Révélation du printemps et invitée de plusieurs festivals cet été, la jeune Franco-Algérienne Souad Massi combine folk et tradition, avec un goût subtil pour les mélodies nerveuses et un penchant pour les révolutions de velours. Sur son premier album, Raoui, il n’y a rien à jeter. A part les mouchoirs.
On ne peut plus présenter une nouvelle chanteuse sans lui ventouser deux références américaines. Souad Massi n’a donc pas échappé à ce paresseux jeu de rôles, vite estampillée « Tracy Chapman algérienne » ou « Rickie Lee Jones de Bab-el-Oued » par des médias que le succès surprenant (10 000 exemplaires vendus en quelques semaines) de son premier album, Raoui, aura gentiment cueillis à froid.
Une fille accompagnée d’une guitare sèche (ou bordée par un groupe de musiciens économes), des chansons qui s’écoulent le long de la frontière fertile entre folk et ballades méditerranéennes : il n’en fallait pas davantage pour qu’on penche quelques marraines illégitimes sur son berceau. Souad joue les candides sur le sujet (sa culture a quand même pour fondation quelques boiseries country d’Emmylou Harris ou Kenny Rogers) et préfère irriguer en solitaire ses racines, laissant à d’autres la liberté d’imaginer son arbre (généalogique) musical, à condition que d’aussi lourds branchages ne finissent pas par lui faire de l’ombre.
Souad Massi sait ce qu’elle veut. Cette jeune Kabyle algéroise (28 ans), installée en France depuis deux ans, compose et écrit en français et en arabe avec pour seule méthode un instinct constamment en éveil. Raoui a bénéficié d’une production calibrée par un arrangeur, Bob Coke, qui n’a pas l’âme d’un poète, mais elle a veillé à recréer au plus juste les tremblements originels consignés dans une première K7, enregistrée en 1998 en Algérie.
Pénélope exilée, elle tisse une toile où l’oud (le luth arabe d’Hamid Djouri) répond aux cordes électriques et où la derbouka maghrébine et les tablas indiens donnent la mesure à la rythmique kabyle ou à la batterie rock. Quant à sa voix, elle irradie dès le premier souffle ces mélodies à la douceur trompeuse, rappelant Feyrouz, la diva libanaise ou, plus proches de nous, les intellos berbères de Djurdjura.
Le versant français de la Méditerranée, on ira éventuellement le chercher au détour des thèmes abordés à coups de mots prudents, aux accents graves : dans le répertoire faussement naïf d’une Anne Sylvestre pendant la guerre d’Algérie ou chez Françoise Hardy, pour la manière subtile de mettre en vers légers des états d’âmes qui le sont moins. Mais ce ne sont que des propositions : la personnalité de Souad Massi transcende tout et s’embarrasse, comme on l’a dit, d’un minimum de bagages référentiels.
Ce disque, Raoui, c’est avant tout son histoire, comme en témoigne le livret du disque parsemé de photos de famille et de lettres touchantes envoyées du pays. Un carnet de bord intime, l’inventaire méticuleux et pudique, parfaitement maîtrisé quant aux sentiments, de toutes les émotions et impressions glanées ici et là-bas. Quatorze chansons dont certaines, particulièrement à vif, feront pleurer les nostalgiques (anciens et nouveaux) du beau pays perdu et saisiront les ventricules de tous les autres. Raoui : un disque vivant universel.
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Souad Massi : Je suis née à Bab-el-Oued, le quartier le plus populaire et le plus métissé d’Alger. Très jeune, j’écoutais le chaâbi, la musique qu’affectionnaient mes parents originaires de Kabylie. Ma première culture musicale m’a été transmise par El Hachemi Guerrouabi (un des maîtres encore vivants du genre), et comme partout dans l’Algérie des quartiers populaires, il y avait à la maison des disques des comédies musicales hindi. Mais j’ai cessé d’écouter les musiques arabes et orientales dès l’âge de 13 ans, ma crise d’adolescence s’est accompagnée d’une rupture radicale avec toutes les musiques qu’on écoutait autour de moi. J’ai plongé dans l’univers de la vieille country américaine… Alors que les amis de mon âge étaient dans le rap, le raï ou le r’n’b.
Vous êtes arrivée en France en même temps que les rappeurs des groupes Intik ou Hamma. Vos chansons marquées par la violence algérienne sont néanmoins plus douces, moins radicales.
Je crois au contraire que chanter l’amour est l’arme la plus radicale pour s’opposer à la guerre. Avec mes amis d’Intik et de Hamma, nous faisons partie d’une même génération qui a fait d’un dicton populaire sa devise de survie : « Khelet’ha tessfa » qu’on peut traduire par « pour y voir plus clair, ne pas hésiter à s’enfoncer dans la confusion ». Nous étions sous pression mais, en même temps, nous en avions marre d’avoir peur. Moi, je me foutais de mourir à 20 ans. Je suis issue d’une famille classe moyenne touchée de plein fouet par la crise, une famille de six enfants où j’ai eu la chance d’avoir des frères qui m’ont aidée à franchir le cap difficile de l’adolescence tandis que le pays sombrait dans la violence. C’est mon frère Hassan, l’artiste de la famille qui a fait ses classes dans des écoles de musiques arabo-andalouses aussi prestigieuses que celles d’El Fakharjia et d’Essendoussia, qui m’a poussée à l’accompagner au Conservatoire pour apprendre à jouer de la guitare. Toute la famille est au courant, sauf mon père… Mes rapports avec lui étaient conflictuels, je n’ai jamais pu lui dire à quel point je l’aimais aussi. Mais la folie s’était emparée de tout le pays, et dans tous les foyers il fallait choisir son camp. J’étais plus proche de ma mère parce qu’elle était fragile. Je la considérais comme ma petite s’ur.
Comment votre père a-t-il réagi à votre succès ?
Bien. C’est un drôle d’homme, il est tellement introverti ! Avec lui, le jeu du chat et de la souris a duré des années. J’ai fait trois ans de solfège, il ne se doutait de rien. J’ai commencé à Alger à jouer dans des groupes de flamenco ou de rock, comme Atakor, et à me produire sur scène sans que le cheikh (le paternel) soit au courant. En 1997, deux radios différentes ont invité le groupe Atakor en live. Pour ne fâcher personne, je suis allée en solo pour représenter le groupe dans une des deux stations. J’ai chanté en direct Raoui (Le Conteur), un texte que j’ai composé à l’âge de 17 ans comme un cri de détresse. Celui d’une adolescente qui, de peur d’être aspirée par le tourbillon de l’horreur, ne veut pas sortir de l’enfance. Je ne parle que de la guerre dans cette chanson, et les auditeurs qui m’écoutaient en cette nuit de la Saint-Sylvestre, fêtée sous couvre-feu, ont bien saisi le message. Le standard de la radio a explosé, dès le lendemain un producteur m’a proposé d’enregistrer une K7. En une semaine, avec l’aide de mon frère et de l’arrangeur des groupes rap algérois, Mustapha M’kerkeb, on a bouclé l’album de six titres. Comme Alger était sous couvre-feu, on était obligé de passer nos nuits au studio, avec une petite peur au ventre qui nous donnait beaucoup d’énergie. Pour mon père, j’étais chez ma cousine en train de réviser les examens de fac où je poursuivais sans trop y croire un cycle d’ingénieur en urbanisme. Trois semaines après la sortie de la K7, j’ai été invitée par la télévision algérienne.
Le lendemain de la diffusion, ma grand-mère paternelle débarque à la maison en larmes, et elle vend la mèche : « Mon fils, ta fille est une chanteuse merveilleuse. » Mon père tombait des nues. Il a posé sa main sur mon épaule, il était ému, il a juste dit : « Tu sais, je ne veux rien t’interdire, mais j’ai peur pour toi, avec tout ce qui se passe… » Et moi, tétanisée, je n’ai rien dit.
Dans votre album, il y a une réponse à votre père dans une chanson, Rani rayha (Je m’en vais), où les mots les plus doux relatent les confessions les plus dures. Votre nouveau public, qui n’est pas arabophone, doit passer à côté des subtilités de vos textes.
Je ne pense pas ; mon seul langage c’est la musique. Dans une chanson, les pulsations comptent plus que les mots. Peut-être que ceux qui me comparent à Tracy Chapman ont raison. Peut-être qu’à ma façon je parle de révolution. J’ai aimé Emmylou Harris sans rien comprendre au début à ce qu’elle chantait. De même je ne me considère pas comme une exilée à Paris, parce que l’exil je l’ai choisi alors que j’étais encore en Algérie, quand j’ai décidé volontairement d’écouter de la country plutôt que du raï ou du chaâbi. Paradoxalement, depuis que je suis en France, je me sens très proche de ma famille. Tout mon argent est passé dans les cartes téléphoniques. Je suis en contact permanent avec eux, ce qui n’était pas le cas quand j’étais encore là-bas. Quand je suis passée chez Drucker, ils se sont tous téléphoné pour ne pas me louper. Ma mère était contente, mais elle m’a fait une remarque sur mon maquillage. « Fais attention, hein ! », m’a-t-elle sermonnée.
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Raoui (Island/Universal).