Le collectif Soundwalk crée des oeuvres électroniques et poétiques à partir de fragments sonores captés à travers le monde. Cet été, ils ont navigué en mer Noire, sur les traces de Jason et Médée.
« Je viens d’enregistrer un vieil homme. Il avait du mal à parler, il suffoquait, on aurait dit qu’il allait mourir. Et puis tout d’un coup, un chant religieux a commencé. C’était magnifique, comme une rédemption », explique Simone en surgissant de la cabine de La Vicomtesse, voilier de vingt-trois mètres qui vogue au large de Balaklava, en Crimée, sur la côte ukrainienne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il est près de midi. Le soleil cogne. Le jeune ingénieur du son sort d’une séance de « scanning ». Chaque matin et chaque soir, Simone prend place dans un petit recoin de la cabine et enregistre les ondes hertziennes qu’il capte à quarante kilomètres à la ronde avec l’antenne surpuissante disposée sur le mât du bateau. Radioamateurs, messages lancés par la police, les hôpitaux, les taxis au travail ou les hôteliers, dédicaces sur la FM… Il surprend des bribes de conversations, des voix, des musiques qu’il enregistre et compile méthodiquement, territoire par territoire. Il s’attarde sur les textures qui l’intéressent et essaie de composer un paysage sonore le plus fidèle possible au pays traversé, en inventoriant les bruits qui traînent depuis la mer.
« Ce que j’enregistrerais à New York serait radicalement différent de ce que j’obtiens ici, explique-t-il. Dans cette partie de l’Ukraine, le niveau sonore a augmenté, les gens sont plus excités qu’en Turquie, où nous étions il y a quelques jours. Qui parle est aussi très important : on entend très peu de femmes, ici. Elles ne travaillent pas, elles n’ont pas la parole. Ce que tu peux écouter d’un pays te donne une idée de son organisation. »
Sur le pont, casque sur les oreilles, Stephan Crasneanscki, tête pensante de Soundwalk Collective, lève les yeux de son ordi portable et sourit à son ingé son. Il sait que la réussite du projet tient à la qualité de cette pêche quotidienne, à ces fragments anthropologiques et poétiques compilés de façon méthodique à chaque fois que le bateau approche un nouveau territoire, un nouveau port. Mêlés à des beats électroniques, des samples de la mer et des enregistrements de musiciens ou d’écrivains locaux, ces fragments serviront de matériau de base à Médée, la nouvelle pièce sonore du collectif.
La mer Noire, capricieuse et imprévisible, à l’image de Médée
Deux ans après Ulysses’ Syndrome, qui retraçait le parcours du héros grec, Soundwalk s’est lancé dans un projet un peu fou : revisiter de manière sonore et contemporaine le mythe de Médée, l’un des récits les plus sombres et sanglants de la Grèce antique, émaillé de meurtres, de voyages et de trahisons. Parti avec les Argonautes à la recherche de la Toison d’or, Jason séduit Médée, la magicienne caucasienne. Elle lui confère des pouvoirs qui lui permettent de s’emparer de la Toison. En échange, il a promis de l’épouser. Mais il la trahit, il en épouse une autre, provoquant la fureur et la vengeance de Médée.
Sur les traces de Jason, Stephan et son équipage ont donc embarqué il y a deux semaines à Istanbul, sur la mer Noire. Une mer peu saline, capricieuse et imprévisible, à l’image de Médée. Pour les Grecs, elle menait à la fin du monde connu. Le bateau vient de quitter Sébastopol, une ville portuaire aux constructions blanches de style XIXe.
Son, texte et déclinaison visuelle
Partout, les restes du communisme sont palpables. Des statues de Lénine ou de soldats gigantesques ornent l’entrée du port. Une dizaine de personnes vivent à bord du voilier : en plus de Stephan et des deux ingénieurs du son Simone et Kamran, on trouve Arthur Larrue, un jeune prof de français en fac qui vit à Saint-Pétersbourg et écrit les textes qui accompagneront le livret de Médée.
Vincent Moon, réalisateur de films musicaux, collaborateur de la Blogothèque, est chargé de la déclinaison visuelle du projet. Sur le pont, il filme de longues heures la mer Noire, ses textures ondoyantes, sa noirceur fascinante, hypnotique. Romain, expert maritime, se charge de la communication avec les ports et autorités locales, pas toujours aisée. Régulièrement contrôlé, l’équipage doit souvent tout démonter à la hâte et planquer les scanners.
« On est à la limite de la légalité avec notre matériel, explique Stephan. Les autorités n’aiment pas que l’on puisse enregistrer les conversations de la police, par exemple. En Russie, on passerait pour des espions. »
Jake, le troisième ingé son de Soundwalk, est donc parti seul et incognito à la frontière russo-géorgienne, avec un scanner portatif. Il a pour mission de ramener des enregistrements de voix russes.
Géraldine Sarratia
{"type":"Banniere-Basse"}