Que va faire à Beyrouth, au Koweït, en Bosnie et en Asie centrale une artiste comme Sophie Ristelhueber, qui ne se dit pas reporter et à peine photographe ? Son autoportrait, en quelque sorte. Sous la forme d’une errance moderne à travers le monde.
Je ne comprends pas les gens qui continuent à acheter Géo ou National Geographic, qui regardent les grands paysages de Mongolie déjà vus cinquante fois : aujourd’hui, on connaît le monde sous toutes ses coutures. » En dépit de ces assertions, Sophie Ristelhueber ne reste pas chez elle. « Obsédée de géographie », elle avoue même un amour des cartes, une pulsion qui l’oblige sans cesse à aller dehors, un désir d’aller voir sur place. « J’ai participé à une exposition il y a quelques mois à New Delhi et soudain j’ai eu très envie d’aller au nord de l’Inde, sur les frontières montagneuses de la Chine et de l’Inde. Malheureusement, ça n’a pas été possible, c’était un peu court pour organiser un tel déplacement. Mais j’ai tout fait, administrativement, techniquement, pour y aller. Je ne me connaissais pas une telle capacité à vouloir voyager. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pourtant déjà été plusieurs fois dans l’Himalaya, peut-être que je n’y aurais rien fait, rien vu, mais en tous cas je voulais absolument y aller. »
C’est sans doute cette pulsion du dehors qui a donc amené Sophie Ristelhueber aux quatre coins du monde, et pas les plus tranquilles. Au Liban en 1982, en Bosnie, à plusieurs reprises entre 1991 et 1997, au Koweït, six mois après la guerre du Golfe : dans le livre Fait, publié en 1993, elle montre les cicatrices, les blessures d’un désert couturé par une guerre que certains ont pu dire virtuelle, pour ne l’avoir regardée que sur CNN. Un désert poubelle, rempli de barbelés, de caisses, d’éclats d’obus, de carcasses de chars explosés, balayés par les sables sous lesquels on suppose aisément la présence de cadavres. Récemment, elle est allée en Asie centrale pour entamer un travail sur les frontières : « C’est une région en crise, surtout depuis la chute du communisme. C’est sûr que là-bas aussi ça va exploser. Socialement, économiquement, il y a des choses à dire, à montrer. Mais moi, j’y allais pour réaliser un travail sur les frontières. A l’inverse des reporters, ce n’est pas l’actualité qui m’entraîne ici ou là, ce sont d’abord mes propres obsessions. » Obsession de la géographie et de la guerre civile, des terres en conflit avec elles-mêmes : Sophie Ristelhueber s’intéresse à des paysages en crise. A Beyrouth, elle capte les ruines de l’architecture moderne, à Srbrenica elle photographie, à quelques mètres seulement des charniers, des morceaux de campagne verdoyante. Une façon de tourner définitivement le dos au photoreportage : « Je suis tellement loin de l’actualité, des news, j’ai tellement l’impression de voir et de montrer autre chose, je fais un travail tellement différent de celui des photoreporters, même si j’ai souvent de l’estime pour ce qu’ils font, que je ne sens même pas la nécessité de m’en expliquer. » Ce qui ne l’empêche justement pas de se retrouver sur les terres ordinairement dévolues au photoreportage : après tout, il n’y a aucune raison de laisser la Mongolie à Nicolas Hulot ou Stéphane Peyron, ni le Liban ou la Bosnie aux reporters de guerre.
Preuve de sa singularité, la nouvelle exposition de Sophie Ristelhueber s’intitule Autoportrait et s’organise comme un arrangement d’images, comme une installation photographique : « Mes photos prises une à une n’ont pas grand intérêt à mes propres yeux. Je crois que je fais des photos honnêtes, mais comme beaucoup de gens. Ce qui m’intéresse surtout, c’est de les agencer. Que ce soit dans les livres ou dans les expositions, je conçois mon activité artistique comme un travail d’ensemble. » Plusieurs semaines avant l’exposition, elle nous présente son projet d’installation grâce à une petite maquette en carton, sur laquelle elle travaille depuis plus de six mois, réajustant les oeuvres, imaginant les proportions. Au fond de la salle, comme dominant le parcours, elle a photographié le détail d’une peinture du siècle passé, sans grande valeur artistique : le portrait d’une vieille dame assise dans un fauteuil, l’incarnation d’un monde ancien, rigide, sûr de ses valeurs établies. A l’inverse, elle dispose dans toute la salle des photos de paysages actuels, où la nature entre en conflit avec une architecture moderne passablement dégradée. Des images sans mention géographique, mais le plus souvent extraites de son dernier voyage entre l’Azerbaïdjan et le Tadjikistan : « Ce sont des terres exotiques, et en même temps assez proches de chez nous, mais en plus délabré. »
Dialogue entre l’Ancien et le Nouveau, entre la peinture et la photographie, entre les certitudes établies et l’errance dans le monde moderne. L’installation balance ainsi entre l’état du monde, sur lequel l’artiste n’a cessé de se pencher, et la tendance autobiographique qui anime toute une partie de son oeuvre. « Je voulais aussi revenir à moi. » C’est donc également un dialogue intime, de soi à soi, qui s’inscrit au coeur de cet arrangement d’images : une façon pour Sophie Ristelhueber de tracer son propre chemin de vie, entre son origine intellectuelle et sociale (une haute bourgeoisie parisienne, famille de médecins et de hauts fonctionnaires, plus la rigidité de ses racines alsaciennes) et son parcours plus roots d’artiste au long cours. Un cheminement où l’on voit les heurts, les coutures, les trajectoires brisées. Légèrement anxieuse avant son exposition, presque timide quand il s’agit de parler de ses oeuvres, Sophie Ristelhueber avouera une vraie réticence face à la parole : « Quand il s’agit de mon travail, j’ai des problèmes d’articulation. »
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