Acteur phare chez Peter Brook après avoir été footballeur, cycliste et danseur, Sotigui Kouyate revient sur son parcours, de ses racines africaines burkinabé à son métier d’acteur. Entretien avec un griot.
Comment es-tu venu au théâtre ?
Il serait peut-être plus juste de dire comment le théâtre est venu à moi. J’ai été footballeur international appartenant à l’équipe nationale de la Haute-Volta, l’actuel Burkina-Faso. J’ai aussi été boxeur et cycliste. Et puis, j’avais un ami qui était homme de théâtre et qui voulait absolument que je fasse du théâtre avec lui. Je lui ai dit que le théâtre ne me plaisait pas et j’étais en plein dans le football, dans la boxe, le cyclisme, la chanson, mon bureau qui me nourrissait Or, l’art n’a jamais nourri son homme. Un jour, il a monté une pièce historique du Burkina-Faso pour laquelle il avait besoin d’une danse guerrière. Il m a demandé de l’aider. Voilà simplement comment j’ai commencé au théâtre. Car, c’était un ami et je suis griot ; un griot ne refuse pas un service. Mais, ses comédiens ne savaient pas danser. Alors, j’ai été cherché des danseurs dans mes ballets. Mais quand j’ai voulu partir, mes danseurs ne voulaient pas rester. Alors, je suis resté et, à la création du spectacle, nous jouions dans le cadre d’une compétition culturelle et la compagnie a été primée. Et comme la pièce, par coïncidence, racontait l’histoire du royaume Mossi, l’ethnie la plus importante du Burkina-Faso, et que le chef de l’Etat d’antan appartenait à cette ethnie, c’était donc son histoire et l’histoire de son peuple. Il a voulu que cette pièce tourne dans tout le pays. Je ne pouvais pas laisser tomber mon ami. Alors on partait dans les provinces, on jouait la nuit, le lendemain je prenais un véhicule sur un chemin accidenté pour revenir faire mes matchs de foot en tant que capitaine. Et je me suis retrouvé malgré moi dans une compagnie pendant près d’un an. Après ça, il me dit : « je voudrais monter La mort de Tchaka Zoulou, pièce écrite par Seydou Bandian Kouyaté, ton oncle. Est-ce que ça te plairait de jouer ? » Alors, là? c’est une question de fierté humaine ! Et c’est une très belle pièce. Je l’ai fait et c’est ainsi que j’ai pris au théâtre et finalement, je suis resté lié à lui jusqu’à son départ au Mali quand il est devenu indépendant en 1960. Il a été appelé et il a voulu que je vienne avec lui parce que je suis malien d’origine, guinéen de naissance et burkinabé d’adoption et suisse aussi par alliance. Mais, je suis resté au Burkina-Faso. La France, à l’époque, nous envoyait des instructeurs, notamment des gens comme Robert Fouque, Georges Toussaint, Henri Cordrot en 66. Je ne comprenais pas leur langage. Je ne suis passé par aucune école de théâtre, ni par aucune école de cinéma. Ils me faisaient marcher d’une certaine façon, il fallait apprendre les ouvertures et les fermetures de geste Un théâtre où on est lié par des tas de techniques. Ça a mal tourné quand on m a dit de regarder le petit bateau sur le mur, bateau imaginaire, bien sûr. Tout le monde le voyait, mais pas moi.
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Tu apprenais les conventions’
Tous les autres voyaient ce petit bateau, sauf moi, j’avais l’air idiot ! Alors, j’ai quitté tout ça et j’ai créé ma compagnie en 66 et j’ai formé mes acteurs moi-même. J’ai commencé à écrire mes pièces. L’une d’elles, La complainte du caïman a eu un succès incroyable. Elle est citée dans la littérature burkinabé. J’ai écrit peut-être deux cents chansons et une douzaine de pièces de théâtre.
Peter Brook savait tout ça ?
Non, ils ne savent pas. Personne ne le sait.
De quoi parlaient tes pièces ?
De tout. J’ai inventé l’histoire de La complainte du caïman et dans la littérature burkinabé, ça a été cité comme une pièce d’inspiration historique. Ça veut dire que je touche les réalités, je touche l’histoire, je touche le quotidien. J’ai eu un problème avec le procureur de la République et, avant ça, c’était avec la police. Et même Sankara, pour la révolution, a utilisé une de mes pièces. A chaque ouverture de la télé, c’est cette pièce qui passait. Mais ils ont changé des choses ; ils disaient « à bas l’impérialisme, à bas le colonialisme ». Or, cette pièce, la dernière que j’ai écrite, s’appelait Le causeur de troubles, dont les personnages s’appelaient : J’ai cru, On m a dit, Il paraît. Sur la police et la corruption, j’ai écrit Barnabé le vaillant. Mais, c’est d’actualité dans tous les pays du monde.
J’ai également été un des premiers animateurs de la télé en direct au Burkina Faso, qui est le premier pays d’Afrique à avoir eu la télévision.
Mais derrière ça, j’étais fonctionnaire au Ministère du Travail et de la Fonction publique en tant que rédacteur de gestion, c’est-à-dire appartenant à un cadre régulier qu’on appelle les fonctionnaires, et j’étais chef de service de toutes les promotions et de tous les avancements des fonctionnaires du Burkina-Faso. Et c’est dans mon bureau que j’ai reçu l’appel de Mr Brook, par la personne de son assistante Marie-Hélène Estienne. Il m a connu à travers un film sur l’esclavage, qui s’intitule Le courage des autres, qui a eu l’Ours d’Or de Berlin en 1983. J’avais le rôle principal comme les gens aiment dire, parce que, pour moi, tous les rôles s’égalent. Il n’y a aucun dialogue. Pendant 90 minutes, tout passe par le silence. Ils m ont contacté par téléphone en me disant que Peter Brook souhaitait me rencontrer et m ont demandé de venir à Paris pour le rencontrer, ainsi que Marie-Hélène Estienne et Jean-Claude Carrière. C’était en juin 1983 et je suis resté avec eux dix jours. Ils en étaient encore au niveau de l’écriture du Mahabharata. Ensuite, j’ai dû repartir chez moi, attendre l’évolution du travail. J’étais informé régulièrement. Un an et trois mois plus tard, ils étaient prêts. Maintenant, comment le théâtre est venu à moi, avant même que Peter Brook m appelle D’abord, qui suis-je ? Je suis un griot. Et sur ma carte de visite, je mets griot avant acteur, parce qu’on ne devient pas griot, on naît griot. Et l’Occident a une conception trop erronée du griot.
Il y a peut-être une confusion avec le conteur, n’importe qui peut décider de devenir conteur.
N’importe qui peut être conteur, n’importe qui ne peut pas être griot.
Parce qu’il y a une transmission ?
C’est déjà transmis par le sang et il y a une complémentarité par ce qu’on appelle l’éducation. C’est comme l’arbre avec ses racines ; les racines nourrissent. J’étais donc footballeur international, j’étais capitaine d’équipe et j’avais mon ensemble instrumental, car j’ai été chanteur avant d’être comédien ; j’ai été membre de la Sacem en tant qu’auteur-compositeur-chanteur en 1965, et j’avais mes Ballets puisque j’ai été directeur artistique du premier Ballet National du Burkina-Faso et danseur en même temps. Lesquels Ballets ont eu l’honneur d’accueillir Georges Pompidou quand il a remplacé Charles De Gaulle et qu’il faisait ses visites en Afrique. Quand Brook m a appelé, j’ai laissé toutes ces occupations.
Et tu les a laissés pour une période que tu pensais être celle du Mahabharata ?
Exactement, ils m avaient dit que c’était pour une année. J’ai pris une disponibilité d’un an sans solde. Mais en un an, le Mahabharata n’était pas fini. Or, dans mon éducation, dans mon initiation, il faut aller au bout de ce que tu entreprends. C’est sacré chez nous. Alors j’ai demandé une prolongation, l’Etat m a accordé une deuxième et dernière année. Et, celle-ci terminée, le Mahabharata n’était pas terminé. Alors, ou je me trouvais révoqué pour absence irrégulière, ou il fallait que je démissionne. Alors, j’ai demandé ma retraite par anticipation, ce qui n’a pas été sans perte matérielle. Parce que j’avais 29 ans de service et il me manquait seulement une année pour boucler les trente ans qui me donneraient la pension complète.
C’était un choix risqué.
Oui, comme quoi dans la vie, il faut avoir foi dans ce que l’on fait. Je suis surtout sur mes principes. Puisque mon papa, de son vivant, ne regardait jamais derrière lui pour arriver à destination. Et je reste fidèle à cela. En Bambara, il y a un proverbe : « Commencer une chose est trop facile, ce qui est difficile c’est d’aller au terme de ce qu’on a entrepris. » Je suis allé au bout. On m a accordé la retraite par anticipation avec une pension proportionnelle qui était symbolique. Mais je ne le regrette pas. Même cette période de souffrance quand le Mahabharata s’est fini. Je n’étais pas connu et l’acteur africain n’était rien ici. Il fallait la foi qui n’est pas religion, qui est la force, le courage en soi, de croire en ce qu’on fait et de persévérer. Accepter que la souffrance fait partie de la vie ; je n’avais jamais connu de chômage dans ma vie, sauf à Paris, dix mois. C’était très difficile pour moi qui n’avait jamais connu ça, avec huit enfants derrière et mon père, puisque j’assumais la ration de mon père, de ma famille.
Quel est alors ton terrain d’entente avec le théâtre tel que le pratique Peter Brook ?
Je ne vois pas de différence. Si Peter a fait appel à moi, que je suis venu et que par la force des choses je suis resté, c’est que nos chemins se complétaient. Peter est quelqu’un qui est allé à la rencontre des peuples. Lui-même est d’origine russe, britannique de naissance, et il est venu s’établir ou plutôt se développer en France. Et il ne s’est pas enfermé ni dans la culture anglaise, ni dans la culture française, ni dans la culture européenne mais il s’est ouvert à la culture universelle. Il a d’ailleurs créé un Centre International de Création Théâtrale et avant ça un Centre International de Recherche Théâtrale. La vie elle-même n’est que recherche. Voilà pourquoi en Afrique on dit : « Quand tu sais que tu ne sais pas, tu sauras, mais quand tu ne sais pas que tu ne sais pas, tu ne sauras jamais. » Peter n’a jamais dit qu’il savait. Et quand je suis avec Brook, je lui dis : considérez-vous comme un illettré et moi comme un ignorant. Avec Brook, il n’y a pas de différence, au contraire, il y a de la complémentarité ou de l’affirmation et de la confirmation. Il a été dans mon pays, dans ma ville de naissance, il a approché ma culture. Il s’est nourri de toutes les cultures. Il est allé au Niger, en Iran, en Irak, au Pakistan, en Chine, au Japon, en Inde. J’ai fait l’Inde deux fois avec lui. C’est quelqu’un qui s’est ouvert. Il y a beaucoup de choses qui me rapprochent de Peter. Pour que tu comprennes, je vais te donner une définition du griot. Il n’y a de griots que les anciens pays de l’empire Mandingue. Ce sont cinq pays : le Mali actuel qui était le Soudan français, la Guinée, le Sénégal, le Burkina Faso et le Niger. Et tout le nord de la Côte d’Ivoire. Le griot, qui veut dire « le sang qui coule », cherche son origine, son histoire, jusqu’au IXè siècle, tandis que l’empire mandingue émane du XIIIè siècle où a débuté le nom Kouyaté. Alors, le travail du griot, c’est la mémoire du continent africain. Il avait la responsabilité de transmettre l’Histoire de génération en génération puisqu’il n’y avait pas d’écriture mais la transmission passait par l’oralité. Ce sont des généalogistes. Quand quelqu’un me dit son nom de famille, je lui dis toutes ses origines. Et ce sont des médiateurs. Quand ça ne va pas entre deux pays, ce sont les conseillers des rois, les maîtres des cérémonies chargés de l’organisation de toutes les cérémonies, de la naissance, du mariage au baptême, jusqu’au décès. On ne frappe pas un griot. C’est un sacrilège de porter la main sur un griot. S’il y a la guerre, on ne tire jamais sur un griot exprès, il peut prendre une balle perdue, mais volontairement, jamais. Ils sont habilités pour intervenir durant les guerres. Donc, le griot a tout le temps uvré pour le rapprochement des peuples, pour l’union de ces pays que je t’ai cités. Au Niger, au Mali encore, quand tu vas demander la main d’une femme en mariage, on te demande : mais où est ton griot ? Il faut l’intermédiaire, le griot, parce que le jour où ça ne va pas dans le couple, c’est le griot qui intervient. Chaque famille a son griot. Donc, ma vie, mon devoir est d’unir et rapprocher les gens. Voilà pourquoi on dit que le griot n’a pas de patrie et que tous les lieux où ses jambes peuvent l’amener sont ses patries. Donc, le griot que je suis n’a pas de barrières. Or, Brook, je ne dirais même pas qu’il a brisé les barrières, il n’en a pas. Je ne suis pas Brook mais je lui ressemble. On a tout en nous pour être ensemble, pour nous comprendre, plutôt que le contraire.
Du coup, c’est un personnage difficile que tu as dans Le Costume, puisque tu es celui par lequel le couple se déchire.
Absolument. Voilà pourquoi les rôles sont parfois lourds de conséquences. Mais c’est aussi intéressant. Voilà pourquoi il est difficile d’être acteur. Il faut dominer sa nature. Comme me disait mon père : « Ta première victoire, c’est ton combat contre toi-même. La victoire, tu dois la gagner sur toi-même. Si tu la gagnes sur toi, tu la gagnes sur le monde. » Il faut pouvoir aller contre sa nature, si cela ne conduit pas à une destruction. Pour interpréter des rôles comme Maphikela dans Le Costume, si on pense au mal seulement, on peut dire que c’est un malfaiteur parce qu’il a voulu mélanger le couple. Mais c’est peut-être quelqu’un qui a voulu éviter autre chose, parce qu’il aimait ce couple. Il l’admirait car le sien ne lui ressemblait pas. Il le dit d’ailleurs : « Mathilda et Philemon, c’est autre chose. C’est pas comme chez nous. Mais il s’est trouvé bousculé par sa femme, car c’est elle qui commande. » D’ailleurs, en Afrique, on dit : il y a onze forces fondamentales dans l’existence, mais l’homme n’en a que neuf, seule la femme a les onze. C’est la procréation qui fait la différence. Et la femme est sacrée en Afrique, elle est divine. Donc, Maphikela est sous l’emprise de sa femme. En plus, Philemon est son ami, il sait que ce truc se passe chez lui. Ce n’est pas de gaîté de c’ur qu’il est allé annoncer ça, comme s’il sentait aussi les conséquences.. Comme Philemon ne renvoie pas sa femme tout de suite, ne l’a pas battue, il pense que ça va s’arranger. Mais Philemon a pris des mesures machiavéliques, à l’insu de Maphikela. Il donnait l’impression que tout allait bien. Jusqu’au jour où il a été témoin de cette fête : le costume est là et Maphikela a oublié cette histoire puisque son ami ne lui a jamais rien dit à ce sujet. Alors, le jour de cette fête, il demande : « Que se passe-t-il chez vous ? » Maphikela a la mort dans l’âme, mais je ne peux pas trop surjouer ça.
Il est vraiment le messager de la mort puisqu’elle meurt.
C’est là qu’il dit à son ami d’aller boire un coup et il le sermonne : « Ce que tu as fait n’est pas bien, maintenant tu dois mettre fin à ça. Oublie ce qu’elle a fait, rentre chez toi et pardonne. » Philemon comprend ça et il est d’accord. Il veut rentrer et pardonner, mais il est trop tard. Voilà le drame. Donc, on peut penser que Maphikela est un fauteur de troubles, mais en même temps il aime son ami. S’il ne lui dit pas et que son ami l’apprend par un autre et sait qu’il était au courant, ce n’est pas un signe de bonne amitié. Il était dans une position très difficile. ..
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