C’est en France que la nomade Sophie Moleta a trouvé refuge pour son second album, Dive. Nomade géographique mais aussi musicale, du classique au punk, de la techno au folk, cette sauvageonne est le mystère déjanté du printemps. Une Kate Bush du bush ?
Franchement, on ne s’attendait pas à ça. Une sauvageonne de 30 ans vêtue, sans le moindre souci d’élégance, d’une veste de jogging informe, coiffée jusqu’au-dessus des yeux d’un bonnet tue-l’amour, déboulant à l’interview juchée sur une trottinette. De l’art de pratiquer le contre-pied…
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Déjà, la pochette de Dive nous avait gentiment roulés dans la farine, les psaumes vespéraux de la demoiselle n’ayant pas grand-chose à voir avec cette esthétique Ikea. Pour autant, Sophie Moleta, on l’imaginait volontiers en frous-frous et dentelles, précieuse et écorchée plutôt que sportive et militante écolo. Tout faux. Pour elle, qui naquit en Nouvelle-Zélande et passa l’essentiel de sa jeunesse en Australie, vivre au grand air est primordial. « Là-bas, l’océan est d’une propreté incroyable, on s’y baigne et on en ressort purifié. Une fois, j’ai décidé de traverser le désert, de Perth à Melbourne il faut plus de quarante heures. Je m’arrêtais toutes les six heures, pour prendre de l’essence. Je voyais les Aborigènes sauter les barrières d’autoroute pour venir chercher de l’eau dans les stations-service, puis retourner dans le bush… »
Etrange attrait pour les grands espaces, pour les voyages au long cours, les périples initiatiques (elle a séjourné un an en Inde), alors qu’en écoutant son disque, on laisse d’emblée vagabonder son imagination vers quelque manoir solitaire, égaré dans une lande infinie, filmé l’hiver par un James Ivory viré subitement bressonien, plus soucieux de dépouillement janséniste que de joliesse de l’image et d’opulence des décors.
Peut-être faut-il, pour comprendre, piocher dans les souvenirs d’une enfance peu ordinaire, placée sous le règne d’une rigueur extrême. Un père mystique, versé dans l’étude de la Renaissance italienne (son pays d’origine), une mère aux racines allemandes, musicienne classique, accompagnatrice de chanteurs d’opéra. « C’est elle qui m’a appris le piano et ce n’était pas une partie de plaisir. Mes parents étaient des gens très sérieux. A la maison, on n’écoutait que du classique. Pour mes 14 ans, on m’a offert un poste de radio. Subitement, je me suis ouverte sur le monde. Je me suis mise à écouter les Sex Pistols, les premiers Bowie, à faire des trucs bizarres avec mes cheveux. »
De cette éducation ambivalente, de cette jeunesse dyslexique, mi-bohème, mi-puritaine, Sophie Moleta garde le goût fort du paradoxe : son jeu de piano, par exemple, est empreint de classicisme, mais cherche constamment, dans le dénuement le plus extrême, à s’ouvrir de nouvelles voies, à créer de nouvelles brèches. « Dans le piano classique, le feeling n’a pas sa place, seule la technique compte. Moi, je ne suis pas une virtuose, j’improvise constamment. Et puis, je n’échangerais pas mon Roland DX7 contre le meilleur piano du monde. » Fameux DX7, qu’elle trimballe avec elle de chambre de bonne en chambre d’hôtel, comme un stylo fétiche avec lequel elle consigne, sur un 4-pistes, des kilomètres de confessions.
Trust, son premier album, fut ainsi enregistré sur une période de sept ans, sept longues années d’une vie quasiment érémitique, consacrée aux voyages, à la méditation et à l’apprentissage de l’écriture, avant que l’envie ne la prenne de faire part au monde de ce journal intime en forme de divagations musicales. Pressé à seulement cinq cents exemplaires, Trust tombe néanmoins dans les mains des organisateurs parisiens du festival Les Femmes s’en mêlent, lesquels s’empressent de l’inviter. Voilà comment, en mars 1999, Sophie Moleta débarque en France. « J’étais déjà venue à Paris en 1993, ma s’ur y habitait. A l’époque, j’allais aux concerts de musique classique de Radio France et j’ai eu envie de travailler comme ingénieur du son pour cette institution. Quand je suis rentrée en Australie, je me suis spécialisée dans cette branche d’étude, avec en tête l’idée de revenir travailler en France. Mais en fait, je suis restée là-bas. » Pour mieux revenir, semble-t-il, puisque désormais, Sophie Moleta navigue entre Brighton et Paris : toujours ce besoin de rupture et cette fascination pour la vieille Europe, sa tradition artistique, sa frénésie urbaine qui gagne même les studios d’enregistrement.
Mis en boîte en seulement cinq jours, Dive sourd d’une drôle d’urgence, d’un climat de crise. « Il y avait énormément de tension durant ces sessions. A plusieurs reprises, ma voix s’est brisée et cette voix, c’est la part honnête de mon être, elle dit tout et surtout la vérité. Des choses se passaient en moi, des sentiments enfouis qui resurgissaient et que je ne pouvais pas cacher. Tout le monde était dépassé par les événements. » A commencer par Hector Zazou, le préposé aux manettes. Rapidement, il quitte le studio, incapable de supporter ce déballage intime, cette frénésie cathartique qui, sur disque, se traduit en chansons austères et tendres, en quelques accords d’un piano avare et d’un synthétiseur glacial, sur lesquels évolue en dérapages incontrôlés une voix de soprano enrouée, de diva à fleur de peau, forcée de puiser au plus profond d’elle-même les ressources pour continuer à chanter. Une diva qui ne manque pas d’ambition. « Avant d’entrer en studio, j’écoutais sans arrêt le Miss America de Mary Margaret O’Hara. J’avais dans l’idée de faire un album comme celui-là. Mais durant l’enregistrement, je me suis rendu compte que c’était impossible, que j’étais loin du compte. En fait, je veux être libre, je veux faire des disques à ma manière. » Et Kate Bush, alors ? « Je l’aime beaucoup et ça me flatte énormément qu’on me compare à elle. Avec Dive, j’ai poursuivi le processus consistant à devenir femme, j’ai accepté des choses que j’avais jusqu’ici soigneusement refoulées et sur ce plan, je me retrouve complètement dans les paroles de Kate Bush. »
Pour le reste, on est loin des orchestrations baroques, de la démesure géniale de Hounds of love ou The Kick inside. Sec comme un coup de trique, réduit à une peau de chagrin instrumentale, Dive fait souvent l’effet d’un glaçon roulant sur un derme nu, procurant des frissons dont on ne sait trop s’ils sont de bonheur ou d’agacement. Constamment sur la brèche, sur le fil du rasoir, ce disque convoque des forces qui dépassent jusqu’à son auteur. « J’ai de plus en plus l’impression que la musique ne vient pas de moi mais, je n’ai pas peur de le dire, de Dieu, ou en tout cas du plus profond de mon être. Auparavant, je travaillais beaucoup sur le besoin d’amour. Aujourd’hui que j’ai trouvé le grand amour, je suis beaucoup moins perdue. L’amour, c’est très positif pour la musique. »
Quant à une suite à Dive, rien de plus évasif. Pour l’heure, munie de l’enthousiasme d’une parfaite débutante, Sophie Moleta se jette partout, prête sa voix à des disques de dance, milite dans des associations de défense de l’environnement et prépare une tournée pour le mois de juin, où l’accompagneront un violoncelliste et un percussionniste. Toujours ce souci du peu, ce souci du moins, jusqu’à l’excès, jusqu’à l’extrême. Mystique, sensible, entière, Sophie Moleta séduit en jouant des défauts de ses qualités, à moins que ce ne soit l’inverse. Jusqu’au bout, cette fille restera un mystère.
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Dive (Telescopic/Le Village Vert/Wagram).
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