Du 2 au 15 avril, le festival francilien Sonic Protest offre une véritable cure de jouvence aux pratiques musicales et artistiques expérimentales. Rencontre avec Arnaud Rivière et Franq de Quengo, les deux programmateurs, et retour sur les premiers moments forts de l’édition 2016.
Cela fait maintenant treize ans que le festival parisien Sonic Protest se plie en quatre pour décloisonner les pratiques musicales et artistiques expérimentales. Noise, techno bruitiste, ambient, grands pontes de la musique concrète et improvisée mais aussi art brut ou art sonore : la liste des ingrédients entrant dans la composition de cette pâte ductile, éructante et bouillonnante est longue. Et résolument sans compromis. Ainsi y aura-t-on vu passer les pointures Thurston Moore, Merzbow, Deerhoof, The Ex, Cheveu, le pestiféré Jean-Louis Costes, Brainbombs ou encore, duo aussi éphémère qu’insolite, Mondkopf et Charlemagne Palestine – on s’attardait déjà sur leur cas l’an passé.
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C’est pourtant au cœur de la cossue île de la Cité que s’affaire l’équipe lorsque nous les rencontrons dans leurs bureaux, en plein dans l’ébullition des premiers jours du festival. Là, dans cette ancienne librairie de droit – « et non de droite », nous précise-t-on – une petite dizaine de personnes porte à bout de bras ce qui a démarré comme une aventure entre copains. « On a monté le festival à trois, un peu comme ça peut arriver pour les groupes de rock : des gars qui se retrouvent au bar et se rendent compte qu’ils ont les mêmes goûts musicaux et qu’ils jouent chacun d’un instrument différent », se souvient Arnaud Rivière, l’un des deux programmateurs du festival. « On travaillait tous dans la musique, que ce soit à la prog des Instants Chavirés à Montreuil, pour un label ou dans un magasin de disques, tout en organisant chacun des concerts dans notre coin. Un jour, on s’est rendu compte qu’on avait reçu tous les trois la proposition de faire jouer le même groupe australien de noise psyché, et on s’est dit qu’on allait le faire ensemble », renchérit Franq de Quengo, le second larron.
« L’auto-financement, c’est être en permanence dans l’urgence et le désir »
S’enchaînent alors les premières éditions, bricolées avec des bouts de ficelles et l’énergie grignotées sur le temps libre de chacun. Incontestablement, Sonic Protest est un ovni DIY qui détonne dans le paysage parisien. Or son apparition tient beaucoup à ses conditions concrètes d’émergence : au début des années 2000, l’âge doré des subventions publiques n’est plus qu’un souvenir qui s’estompe déjà. L’ère Mitterrand est close, d’autant plus vite oubliée que la crise pointe déjà le bout de son nez. Un nouveau modèle est à inventer. Produit au départ par les Instants Chavirés à Montreuil, Sonic Protest s’en émancipe rapidement. Trois éditions plus tard, c’est l’âge de raison – et le statut d’association.
« Sonic Protest subventionne ses activités à plus de 70%, précise Arnaud Rivière. Autour du festival, on arrive tout de même à rassembler un peu d’argent : ça fait deux ans qu’on répond positivement à toutes nos demandes, et la mairie de Paris s’y met aussi. On reçoit enfin des subventions du milieu dans lequel on est, celui des musiques actuelles ce qui n’était pas évident au départ. Aujourd’hui, on est dans le même bain que n’importe quelle salle de concert ». S’il concède que l’association souffre de l’absence de subventions de fonctionnement à l’année, l’intransigeance de la programmation est à ce prix. « Dès qu’on s’est dit qu’il fallait professionnaliser l’affaire, dès qu’on a dû lâcher des boulots et des gagne-pains, ça nous a libérés : maintenant, plus possible de faire les choses à demi-mesure, enchaîne-t-il. L’auto-financement, c’est être en permanence dans l’urgence et le désir ».
Polychromie foutraque : un festival, une expo et des événements à l’année
Au tournant des années 2010, l’identité du festival se précise à son tour : Sonic Protest ne sera pas qu’un festival de musique. Encore moins un énième groupuscule de noise cultivant l’entre-soi à l’écart des oreilles non-initiées. « A partir de 2012, on a commencé à élargir l’approche. Très concrètement, ça s’est traduit par l’intégration de pratiques plastiques, explique Franq de Quengo, qui s’occupe aussi des actions culturelles. Et enchaîne : Lors de la réouverture du Palais de Tokyo, on a présenté l’installation « Vinyl Rally » de Lucas Abella, un circuit monumental de bagnoles sur une piste faites de vinyles. C’était notre première expo Sonic Protest. Depuis, le festival comporte chaque année un volet art sonore, qui regroupe en général des musiciens qui ont aussi une pratique d’art sonore. En 2013, c’était à la Halle Saint Pierre qui expose surtout de l’art brut ».
https://www.youtube.com/watch?v=gpPHlAHlfjk
Cette année, l’exposition gratuite investit La Générale, profitant de la dernière année d’existence du squat, promis à une reconversion en grand complexe ciné-restaurant. « RE:CYCLE », c’est son titre, remet le couvert avec Lucas Abela, qui y montre cette fois dans la salle principale une installation de ses flippers détournés en infernales machines à produire du bruit, beaucoup de bruit. Le ton est donné, pour cette proposition qui invite le visiteur à s’approprier les œuvres tout en présentant quelques jalons de la culture « maker » et DIY. C’est le cas avec une œuvre de figure majeure de l’hacktivisme, Jean-François Blanquet, qui y présente son projet « Log_for_data ». En utilisant des K7 sur lesquelles des textes encodés en données numériques sont décodées à l’aide d’ordinateurs puis retransmis sous forme sonore émerge en filigrane une réflexion sur l’obsolescence technologique et la manière dont les régimes médiatiques informent notre perception du monde.
Plus loin, on pourra également s’immerger dans les films réalisés en found-footage du post-dadaïste Yves Marie-Mahé, dont le mauvais esprit reflète, nous dit-on, la tentative de dresser un équivalent visuel et cinétique du punk hardcore. Mais qu’on ne vienne surtout leur parler de curating, cette mise en boîte rangée aux antipodes de la polychromie foutraque qui fait tout l’esprit de la chose. Car c’est bien l’une des spécificités de Sonic Protest que de proposer des plateaux qui font le grand écart, et enjambent allègrement les chapelles – le comble, lorsqu’une bonne partie des concert est précisément organisée dans une église, à savoir Saint-Merry, dans le 3e arrondissement.
« Vu d’un œil extérieur, on pourrait penser qu’on fait un collage, mais c’est comme ça qu’on vit les choses au quotidien : on écoute toutes ces musiques-là dans la même journée », ajoute Arnaud Rivière. Un parti-pris qui se reflète également dans le patchwork de lieux investis. Le Centre Barbara de la Goutte d’Or, la Parole Errante de Montreuil, La Générale, le cinéma Grand Action ou encore le Petit Bain, tous traduisent la volonté des organisateurs de se rapprocher de lieux porteurs d’un ancrage local, social et solidaire.
« On essaie d’aller vers des types de lieu où les deals sont acceptables. Aujourd’hui, comme le disque ne se vend pas, l’enjeu économique se polarise autour de la musique live. Or on voulait éviter de reproduire des modèles de fonctionnement où il faut payer 25-30 euros pour aller voir un artiste qui a un demi-succès. Non pas qu’on y trouve quelque chose à redire en soi, mais on voulait que la prise de risque reste possible. Les économies privées à 100%, comme la Maroquinerie ou le Trabendo, on a essayé, mais ça reste excluant, et ça segmente vachement les publics. »
https://www.youtube.com/watch?v=TtnRuYUsaGo&feature=youtu.be
L’édition 2016 : focus sur deux soirées, entre musique minimaliste, proto-techno et cérémonie païenne
Mercredi et jeudi, nous nous sommes donc rendus aux deux soirées organisées dans l’Eglise Saint-Merry. La première accueillait William Basinski, Ellen Fullman et Sourdure. Si le live de ce dernier, entrecoupé entre deux chansons par une histoire d’omelette et de cohésion sociale, aura surtout été marqué par des problèmes de son, le cadre a néanmoins fait son petit effet : impossible de ne pas penser à une sorte de cérémonie païenne en écoutant les chants traditionnels auvergnats mâtinés de proto-techno, avec l’immense calvaire au fond de la nef.
Pour ce qui est d’Ellen Fullman peu avant, voir pour la première fois en France cette sommité (trop peu connue) de la musique minimaliste américaine présenter sa performance du Long String Instrument avait quelque chose de réellement impressionnant – malgré des inconvénients liés à la disposition d’ensemble, les spectateurs s’agglutinant devant la performance et le son allant s’écraser dans les collatéraux. Faisant vibrer l’espace en effectuant en frottant les cordes étendues d’un piano qu’elle frottait avec ses doigts, les spectateurs recueillis autour du dispositif imposant purent s’adonner à un recueillement de conséquence, alternant entre gravité et instants plus ailés. En fin de soirée, la performance de William Basinski aura pour sa part jonglé entre l’évidence du sublime et la quasi-facilité d’exécution. L’auteur du chef-d’œuvre ambient Disintegration Loops nous a offert une prestation calibrée mais colossale.
La venue de AMM jeudi soir était sans aucun doute l’un des événements les plus fébrilement attendus du public, la rumeur voulant que Keith Rowe, John Tilbury et Eddie Prévost, ne pouvant plus se voir en peinture, ne jouent aujourd’hui ensemble que (très) sporadiquement. Malheureusement, et malgré de vraies fulgurances, la performance des trois musiciens aura quelque peu souffert de la sonorisation à trous d’airs du cloître. Tout le contraire de Joachim Montessius, dont les vrombissements de guitare entre drone et métal ont pris possession de l’espace entier, jusqu’à concasser une assemblée comme étouffée et abasourdie par tant de matière brute et entassée.
« Une jeune génération se pointe, qui ne s’emmerde plus trop avec des histoires d’étiquettes »
Des visages jeunes. Voilà ce qui nous aura pour l’instant frappé lors cette édition 2016, qui laisse l’impression d’assister à une sorte de passage de relais entre une arrière-garde bienveillante et ses successeurs déjà à l’affût. L’an passé, la collaboration entre Charlemagne Palestine et Mondkopf était déjà venue illustrer cet état de fait. Cette année, et ce soir en particulier, les regards seront braqués sur le plateau qui réunira Sister Iodine, chantres du patrimoine free rock et noise français, Somaticae, jeune pousse du label de techno ligne dure et industrielle In Paradisum, et Martin Rev, moitié du duo légendaire Suicide, qu’on ne présente plus. Rien moins que trois générations de musiciens donc, qui illustrent à merveille la volonté de décloisonnement et de correspondances entre les genres chère à Sonic Protest.
Arnaud Rivière : « Il y a des jeunes qui ont 20 ans, et mine de rien, c’est pas si banal que ça dans les scènes de musiques expé. Et d’autres qui en ont 70. A Paris, la situation locale est compliquée, il n’y a pas beaucoup de nouveaux arrivants. Beaucoup de gens partent vers les villes en B : Berlin, Barcelone, Budapest. Mais là, depuis un an ou deux à tout casser, il y a une jeune génération qui se pointe, qui ose des choses et qui ne s’emmerde plus trop avec des histoires d’étiquettes. Par exemple, en ce moment il y a Détail à Belleville, un lieu remarquable et remarqué qui a ouvert il y a un an à peine. Ils font dix dates par mois. C’est un peu fou de se dire qu’on met 50 personnes à 5 euros dans 20 m2 et que c’est ça le lieu le plus fancy de Paris. C’est à la fois super et un peu tristoune qu’il n’y ait pas dix Détail à Paris. »
Sonic Protest aurait-il fait des petits ? Ce qu’on sait assurément, c’est que le festival et ses événements annexes, l’entêtement et la persévérance de ces irréductibles jusqu’au-boutistes, fournit une preuve éclatante que prise de risques et mode de fonctionnement alternatif ont toujours droit de cité dans notre bonne vieille ville-musée. Et qu’à partir de là, de nouvelles initiatives ont pris le relais, à mesure que le festival s’ancre peu à peu comme un rendez-vous clé du printemps, prélude à la reprise des hostilités festivalières estivales. De là à parler d’une scène Sonic Protest à part entière? Les programmateurs se marrent : « Cette année, on a vendu douze pass. Ça veut dire qu’il y a des gens qui ont l’intention de venir à tous les concerts pendant deux semaines. Donc oui, on a au moins créé une scène de douze personnes. »
Marc-Aurèle Baly et Ingrid Luquet-Gad
L’exposition Re:Cycle est ouverte du dimanche 3 au 15 avril à la Générale, 14 avenue Parmentier, 75011 Paris.
Ce vendredi soir, concert de Sister Iodine, Somaticae et Martin Rev à la Parole Errante, 9 rue François Debergue, 93011 Montreuil.
Le samedi 9 avril, concert de Api Iuz, Circle, Quintron, Miss Pussycat et Konono N°1 à la Parole Errante, 9 rue François Debergue, 93100 Montreuil.
Le jeudi 14 avril, concert de Denseland, Maria Bertel & Mariachi, Hans Joachim Irmler (Faust) & Jaki LIebezeit (CAN) au Centre Barbara FGO, 1 rue de Fleury, 75011 Paris.
Toutes les infos et la programmation complète sont disponibles sur le site du festival.
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