Comment un groupe de rock peut-il devenir une obsession si tenace, si viscérale que la vie s’organise autour de cette passion incontrôlable? Comment peut-on découvrir les Pixies dans le Cantal et finir par dédier sa vie à la sonicité, un mot inventé pour Sonic Youth.
Sonic Youth. Décidément je ne me lasse pas de voir, d’entendre, de prononcer ce nom. Définitivement le plus fringant de l’histoire du rock. Jeunesse sonique. Yeah ! Vous savez, tout peut être sonique. Pour moi, tout doit être sonique. Une jeunesse sonique, donc. Heureusement qu’on sait qu’elle ne se résume pas à l’adolescence, qu’elle peut se prolonger au-delà de la quarantaine. Encore mieux, une vie sonique. Des amours soniques (ça viendra, ça viendra)… Des rêves soniques. Des rêves soniques d’une vie sonique. Des disques et des guitares soniques évidemment ne vous méprenez pas : les albums de Palace sont aussi en quelque sorte le summum du sonique. Plus incongru : des petits déjeuners et des soirées soniques, des conversations, des rencontres soniques… Pour moi, aucun mot n’a une résonance plus intime que celui-là. Reste à définir ce qu’il signifie. Je vais essayer de vous expliquer. Ce sera difficile, je n’ai jamais fait part de cela à quelqu’un, ça me paraît si naturel, si profondément incrusté en moi. Allons-y. La sonicité donc, la grande affaire de ma vie. Ainsi, tout ce à quoi j’aspire pourrait se résumer en un mot introuvable dans le dico. Sonicité. Amusant, non ? Ça peut sembler un peu dingue. Et tout ça simplement à cause d’un groupe de rock !
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« Hey, do you know that punk-rock finally broke in 1991? » (« Hé, vous savez que le punk-rock a finalement éclos en 91 ? ») Kim Gordon.
1991, l’année où ma vie a irrémédiablement changé, où j’ai vécu comme une révélation la découverte de cette musique « pas comme les autres ». Vraiment pas. Une claque magistrale. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais on aurait difficilement imaginé meilleure année pour un début. Si je laisse de côté ceux de Tears For Fears ou New Kids On The Block qui ont précédé c’était vraiment moi ? , j’ai eu mes trois premiers disques pour Noël 91. Je ne m’en suis toujours pas relevé. Je vous laisse apprécier : Nevermind de Nirvana, Loveless de My Bloody Valentine et surtout Trompe le monde des Pixies, ma grande passion de l’époque, ceux par qui tout a commencé. Il faudrait que je vous raconte comment, avec ma soeur, on écoutait en boucle le concert du 29 juin 91 à Belfort « Have you ever been exposed to a UFO I just took a look around up there for a UFO », je me souviens encore de toutes les interventions par coeur tout en jouant à Bubble Bobble sur mon ordinateur Amstrad. Le problème, c’est que les problèmes aussi ont commencé là. Les problèmes se sont concertés et se sont alors mis à me castagner sérieusement. Sous l’effet de l’excitation, je ne sentais pas les coups. Mais ils m’ont travaillé au corps sans répit et c’est l’âme qui s’est retrouvée particulièrement amochée. C’est lâche et mesquin mais il ne faut guère s’attendre à autre chose de la part des problèmes. A cause de disques terriblement exigeants et de gens qui ne font pas vraiment le poids, on s’éloigne vite de la réalité étriquée, de la vie sociale morne. Et aujourd’hui, malgré tous mes efforts, impossible de réparer les dégâts. Mais vous connaissez tous cette histoire par coeur, n’est-ce pas ? On vous l’a racontée mille fois déjà, ou peut-être même l’avez-vous vécue. « The story is old I know but it goes on », chantait Morrissey.
Je repense à ces années et je suis submergé par une putain de vague de nostalgie. C’était probablement assez nul et misérable et tout, mais c’était assurément par certains côtés terriblement excitant. Je découvrais qu’il y avait autre chose que ce truc lamentable, le lycée, la radio et tout le reste dans cette petite ville paumée et merdique, il y avait un autre monde, une autre vie possible et je me démenais pour réunir l’intégrale des Pixies, je passais mon temps libre dans la discothèque municipale, à la recherche de vieux vinyles mystérieux, avec un appétit sans bornes. C’était unique. Ça a sans aucun doute perdu de son charme, il n’y a plus de secret, je suis désormais de l’autre côté. Difficile d’imaginer que je découvrirai à nouveau un truc aussi fondamental, aussi enthousiasmant. Mais ça va, je n’ai pas encore perdu l’appétit.
Pour tout vous dire, je ne me souviens pas vraiment comment je suis tombé amoureux de Sonic Youth. C’est arrivé. Lentement, insidieusement, je n’avais rien demandé. Comme d’habitude. Aujourd’hui, je suis très très accro. Je dirais même que je suis totalement obsédé. Hé, pourquoi vous me hantez ainsi, je n’ai pas besoin de ça en plus ! Ou peut-être justement : j’en ai terriblement besoin.
Je crois que je passe la plupart de mon temps à penser à Sonic Youth. Parfois, c’est simplement en tache de fond ; souvent ça exige toute mon attention. C’est ennuyeux pour suivre des cours, des conversations. Si ce n’est pas ça, c’est autre chose. Je passe sans doute trop de temps en effet à « élaborer des plans, des stratagèmes ». Mon cerveau est particulièrement fan de Sonic Youth. DJ émérite, il organise de gigantesques raouts entres bribes de chansons, fragments de paroles et relectures passionnantes du tout. Comment lutter alors que mon paysage mental en redemande ? Je vais vous dire un truc. C’est un peu inquiétant. Et je me fais beaucoup de souci à ce sujet.
Il y a un aspect sensé, raisonnable : Sonic Youth est la pierre fondatrice et l’architecte de tout un pan de l’édifice du rock, un point de vue inédit sur le bruit, la confusion, l’expérimentation, une manière unique de (mal)traiter les guitares électriques et les conventions. L’héritage punk blabla, les enfants des Stooges et du Velvet, les parents de Nirvana, ça a été suffisamment rabâché. Ils ont élargi le champ des possibilités, débruitsaillé de nouvelles pistes et, bizarrement, tout le monde semble encore craindre de s’y engager. J’y reviendrai.
Et il y a l’autre aspect, donc : intime, insondable, un peu délirant j’en ai peur. Hum. D’une certaine manière, je n’ai plus réellement besoin d’écouter leurs disques, leur musique est tellement implantée dans mon esprit, infusée dans mes veines. J’ai désormais le sang sonique. Evidemment, j’écoute encore assidûment leurs disques. J’ai bien l’impression que c’est la musique la plus excitante que je connaisse. Qui peut rivaliser ? Peut-être les Smiths, mais ça m’a un peu passé. Nick Cave, Massive Attack…
C’est excitant, c’est beau et puissant. C’est difficile à expliquer. Je n’en ai pas l’habitude. C’est quelque chose que je ressens très profondément, j’ai peur de trahir cette émotion en essayant de la partager, de lui adjoindre des mots. On me dit que ce n’est pas vraiment beau, parce que c’est dissonant, bruyant et saturé, ce n’est que du rock. Il m’est arrivé de penser que cette confusion, ce désordre partiel, cette tentative de trouver un équilibre fragile entraient en résonance avec les incertitudes et les tressautements de ma vie, du monde, etc. Cette interprétation est sans doute un peu simpliste. Quoi qu’il en soit, je persiste : l’écoute de Sonic Youth est une des meilleures expériences que j’ai eu l’occasion de vivre, tout bonnement. C’est de là que je tire le plus grand plaisir. Ça semble étrange ? Réfléchissez-y. Si je suis dans de bonnes dispositions, ça peut m’emporter totalement, me submerger. Je me sens transporté, un espace des possibles s’ouvre alors, un espace de liberté, d’euphorie.
J’ai du mal à m’exprimer ici, vous vous en rendez compte. Mais aussi partout ailleurs. Et en quelque sorte, cette musique s’exprime à ma place, mieux que je ne pourrais le faire après des pages et des pages de tâtonnements, d’hésitations, de recherches. A mes oreilles, les disques de Sonic Youth, et leurs concerts dans une certaine mesure, sont un reflet quasi parfait et complet de mon existence. J’exagère à peine.
Sonic Youth est en même temps un grand groupe de rock et un grand groupe d’avant-garde, visité par des velléités pop et mainstream. Ces diverses facettes sont bien sûr indissociables. Souvent, les groupes purement « expérimentaux » sont ennuyeux, idéaux à écouter en passant l’aspirateur. Et les groupes de rock me semblent aujourd’hui tellement fades, stéréotypés et peu inspirés. L’objectif de Sonic Youth n’est pas de briser les barrières. L’objectif du groupe est simple : composer de grandes chansons, à sa manière unique.
Parfois, j’ai l’impression que j’aime plus leur musique que quiconque, que les membres du groupe eux-mêmes. Difficile de savoir s’il y a des gens aussi affectés que moi par cette musique. Je vous préviens : si vous voulez rivaliser, je suis très affecté. Mais je n’ai pas tout à fait un comportement de fan : je ne collectionne pas compulsivement les raretés de Sonic Youth, je n’idolâtre pas Thurston Moore, je ne suis pas tellement amoureux de Kim Gordon (sinon, on aurait peut-être pu y lire une espèce de complexe d’oedipe, non ?).
Une amie (?) m’a conseillé d’empêcher « les paroles de mes chansons fétiches de Sonic Youth de diriger ma vie ». Peut-être se fait-elle un peu de souci pour moi. Mais ce n’est pas tellement les paroles en vérité. Sonic Youth dirige ma vie. L’idée me traverse de temps en temps que, finalement, le groupe (son nom, sa démarche, son existence même) est encore plus important que son oeuvre. J’ai fait de ce truc un modèle de vie. Précisons : je n’essaie pas de calquer ma vie sur la leur. Bien sûr, j’envie leur parcours, leurs guitares et tout, mais ça s’arrête là. Seulement voilà, à la suite de cheminements complexes, de significations intimes attachées à différents mots et attitudes, j’en suis arrivé à cette conclusion : une vie sonique, c’est exactement ce qu’il me faut. Là-dedans, on peut aisément repêcher en surface le refus des compromissions, l’indépendance et l’individualisme, une volonté farouche, Youth against fascism, Contre le sexisme, avec à terme l’intention de « détruire ce processus capitaliste pourri… » Evidemment, ça fonctionne surtout à un niveau plus personnel et tordu, où tout est enchevêtré, inextricable, brouillé. Alors je m’en sors comme je peux, je m’accroche à des repères, aussi fragiles puissent-ils paraître. J’essaie en permanence, inconsciemment désormais, d’être sonique en toute circonstance. Parfois, je prends un peu de recul pour m’interroger : « Mais bon sang, dans cette situation, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » Inutile de le cacher, c’est un échec. Pourquoi sinon toutes les filles seraient-elles amoureuses de Jon « I’ve got the flavor » Spencer et strictement aucune de moi ?
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