Comment un groupe de rock peut-il devenir une obsession si tenace, si viscérale que la vie s’organise autour de cette passion incontrôlable? Comment peut-on découvrir les Pixies dans le Cantal et finir par dédier sa vie à la sonicité, un mot inventé pour Sonic Youth.
Je ne crois pas que je comprenne grand-chose à la plupart des paroles : elles sonnent juste définitivement cool (« I’ve got a spirit spraying and I’m gonna laugh it up » « J’ai un esprit qui jaillit et je vais rire pour le faire sortir ») et impeccablement engagées parfois. Au long de mes pérégrinations solitaires, des phrases surgissent, sans logique apparente : « It takes a teenage riot to get me out of here right now paint a zero on his hand » (« Il faudrait une émeute adolescente pour me tirer d’ici tout de suite peins-lui un zéro sur la main »). Ma démarche devient plus assurée et Teenage riot décide de sortir du lot et de se déchaîner dans ma tête. Sacré morceau : un riff incroyable, euphorisant, ouvert et tellement éloigné des schémas insipides du rock.
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Je voudrais initier les oreilles des gens, comment peuvent-ils ne pas entendre, ne pas comprendre ? OK, j’admets volontiers que ce n’est pas forcément facile de pénétrer sans dommage dans cet univers, mais la félicité est à ce prix. Une petite histoire à ce sujet. Schizophrenia. Je l’ai d’abord entendu sur un live enregistré à la radio. Chez moi dans le Cantal, on captait alors assez mal la radio, à cause des montagnes. Montagnes magnifiques. Le lieu idéal pour déguster des Suze cassis. En tout cas l’affaire se résumait à une sorte de bourdonnement continu, j’étais assez sceptique. Quelques années plus tard, il m’a fallu une bonne dizaine d’écoutes curieuses, passionnées, systématiques de l’album Sister pour que je m’habitue à cette chanson. Probablement trop touffue, trop complexe, trop variée, trop ahurissante. Aujourd’hui, j’en fais volontiers mon morceau préféré de tous les temps. Pas moins.
Dans le même ordre d’idées, je ne me passionne que depuis quelques mois pour Beauty lies in the eyes. Même dans leur discographie, ceci est un ovni. Et surtout une pure splendeur. Evanescente, insaisissable, onirique. Ne vous formalisez pas de leurs références à l’Ircam et à la musique contemporaine la plus radicale, au free-jazz obscur et à la scène expérimentale française. Sonic Youth est avant tout un groupe de rock intelligent.
En 1998, Sonic Youth a été plus actif, à tout le moins plus présent que jamais. Avec ses fameux maxis colorés et expérimentaux donc. Je les adore. Surtout le français et le hollandais. Le troisième m’effraie encore un peu. Je vous préviens : si un groupe doit s’appeler Anagramma, ce sera le mien. Un jour, quelqu’un est venu me rendre visite alors que j’écoutais Slaapkamers met slagroom, je me suis senti un peu gêné, avec tous ces sons étranges pendant la conversation, d’autant que je m’intéressais plus à eux qu’à lui, contre mon gré. J’ai pour principe strict de ne jamais couper les disques.
Imaginez-vous ça : mes parents sont devenus fans. Oui, enfin, j’exagère, mais presque. Et cet idiot de Ken Loach qui a osé cette énormité, en substance « Si vos parents écoutent les mêmes disques que vous, c’est que vous n’écoutez pas les bons disques. » Comment faire si votre père est féru des Pixies et votre mère s’extasie à chaque fois que vous écoutez les Violent Femmes ? On se rabat sur les Boyz2Men ? Je me souviens pourtant d’une remarque vexante de mon père, qui m’avait demandé qui pouvait bien chanter si faux. En fait, Kim Gordon, sur la reprise de Personality crisis. Ce n’était probablement pas assez radical. Désormais, il écoute A Thousand leaves dans son autoradio. Quant à ma mère, elle découvre avec plaisir les livraisons du label Sonic Youth Recordings dans sa boutique, sans crainte d’effaroucher les clients. Les réactions ne sont pas toujours aussi favorables. A Nancy, cet été, la majorité du public était là pour Ben Harper, Garbage ou les Beastie Boys. Sonic Youth a livré un set sans concession, des morceaux longs et exigeants, impeccables. Avec la surprise : Death Valley 69. Extatique à la fin du concert, j’ai vu près de moi une fille au bord des larmes, terrorisée : « C’est ça, Sonic Youth ? », a-t-elle enragé, les mains plaquées sur les oreilles. « Eh ben, c’est nul ! » Ceux qui m’accompagnaient les ont trouvés barrés, voire choquants, mais n’ont pas détesté. L’un d’eux m’a même expliqué qu’il trouvait ça très intéressant, cette tension implacable qui montait au fil des morceaux, on sentait qu’on arrivait au point où tout allait exploser dans une orgie sonore, on ne pouvait pas y échapper, on l’attendait avec appréhension. Par la suite, je l’ai considéré d’un nouvel oeil.
Mon premier concert de Sonic Youth est fortement lié, je crois, à ma décision de ne pas poursuivre mes études en maths spé. C’était un peu : « Hé, c’est quoi ces conneries ? Je m’emmerde à mourir, alors que je pourrais vivre des expériences excitantes. C’est le moment, à mon âge, marre de cette vie presque aussi étriquée qu’avant. » J’imagine que ça paraît un peu dérisoire mais c’était à nouveau une tentative pour changer de vie, cesser de toujours faire ce qu’on était censé faire. Ça n’a pas bien fonctionné. Mais j’ai vu un concert qui m’a paru formidable. Ils ont débuté par Expressway to your skull, fantastique. Je n’en revenais pas, je ne pouvais pas réaliser. Cette musique si belle et envahissante jouée en direct par ces gens-là, sur scène, devant moi.
On entend beaucoup parler de REM, dernier album fantastique, longévité exceptionnelle, renouvellement de son inspiration. Rien à dire. Mais entre Sonic Youth et REM, quel est le plus grand groupe ? Chez les Athéniens, pas de révolution, jusqu’à présent simplement des chansons folk-rock plutôt réussies. Chez les New-Yorkais, malgré deux premiers albums pas formidables en soi (mais qui sont les fondations, les prémices des secousses à venir), un chamboulement complet, un concassage jouissif des « règles » habituelles du songwriting et des stéréotypes. Sonic Youth sont les nouveaux Beatles. Et je le sais.
Chaque jour m’apporte son lot d’idées et de réflexions nouvelles à ce sujet. J’essaie malgré tout de me brider un peu. On me taquinait un peu à ce sujet l’année dernière. Tous mes propos ne vous donnent qu’une vague idée de ma passion, de mon obsession. Vous pensez que c’est disproportionné. Je crois que mon inconscient le pense aussi. J’ai souvent rêvé que je rencontrais le groupe. Une fois notamment, j’expliquais à Thurston combien j’étais enthousiasmé et surexcité par le fait de lui parler, d’assister dans quelques heures à un concert qui occupait totalement mes pensées depuis des semaines. Il m’a regardé, étonné, l’air un peu déçu. Il a mimé le geste de jouer de la guitare avec une baguette de batterie, sauvagement, et m’a dit quelque chose de ce genre, d’un air tellement dépité : « Nous ne sommes pourtant que ce groupe qui fait du bruit, il y a tellement d’autres choses intéressantes. » Je n’ai jamais réellement rêvé que je jouais avec eux. Pourtant, bien sûr, comme Brian Molko, c’est le regret de ma vie : ne pas faire partie de Sonic Youth. Mais je crois que j’ai une explication. Une fois, j’ai rêvé que je répétais avec David Grubbs et John McEntire. Ça n’allait jamais : ce n’était pas les bonnes notes, c’était trop vite ou bien trop lent ou trop simpliste. Moi, j’étais perdu, tout à fait paniqué. Excédés, ils ont fini par me réclamer mon CV. J’ai trouvé ça ridicule et surtout terriblement vexant. Je suis parti, furieux. Plus tard, ils se sont vaguement excusés. Mais j’étais refroidi. Je ne veux plus avoir affaire à ces gens-là. Il vaut peut-être mieux que je ne tente pas le coup avec Sonic Youth.
Sonic Youth me surprend toujours. Le dernier album est moins pop, avec de longues plages instrumentales, Kim se prend pour Brigitte Fontaine, ils écrivent des ballades « pour les enfants », abandonnent la dissonance sur tout un morceau. Ça m’émerveille. Ailleurs, quand on pourrait presque craindre que leurs maxis instrumentaux se retrouvent à la traîne de la meute post-rock, ils balancent un superbe Tremens qui ne me rappelle rien de connu et qui, incroyablement dense, contient suffisamment de pistes pour abreuver toute une succession, et ceci avec la plus grande des discrétions. Je ne crois pas que Sonic Youth va se séparer ou s’arrêter un jour. Pour moi, ce serait une véritable tragédie. Pour la musique aussi. Je ne sais pas jusqu’où ils vont aller et à quelle vitesse. Qu’importe : je suis de toute façon sacrément prêt à les suivre.
Alexis Bidault
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