Dans son livre « Boulevard du Stream », Sophian Fanen a enquêté sur les dernières décennies de l’industrie de la musique chamboulé par l’arrivée d’internet en interrogeant plus de cinquante de ses acteurs. Un livre rempli d’anecdotes qui permet de mettre en lumière une époque tourmentée de l’industrie musicale pour mieux comprendre celle d’aujourd’hui.
L’installation du numérique dans la musique aura été un parcours lent, semé d’embûches, sans cesse par freiné un marché qui n’était pas prêt à accepter cette révolution musicale, technologique et idéologique. Dans Boulevard du stream, Sophian Fanen fait la rétrospective des dernières décennies de cet industrie marquée par l’arrivée du mp3 dans les années 90, en passant par Napster en 99, jusqu’à l’avènement progressif d’internet et du streaming, dans un livre bourré d’anecdotes alimentés par plus de cinquante acteurs interviewés. Ce cafouillage des acteurs de l’industrie comme des politiques laisse un boulevard au streaming qui arrive comme une fleur au cours des années 2000.
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Pourquoi avez-vous décidé de revenir sur cette époque?
Pour les Jours je m’intéresse au monde du streaming et ses changements, les relations entre les acteurs, la façon dont la musique circule. Le streaming a vraiment eu un impact sur tout parce que c’est la plus grande transformation de l’accès à la musique depuis les 78 tours. On est vraiment en train de vivre un moment comme ça. Dans les 20-30 premières années du 20eme siècle il y a eu le 78 tours et la radio qui ont complètement changé la façon de fonctionner de la musique, mais au début l’industrie était contre. Et là, avec le mp3 et le streaming on vit une sorte de double révolution à presque 100 ans d’écart, mais avec beaucoup de similarités. Je sentais le besoin de mettre tout ce qu’il y avait eu avant à plat. Surtout qu’il y a des choses qui sont très peu connues, comme le début de l’offre légale, la naissance de Deezer… Des choses qui n’étaient pas dites à l’époque.
Vous avez interviewé plus de cinquante acteurs de l’industrie musicale, aujourd’hui la parole s’est libérée ?
Plus l’histoire est ancienne et plus ils ont accepté d’en parler. J’ai eu des refus au niveau des politiques, notamment par les quelques députés de droite qui s’étaient opposés à la loi Hadopi sous le gouvernement Sarkozy. Et ceux qui ont vraiment refusé de me parler, ce sont les artistes. Ils ont subi cette époque, et en restent traumatisés. A l’époque, ils se sont retrouvés coincés entre leurs maisons de disques et leurs fans. Aujourd’hui les artistes sont beaucoup plus émancipés. Avec le streaming, les réseaux sociaux… ils ont des armes pour parler directement à leur public. Avant il fallait avoir d’un côté les canaux des maisons de disques pour rendre ces productions visibles et des attachés de presse pour parler au public. Maintenant tout le monde peut distribuer son disque, et il y a plein d’artistes qui remplissent de grosses salles en n’ayant pas de maison de disque. Il faut quand même toujours une maison de disque pour transformer un succès en carton, mais les artistes sont plus libres. Les maisons de disques deviennent des maisons de services, au service des artistes là où avant le rapport était inverse. Il y avait un rapport de salariat et de dépendance. Le contrat aujourd’hui est beaucoup plus équilibré. Il s’inverse même parfois, en France c’est le cas de PNL par exemple.
Pourquoi a-t-on mis tant de temps à se mettre au numérique ?
Personne dans la filière musicale n’était prêt à sauter le pas du CD au streaming, ce n’était pas imaginable. Une connexion ne se faisait pas. Il fallait que l’usage naisse des auditeurs. L’industrie musicale est conservatrice, mais toutes les industries le sont. Elle n’a pas été plus ou moins conservatrice que la presse ou le cinéma. C’est un monde qui va tellement lentement : il fallait d’abord accepter que le CD devait être enterré et que la période des fêtes et des voyages en Concorde était finis. C’est toujours les usagers qui forcent le monde de la musique à bouger, sinon il ne bouge jamais de lui-même. Si les internautes n’avaient pas bousculé violemment le marché avec le peer-to-peer, les échanges libres et le streaming, cela n’aurait pas cillé. L’industrie a commencé à bouger en disant « on y va à fond » il y a seulement deux ans.
Même cafouillage au niveau politique.
Pendant toutes ces années on a pas placé l’internaute dans l’écoute, on n’a fait que vouloir reconstruire le monde physique du CD, dans une version dématérialisé. On déplace le vieux monde du physique vers le monde numérisé mais cela reste un vieux monde obsolète. On commence à peine à construire un renouveau. Toute la bataille sur la loi Hadopi a été assez lamentable,une sorte de fuite en avant. En plus, c’est un moment où Sarkozy monte et où les politique promettent au monde de la musique un nouveau souffle, et sont condamnés à faire quelque chose. C’est ce moment où les gens sont convaincus qu’il faut faire un truc, mais ne réfléchisse plus à l’intérêt ni au pourquoi de la chose. Mais à chaque moment ça avait du sens, à ce moment-là, ça avait du sens. Tout ça est en construction. C’est une époque où le monde de la musique et le monde politique ne savait pas du tout où il allait. L’époque où le marché légal de la musique tourne autour des sonneries de téléphone. C’est ça le business de la musique à l’époque alors qu’on est en 2007 et que le streaming démarre !
Les plateformes de streaming accumulent de plus en plus de pouvoir, elles se transforment même de plus en plus en radios avec de plus en plus de podcasts, est-ce qu’on peut imaginer qu’elles puissent un jour se transformer en label et être directement en contact avec les artistes pour leur diffusion ?
C’est complètement une possibilité, c’est ce que Netflix a fait dans la vidéo, au début c’était un distributeur et maintenant c’est un gros producteur. Il n’y a rien qui empêche Spotify de produire un disque aujourd’hui, Apple Music a coproduit le disque de Frank Ocean (même si Apple lui a plutôt servi de tremplin ndrl). Après ce qui les empêche de faire, c’est que ça reste quand même des métiers spécifiques : parler aux artistes, produire de la musique, travailler avec des studios d’enregistrements, de son etc… il faut savoir le faire. Les artistes passent aussi par des bureaux de management. Mais cela ne veut pas dire que les maisons de disques vont disparaître. La distribution et la promotion peuvent être effectués par d’autres entreprises mais un bon directeur artistique change un disque. Je pense que plus les maisons de disques sont artistiques et plus elles vont perdurer.
On parle beaucoup de « nouveau souffle » de l’industrie musicale, la situation est stabilisée?
Les majors clament que ça y est c’est la fête, les beaux jours sont revenus, mais en fin de compte, elles sont très fragiles aujourd’hui. C’est un nouveau souffle pour le monde de la musique dans sa globalité, mais les majors sont en train de se transformer, sont très fragilisées et construisent moins leur futur. Avant tu finançais un disque et tu en gardais la propriété sur l’enregistrement sur le master. Les masters de Miles Davies, des Beatles, ça vaut un paquet de pognon ! Aujourd’hui les maisons de disques vont signer Booba en 50/50 mais c’est Booba qui va conserver ces masters. Son trésor de guerre ne grossit plus, ou grossit moins. Elles ont construit toute leur puissance sur ça, et si elles ne construisent plus ça aujourd’hui…. Elles vont devenir autre chose.
Quelle est le rapport des labels indépendants et des plus petites structures au streaming ?
C’est une toute autre question. Il y a toutes sortes de labels indépendants. Si on parle de plus petites structures, il y a ceux qui sont rentrés dans le streaming et les autres. Ceux qui font des musiques électroniques ou du rap sont rentrés dans le streaming parce que c’est en phase avec l’écoute d’aujourd’hui.Pour ceux qui font du rock, du jazz ou de la variété, c’est plus difficile, ils restent plus encore sur le physique. Par exemple le label Vicious Circle (Mansfield Tya, Shannon Wright…) est encore ancré dans le physique, et sa préoccupation est d’avoir des disques à la Fnac, et que la Fnac ne se moque pas trop de lui avec ces conditions d’acceptation de disques. Et ensuite, il y a aussi une nouvelle génération de maison de disque, comme par exemple Roche Musique: un label de musique électronique qui est en phase sur le son du moment etc. Eux ils font ce boulot d’aller voir les personnes qui font les éditos Spotify ou Deezer, et ils sont bien repérée par les playlisteurs, notamment dans les playlists « nouveautés » ou « electro-fresh », une musique plutôt souriante. Ils se retrouvent sans le chercher dans les playlist de mood et de musique d’ambiance apéro-chill etc. C’est une manne d’écoute qui est en train de devenir gigantesque. C’est aussi un terrain qu’il faut labourer. Il y a tout un tas de labels qui n’y vont pas encore, soit parce que ça ne les intéresse pas pour des bonnes ou mauvaises raisons. Il y a beaucoup de labels comme Vicious Circle ou Born Bad, encore trop peu visible sur les plateformes de streaming, alors qu’ils ont un patrimoine gigantesque. Par manque de temps ou parce que les plateformes ne bossent pas toujours très bien leurs musiques, et que le public ne bouge que très lentement vers le streaming. Tout est à construire encore.
Comme cela est évoqué dans votre dernier chapitre, avec le streaming on est passé au business du titre et non plus de l’album.
Aujourd’hui encore il faut un album pour lancer un moment médiatique, ça reste l’étalon artistique. En tout cas, à court terme ça va le demeurer. Ensuite, oui, c’est la mort de l’album qui ne sert à rien autour de trois tubes, ça avec le streaming, c’est fini, ça ne sert à rien. La question c’est de savoir ce que va devenir l’album pour la génération des 15- 20 ans aujourd’hui ayant grandi avec les playlists ou des morceaux qui s’échangent sur Messenger, sur Snapchat, de façon isolée et remixés en permanence. Aujourd’hui on a pas la réponse. On va voir comment tout ça va évoluer. Il y a d’autres étapes qui arrivent aussi, les commandes vocales par exemple. Quand tu achètes des enceintes connectées, tu peux leur parler. Tu peux leurdemander «Tiens, Mets moi du jazz pour faire la cuisine ». Dans cette ré-organisation, le maître étalon, ce n’est plus l’album mais c’est le titre.
Boulevard du stream, Sophian Fanen, (Editions du Castor Astral, 2 novembre 2017)
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