur du jazz en compagnie d’Ornette Coleman ou de Don Cherry. Pourtant, depuis The Blue moods of Spain prétendant sérieux au titre d’album de l’année , on ne peut plus se dépêtrer de ces chansons sobres et sombres, résolument magnifiques.
Josh Haden : Ce disque, The Blue moods of Spain, est un véritable travail de groupe. Je n’ai jamais eu envie de suivre l’exemple de mon père, de devenir un artiste solo, accompagné par des musiciens différents à chaque fois. Spain, ce n’est pas mes musiciens, chacun a beaucoup donné de lui-même depuis 1992. Quand j’étais adolescent, j’avais déjà fait partie d’un groupe punk de Los Angeles, les Treacherous Jaywalkers, un groupe très politisé. Mais tout ce cirque m’avait dégoûté, j’avais totalement laissé tomber la musique pour me consacrer à mes études. Au fond de mon cerveau, j’entendais une musique que j’étais incapable de traduire avec un instrument dans les mains. Ça me rendait fou de rage et de frustration. Je me sentais coincé et limité dans le punk-rock et pourtant, j’étais incapable d’en sortir. Nous avions l’impression d’être libres, de défoncer toutes les barrières alors que le punk-rock était d’un académisme effrayant. A la maison, j’écoutais de plus en plus de blues, de soul, de gospel, l’écart se creusait de jour en jour entre ce que j’aimais et ce que je jouais. Je me suis senti libéré quand j’ai finalement quitté le groupe. Je suis parti pour Irvine, à une heure au sud de Los Angeles, où j’ai suivi des cours de creative writing. A tout hasard, j’avais quand même embarqué ma basse. Car c’est dans mon sang. Même si je devais partir au bout du monde, je ne pourrais pas renier cet héritage paternel. J’ai été tenté par les études médicales, par le droit car j’adorerais être logique mais à chaque fois, j’ai baissé les bras, incapable d’échapper à la musique.
Avais-tu besoin de changer d’environnement, de rompre avec les punks ?
Je voulais grandir, j’allais à Irvine pour attendre un déclic. J’habitais à Los Angeles depuis trop longtemps, je n’en pouvais plus de vivre avec mes parents, j’étouffais. Il fallait une cassure nette, que je rompe avec mes amis d’enfance. Jusqu’à 18 ans, nous étions unis comme les doigts de la main. Mais notre bande a fini par voler en éclats. J’étais tellement embrigadé dans le punk-rock que j’avais rejeté en bloc Johnny Cash, John Lee Hooker, Al Green, Muddy Waters ou The Carter Family… C’est pourtant chez eux que j’ai fini par voir la beauté en débarquant à Irvine. J’avais alors besoin de choses plus complexes en matière de musique que deux accords et quelques slogans. Je me suis mis à écouter Cream, j’adorais cet équilibre entre la luxuriance de la musique et la noirceur ou l’ironie du propos. J’ai retrouvé ça des années plus tard chez Morrissey.
Aux Etats-Unis, toute une génération de groupes issus du punk des Palace Brothers à Spain est revenue à sa façon aux musiques traditionnelles. Fallait-il tout casser pour reconstruire ?
Grâce au punk-rock, nous avons compris que tout le monde pouvait jouer de la musique, qu’il n’y avait pas forcément besoin de beaucoup de compétence et de matériel. En ce sens, c’était un retour à la musique d’avant-guerre, à la country et au folk. Grâce au punk, la musique est revenue aux gens de tous les jours, a échappé à l’industrie du disque. Nous avons découvert un sens de la communauté qui avait disparu. Malheureusement, ce que nous pensions combattre l’autoritarisme, l’injustice, la discrimination est vite devenu le lot quotidien du punk. Les punks avaient la même étroitesse d’esprit que leurs ennemis. Mes copains avaient l’impression que je les trahissais, les insultais quand j’achetais un disque de Marvin Gaye. « Hey, Josh, tu oublies : il faut jouer vite, se défoncer pour les kids, personne ne tuera le punk-rock ! » J’avais beau leur expliquer que tous les artistes enregistrant pour des multinationales n’étaient pas des pourris, ils ne voulaient rien savoir. Les albums d’Ornette Coleman enregistrés chez Atlantic sont magnifiques et pourtant, je devais les écouter en cachette. Officiellement, il fallait se cantonner à Black Flag, Circle Jerks ou Minor Threat, que j’adorais.
La musique était omniprésente dans la famille Haden. A quel moment est-ce devenu une passion personnelle ?
J’ai été exposé à la musique le jour même de ma naissance et j’ai écrit ma première chanson à 3 ans. Je n’ai jamais eu à y réfléchir : la musique était mon quotidien. Et logiquement, à 8 ans, je me suis mis à acheter mes propres disques : Pink Floyd que mon père m’avait emmené voir en concert , Queen et Devo. Mon père était affligé que j’écoute des choses aussi niaises, il a atteint un niveau de musicalité que peu de musiciens de rock peuvent imaginer. Ma phase punk, c’était sans doute une rébellion contre son professionnalisme, ma façon de couper les ponts avec son jazz. Je le forçais à écouter les Ramones ou Public Image et lui me répondait « Ouais, c’est pas mal, mais je préfère quand même tes albums de Minutemen. » Impossible de le choquer.
Jouait-il à la maison ?
La contrebasse de mon père était à notre disposition. Il y avait toujours quelqu’un en train de jouer dans une pièce ou une autre, que ce soit du piano ou de la basse. Je ne sais pas si c’est un privilège ou une malédiction. Car ça rendait les relations avec les autres enfants difficiles, il y avait un fossé entre eux et moi : ils n’arrivaient pas à comprendre notre style de vie, notre passion pour la musique. Aujourd’hui, je joue avec Spain, et deux de mes s’urs Petra et Rachel sont membres de That Dog… Quand j’ai démarré Spain, elles venaient de former le groupe et le soir, j’allais dans leur chambre écouter les nouvelles chansons. Ma troisième s’ur, Tonya ce sont des triplées , joue parfois avec nous. Mon père adore l’album de Spain, il l’a même fait écouter à Ornette Coleman, qui aime beaucoup.
Qu’est-ce que la musique de Spain a retenu du jazz ?
Les chansons de Spain sont très compliquées dans leur simplicité. Même s’il est un virtuose, mon père n’a jamais eu honte de rester simple : j’ai retenu ça de lui et de ma jeunesse punk. L’ambiance que je cherche à donner aux chansons est très difficile à recréer, à maîtriser. Nous bossons dur pour rester simples, car nous pourrions nous laisser embarquer par notre technicité. C’est pour ça que j’ai toujours le dernier mot, le groupe doit être derrière mes chansons. Les autres doivent parfois me trouver un peu dictatorial, mais je n’y peux rien : je sais exactement où nous devons aller et comment nous y rendre. Moi seul peut le voir. Mais je sens qu’ils adorent mes chansons, qu’ils me font confiance. Ils comprennent ce besoin de simplicité, comme dans le blues. Là aussi, la musique est très répétitive, ce qui ne l’empêche pas de véhiculer des sentiments très complexes.
Le nom Haden est-il parfois lourd à porter ?
Ce n’est pas aussi dur que pour Jeff Buckley, je peux facilement ignorer les comparaisons. Je partais parfois en tournée avec mon père quand j’avais 4 ans. A l’époque, bien sûr, je ne réalisais pas à quel point il était un musicien important : c’était mon papa, point. Et aujourd’hui encore, même si je connais son statut, il reste mon père, mon pote avant d’être un grand musicien. J’ai toujours été fier de lui, je ne manquais jamais une occasion de lire ses interviews. Même quand je n’écoutais que du punk-rock, j’adorais toujours ses disques. Un de mes meilleurs copains, le fils de Don Cherry, me raconte sans arrêt des soirées chez ses parents, où mon père venait jouer. A la maison, c’était trop petit, on ne pouvait pas recevoir de musiciens.
Quels souvenirs gardes-tu de cette époque ?
J’étais une petite teigne, plutôt précoce. Je me disputais violemment avec ma mère, avec qui je vivais après le divorce de mes parents. Je ne supportais pas les ordres, préférais l’affrontement. J’étais le seul homme au milieu de ma mère et mes trois s’urs, ce qui m’a beaucoup marqué : il n’y avait pas l’ombre écrasante d’un paternel, j’ai appris à connaître les femmes et leurs difficultés beaucoup mieux que le mâle américain moyen. Toutes les quatre étaient terriblement indépendantes, elles m’ont parfois fait vivre l’enfer. Mes s’urs sont nées quand j’avais 3 ans. S’occuper de triplés prend beaucoup de temps, si bien que je me suis retrouvé sur la touche. Je n’en voulais à personne, mais je me suis souvent senti très seul. Je montais dans ma chambre et me repliais sur moi-même. J’ai ainsi appris à lire tout seul. Les autres enfants pensaient qu’on vivait dans une communauté et ont tous craqué en réalisant que ce n’est qu’une chimère : moi, au moins, je n’ai jamais eu d’illusions, je savais que j’étais tout seul, que je ne pouvais compter que sur moi. Mais c’était un choix, je n’en ai jamais voulu à qui que ce soit : j’y prenais même plaisir.
Ressentais-tu le besoin d’échapper au cocon, d’expérimenter ?
C’était notre leitmotiv avec mes copains : nous démarquer de nos parents. Ce qui ne nous a jamais obligés à cambrioler des supermarchés ou à jeter des voitures volées d’en haut d’une falaise. On se contentait d’essayer les drogues, de traîner toute la nuit en revenant des concerts punks. C’était vers 81 j’avais 15 ans et il suffisait que Black Flag joue à Los Angeles pour que la police débarque en force, que ça finisse en émeute. Je regardais les bagarres, faisais un peu de stage-diving, mais je n’étais pas un meneur. Je venais d’entrer en seconde, je cherchais à faire partie d’une clique mais personne ne me prenait au sérieux : « Ferme ta gueule, petit menteur, on sait bien que tu ne peux pas être le fils de Charlie Haden. » Heureusement, une bande d’obsédés de musique m’a adopté. Certains sont aujourd’hui membres de Jawbreaker, de That Dog ou professionnels de studios. On passait notre vie à jouer dans les fêtes, à échanger nos musiciens. Nous étions tous nuls en sport, refusions l’esprit de clocher propre aux écoles américaines. On avait les cheveux teints, des anneaux dans le nez : pour les autres écoliers, nous étions les irrécupérables et on nous fichait la paix. On séchait les cours pour traîner dans le quartier de Melrose où j’habite aujourd’hui. C’était excitant de découvrir l’indépendance, de traîner dans cette rue haute en couleur. Le week-end, on allait à Westwood car il y avait d’incroyables concours de breakdance, auxquels un copain à nous participait.
Ecrivais-tu déjà ?
Des chansons, des nouvelles, des poèmes… De temps en temps, je me replonge dans mes vieux cartons et j’ai franchement honte de moi. Ecrire me paraissait une occupation tout à fait normale, car je voyais sans arrêt mon père griffonner ses partitions. C’est, pour moi, un plaisir et une nécessité. Je ressors lessivé de mes séances d’écriture car je refuse d’ignorer la tristesse qui découle forcément de ces explorations intimes. Ça explique le côté très mélancolique de ma musique. Jamais de ma vie je n’avais encore été entouré d’autant de gens dépressifs et paumés, c’est vraiment dans l’air du temps. Et les médias, eux, continuent leur cirque comme si de rien n’était, se contentent d’offrir encore et toujours des films et des émissions d’évasion. S’échapper de la réalité : l’industrie du spectacle n’a que ces mots à la bouche. C’est comme une drogue, on crée des paradis artificiels pour les gens. C’est censé rendre la vie plus facile, en évitant aux gens de trop réfléchir à leurs émotions. On repeint le noir en rose, c’est suicidaire. Ça ne me dérange pas de regarder une comédie futile. Mais je sais que ça ne comptera que le temps que ça durera. Tandis que certains livres me hantent pendant des semaines. Quand je sens que les créateurs musiciens ou cinéastes cherchent à atteindre le portefeuille plutôt que l’âme, je le vis comme une trahison. Je suis trop sensible pour refuser de voir mes problèmes en face. Certaines expériences d’enfance laissent des marques cruelles (silence)… On me reproche de me créer des problèmes, d’entretenir ma mélancolie. Mais je sais pertinemment d’où vient le mal, j’ai eu suffisamment de temps seul pour m’ausculter.
L’écriture est-elle une aide ?
Je n’écris que pour ça, c’est ma seule forme de thérapie. Ça et les interviews. J’en profite pour faire de l’auto-analyse, je ne peux pas me dérober, je suis obligé de trouver les mots pour expliquer mon incapacité à vivre dans la société. J’ai beaucoup moins de difficultés à parler à un journaliste qu’à mes meilleurs amis. J’ai vu des tas de psychiatres, aucun n’a été capable de m’aider. Pas plus que mes chansons, d’ailleurs. J’ai beau écrire encore et toujours que je suis incapable d’aimer, rien ne change. Pour moi, impossible d’avoir des relations stables avec qui que ce soit, de me sentir proche des gens. Je souffre d’une incapacité totale de communiquer de manière positive, de ressentir de l’amour pour qui que ce soit… Toutes mes liaisons se sont soldées par un échec cruel et systématiquement, c’est de ma faute. Enfin, je le ressens ainsi. J’en parle avec mes s’urs, elles ressentent les mêmes blocages. Elles à 25 ans, moi à 28. C’est effrayant. Je suis même incapable d’écouter notre album, je trouve ça presque indécent.
T’attendais-tu à trouver un public pour ces chansons si personnelles ?
Je les trouvais trop subtiles, trop tranquilles pour attirer l’attention de qui que ce soit. Ce son, je l’ai trouvé un soir où je m’étais fait larguer par une fille. Je ne m’attendais même pas à trouver des musiciens, une maison de disques, un public. Heureusement, quelques groupes nous avaient préparé le terrain : Nick Drake, les Cowboy Junkies, Red House Painters, Mazzy Star… C’est grâce à leurs disques que je me suis accroché. Parce que jusqu’alors je ne jouais de la musique que pour moi, c’était ma seule façon de m’exprimer. Si personne n’appréciait mes chansons, je continuerais pourtant à les écrire, car c’est vital pour moi. Ça colmate des petites brèches mais au fond ça ne guérit rien.
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