OK kora. Petit frère surdoué du grand maître Mory Kante, il a jeté autant de grâce et de virtuosité dans son dernier album, l’éblouissant Sobindo, que sa mémoire de griot pouvait en réquisitionner. Héritier des charmes ensorcelants de la musique mandingue, Djeli Moussa Diawara souhaite faire de la kora, à travers de judicieux métissages, un […]
OK kora. Petit frère surdoué du grand maître Mory Kante, il a jeté autant de grâce et de virtuosité dans son dernier album, l’éblouissant Sobindo, que sa mémoire de griot pouvait en réquisitionner. Héritier des charmes ensorcelants de la musique mandingue, Djeli Moussa Diawara souhaite faire de la kora, à travers de judicieux métissages, un instrument reconnu universellement.
Je suis issu d’une famille de griots guinéenne. On dit beaucoup de choses sur le griot sans connaître exactement sa fonction dans la société africaine. Notre monde n’est pas celui de l’écrit mais de l’oralité. Le griot serait l’équivalent du journaliste en Occident. En fait, son rôle dépasse celui de simple messager. Il est le garant de la mémoire d’un peuple. Ne dit-on pas que lorsqu’un griot meurt, c’est comme si une bibliothèque brûlait ? Des pans entiers de l’histoire de l’Afrique ne se transmettent encore que par la parole, et si l’introduction progressive des moyens de communication et de mémorisation modernes a changé les rapports, il y a une réalité africaine à laquelle seul le griot a accès. Sa fonction est multiple : il peut être musicien, poète, conteur ; il est maître de cérémonie lors des enterrements, il règle les baptêmes. Mais son rôle va au-delà, il est responsable de la survie de la société mandingue, il est dans l’âme de chacun. C’est le griot qui dit aux gens ce qu’ils sont. Lorsqu’un conflit survient, il a en charge la médiation entre les mécontents et le pouvoir. Si je veux une épouse, j’envoie un griot faire ma demande auprès des parents de la jeune fille. Naturellement, aujourd’hui, certains ne sont plus attachés à un village comme autrefois mais voyagent, font de la musique et enregistrent des disques comme moi.
Djeli, pour celui qui porte ce nom, signifie « griot » (mais aussi le « sang »). Autrefois, à la saison des moissons, des griots allaient de village en village, accompagnés de leur famille, et jouaient comme ça, spontanément. Aujourd’hui, il faut prévoir une salle, louer une sono, faire la promotion du concert à la radio, entrer dans un système auquel cette tradition ancestrale échappait. Le rôle social du griot cède peu à peu devant son utilité purement artistique. Mais il conserve encore certaines prérogatives, et si un village traverse une crise profonde, qu’elle soit humaine ou météorologique, on se tourne vers le griot pour avoir des réponses. Dans le pays mandingue (région qui s’étend des confins du Niger aux côtes de Sierra Leone), la musique est l’expression du pouvoir. Il n’y a pas d’acte important sans qu’il soit ritualisé musicalement et sans qu’il soit perpétué par un griot.
Je suis originaire de Kankan, qui est la deuxième ville de Guinée après Konakry. Mon père était un balafoniste très réputé, ma mère est choriste. Elle compose toujours ses propres chansons. J’ai donc grandi immergé dans l’élément musical. Mon premier instrument fut… mon ventre. A l’âge de 5 ans, sur mon lit avant de m’endormir, je tapais sur mon ventre comme sur un tambour en chantonnant. Sinon, je ne me souviens pas d’avoir appris la musique. Je retenais tout ce que j’entendais. On dit que la qualité primordiale chez un griot, c’est la mémoire. C’est elle qui tisse le lien entre les générations. L’école ? Je ne l’ai pas fréquentée très longtemps. J’étais absorbé par ma découverte des instruments. D’abord le balafon, l’instrument du père, puis la guitare et la kora. Le répertoire se composait de thèmes connus sur lesquels je faisais mes propres variations.
La musique de l’Ouest africain, c’est comme le jazz la trame d’un morceau, Yéké yéké de Mory Kante par exemple, sert à lancer les musiciens dans des improvisations. Mory Kante est mon demi-frère. Nous avons la même mère. J’ai joué dans son groupe pendant plusieurs années. Mais mon premier orchestre, je l’ai fondé à 8 ans. Il s’appelait le Potikoron Jazz. Poti parce que je fabriquais moi-même des percussions avec des boîtes de conserve. Je n’étais pas très aimé des parents de mes camarades. Beaucoup d’enfants ont abandonné l’école à cause de moi. Moi, je suis griot et la musique dans ma caste est une vocation naturelle, mais pour les autres… Je fabriquais une guitare avec une boîte de sardines, deux morceaux de bois et quelques cordes. La guitare est devenue l’instrument qui m’a fait connaître. A l’âge de 20 ans, ma réputation était établie. Je suis devenu musicien professionnel à 17 ans. Un an plus tôt, j’avais quitté la Guinée pour venir jouer en Côte d’Ivoire. Ensuite, j’ai intégré le Super Rail Band de Bamako en tant que balafoniste. Ce groupe est en quelque sorte l’équivalent des orchestres de Duke Ellington ou de Count Basie à l’époque du Cotton Club, avec Mory Kante et Salif Keita dans le rôle du Duke et du Count. Un formidable tremplin et la meilleure école musicale possible.
Quand Mory a décidé de se séparer du Super Rail Band, il m’a invité à le suivre. La musique guinéenne représente une évolution par rapport à celle qui se joue au Mali, plus ancrée dans la tradition mandingue. Cela tient en premier lieu à la qualité des instrumentistes guinéens. Tu trouves en Guinée les meilleurs balafonistes et certains des plus grands percussionnistes du continent. J’ai définitivement adopté la kora après avoir eu le sentiment de ne plus évoluer, d’avoir atteint mes limites avec la guitare. Cet instrument que je pratiquais en dilettante depuis mon plus jeune âge m’offrait de par ses ressources mélodiques quasi infinies la possibilité d’aller plus loin dans ma recherche. Je pouvais en jouer en respectant la tradition mais aussi m’écarter de celle-ci pour dériver vers le blues et la salsa comme sur Salsa cora du dernier album. La musique cubaine a toujours été importante pour moi, et je dirais qu’elle l’est aussi pour toute la partie occidentale de l’Afrique. J’écoutais Johnny Pacheco, Orestes Aragon, Roberto Torrès. J’ai même serré la main de Johnny Pacheco quand il est venu en tournée en Afrique. C’est d’abord la première musique enregistrée que nous avons écoutée ; elle était également pour nous comme une lointaine cousine qui avait beaucoup voyagé et que nous retrouvions après une longue éclipse, qui avait grandi sous d’autres cieux, pris des inflexions et une couleur différentes. Elle nous semblait vibrer plus fort, vivre plus intensément, respirer un autre air et embrasser un horizon qui élargissait le nôtre. Elle symbolisait aussi la modernité par opposition à notre musique qui représentait la tradition. Beaucoup de musiciens cubains revendiquent une parenté avec la partie ouest de l’Afrique. Aragon a même enregistré des morceaux de musique guinéenne. Mon premier album, sorti en 1982, était de facture traditionnelle. Je jouais du balafon, de la kora et je faisais les cocottes mandingues à la guitare. J’ai enregistré le second dans un studio londonien et il est sorti sur World Circuit, le label d’Ali Farka Toure avec lequel j’ai beaucoup tourné. Il s’appelait Sobindo, tout comme celui que je viens de sortir cette année. J’ai repris ce morceau parce que je n’étais pas satisfait du résultat de la première version. Aujourd’hui, les Anglais commencent peu à peu à comprendre la musique africaine mais à l’époque, en 1988, il y avait un énorme décalage avec ce qui se faisait, en France notamment où l’on a toujours été en avance. Et puis, je ne parle pas l’anglais, ce qui posait de gros problèmes de communication dans le studio. Celui-ci, je l’ai enregistré à Paris en trois jours et en live, avec des instruments acoustiques. Le piano est joué par un balafoniste qui a étudié le jazz. C’est l’une des rares concessions que j’aie faites, sinon ce disque est assez traditionnel mais avec un son très moderne. Dans les années 50, il y avait une tendance à vouloir moderniser les arrangements de la musique mandingue, à remplacer la kora par la guitare. Je fais le chemin inverse. Pas question de retourner à une forme ancestrale, je conserve une approche très contemporaine du son, mais je réhabilite l’instrument. Le propre d’un authentique artiste, c’est de ne jamais être satisfait. Je travaille mon instrument sans relâche. Mon ambition est de faire découvrir la kora au grand public et d’ouvrir la gamme à d’autres genres. Sur mon prochain disque, je joue de la kora avec un guitariste de flamenco. J’ai déjà enregistré du blues. Johnny Copeland m’avait invité sur un de ses disques. Il avait intitulé le morceau Djeli djeli blues. J’ai aussi accompagné Bévinda et Lizzy Mercier Descloux sur Où sont passées les gazelles ? La kora possède de grands maîtres comme Mory Kante et Toumani Diabate. J’aimerais être celui qui aura donné à cet instrument son statut universel. Je rêve d’enregistrer de la musique symphonique africaine avec tous les instruments oubliés comme le soko, un petit violon que l’on emploie de moins en moins. En septembre, je pars pour une tournée en Afrique du Sud avec d’autres musiciens dont Manu Di Bango. Ce voyage signifie beaucoup pour moi. Une victoire de la musique africaine, une victoire de l’Afrique.
Djeli Moussa Diawara, Sobindo (Celluloïd/Mélodie).