Les Anglais disent qu’elle pourrait être l’enfant cachée de Grace Joncs et Henry Rollins. Pourtant, si son groupe Skunk Anansie fait frémir l’Angleterre en cette rentrée automnale, son album Paranoid+Sunburnt ne séduira guère que les accros du rock radical. Mais Skin plus d’une arme: belle, pétillante et, cette lesbienne revendiquée de 28 ans est aussi extrêmement déterminée.
Vous êtes probablement le nouveau groupe anglais le plus
médiatisé du moment. Comment vivez-vous cette énorme et soudaine exposition’
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Skin : J’étais préparée à tout ça, je savais parfaitement qu’avec mon caractère, ma personnalité, les gens allaient s’excitera notre sujet, je suis donc tout à fait capable d’assumer tout ce qui peut être dit. Mon seul souci, c’est que ma mère ne soit pas blessée par le contenu d’un article. Je l’ai prévenue depuis longtemps : « Maman, si quelque chose te choque, appelle-moi et nous en parlerons. Je te donnerai ma version des choses. »
Votre musique est systématiquement décrite comme une simple expression de rébellion. N’est-ce pas un peu limité ?
C’est l’aspect le plus immédiat de coque nous faisons, ce qui frappe en premier. Mais ceux qui nous connaissent vraiment et savent d’où nous venons comprennent que cette agressivité, cette expression de rébellion n’est pas employée négativement. La violence n’est pas chez nous une fin en soi, ni un moyen de se défouler bêtement, mais plutôt une manière d’attirer l’attention pour ensuite canaliser l’énergie positivement.La colère qui nous anime n’est pas vaine. C’est une colère qui s’affiche avec le sourire, avec l’envie de bien faire, de communiquer, d’apporter quelque chose aux autres.
Ace : La dimension qui, dans notre musique, passe le moins facilement, c’est notre sens poussé du ridicule, de la cocasserie. Skin est une fille très marrante, capable des pires conneries. Se la représenter uniquement comme une jeune fille en colère, c’est être à côté de la plaque.
Skin: Il semble se détacher de notre collectif une humeur, un esprit qui donne vie aux chansons. Si le groupe dans son ensemble est gai, alors la chanson sera dansante, exaltante. Mais si un seul d’entre nous a le cafard, les autres le rejoignent dans son petit monde, font corps avec lui comme de véritables caméléons. Il y a une vraie communion, un esprit de corps ? qui s’exprime d’ailleurs formidablement en concert. J’ai souvent peur de décevoir le public en disant que nous sommes des gens tristement normaux, mais c’est pourtant la vérité. Des journées gaies laissent la place à des journées de cafard, d’ennui. Le silence alterne avec le bruit. Nous ne passons pas notre temps à nous taper là tête contre le mur en hurlant notre haine.
Quels sont les fondements de cette colère, qui constitue tout de même le noyau de votre musique
Chez moi, c’est davantage une énergie qu’une colère – une énergie que je puise dans le coeur des autres, simplement en les écoutant, en les regardant vivre. J’ai toujours été une fille très ouverte, perpétuellement à l’écoute des autres. Quand j’étais gamine, je passais mon temps dans la rue, à parler avec les gens pour essayer de comprendre leurs problèmes, leur donner un peu de joie. Ensuite, à la fac, j’ai toujours été celle qui voulait défendre les opprimés, la fille la plus engagée politiquement, celle qui créait des associations de défense – pour les Noirs, les moins riches, ceux qui n’appartenaient pas à la norme. A 28 ans, être à l’écoute des autres est devenu mon principal souci, presque une mission sur terre.
J’observe, je parle, j’enregistre. Et ce sont toutes ces choses glanées dans les conversations de rue que je raconte ensuite dans les chansons de Skunk Anansie. Alors, fatalement, une certaine colère transparaît… Tous les membres du groupe ont grandi en se battant, aucun d’entre nous ne vient d’un milieu favorisé. Nous défendre, riposter, ne pas baisser les bras a toujours été une nécessité, la condition de notre survie. Nous sommes des combattants. Nous l’avons toujours été et le serons toujours. Moi, j’ai toujours su que je monterais sur une scène, un jour – une scène, un podium, un autel, un piédestal, peu importe… Je sentais ce besoin de m’exprimer et de m’exposer. Lorsque j’avais 15 ans, j’écrivais des tas de petits textes que j’empilais dans un tiroir ? des petites chansons sur 1’amour, le racisme, le chagrin. Mais, à cet âge-là, je ne pensais pas que le chant me permettrait de devenir une femme publique. Pour moi, le chant se cantonnait encore à la salle de bains. C’est seulement à 21 ou 22 ans que je me suis mis à considérer cette activité comme un moyen d’arriver à mes fins.
Ace : II semble exister deux façons d’entrer dans le monde : soit tu viens d’un milieu aisé ou même simplement modeste, et tu peux te laisser porter par le courant sans vraiment t’inquiéter pour ton avenir, soit tu viens – comme nous – d’un milieu difficile, racialement ou socialement défavorisé et tu dois te prendre en charge très vite, te construire tes défenses, un moyen de te protéger. S’il y a une part de rébellion dans notre musique, elle vient de là, de ce besoin de vivre.
Skin:Ce n’est pas une rébellion contrôles autres – les nantis, les Blancs dans leur ensemble, ce qui serait parfaitement stupide. Mais la pure expression d’une envie de vivre. Lorsque tu grandis, comme moi, dans un quartier noir – mes racines sont jamaïcaines -, tu apprends très vite à serrer les poings, à donner de la voix. Tu ne deviens pas une espèce de poupée docile pour groupe pop… J’ai parfois l’impression d’être une véritable éponge: tout m’atteint, tout m’inspire. Les choses proches, bien sûr – ce qui se passe dans mon quartier de Londres -, mais aussi toutes les atrocités du monde moderne. Toute cette douleur toutes ces larmes forment une espèce de boule dans mon ventre. Et le seul moyen que j’ai trouvé pour expulser cette boule, c’est Skunk Anansie.
Tu n’as jamais caché préférer les femmes aux hommes. En quoi cette sensibilité affecte-t-elle la musique et les textes du groupe ?
Pour être parfaitement honnête, j’ai le sentiment que mon homosexualité constitue l’aspect le moins intéressant de Skunk Anansie. Je ne suis pas une lesbienne intégriste- j’ai eu plusieurs aventures avec des garçons -,je ne suis donc pas aveuglée par ma sexualité. Au contraire, j’ai l’impression d’être une fille ouverte capable d’envisager-les choses sous plusieurs angles. Ce qui peut constituer un grand avantage dans la vie…J’ai l’impression d’être une fille comme les autres. Je suis généralement passionnée. Je connais d’immenses phases de fidélité, mais je peux aussi me transformer en formidable garce.
Est-il facile d’être noire et lesbienne dans l’Angleterre actuelle
On peut difficilement cumuler davantage de facteurs d’exclusion (rires)… Moi, j’ai eu tout le temps de m’habituer. Je n’ai jamais caché mes préférences, je les assume depuis toujours. Mais je suis aussi parfaitement consciente de ne pas appartenir à la norme. On me lofait assez sentir dans la vie de tous les jours : pour beaucoup, je représente tout ce qui est haïssable… J’ai dû couper tous les ponts avec une partie de ma famille qui né supportait pas de me voir ainsi m’écarter de la normalité. Ma seule alliée est ma mère.
Il y a dans vos textes un grand nombre de références à votre ville, Londres, à ses différente communautés.
Ace : Chacun de nous est très Intégré à son quartier, nous passons notre vie sur le trottoir à parler aux vieux, aux gamins, aux clochards. On discute du temps, du chômage, de football, de musique… Rares sont les groupes qui peuvent parler de ce qui se passe dans les communautés de Londres aussi bien que nous. Je pourrais raconter un millier d’histoires sur mon quartier.
Skin : Je n’ai pas fait d’études sur le sujet, je n’ai pas de diplôme de sciences politiques, mais je me sens tout à fait apte à parler de ce que je connais, un politicien de profession n’aurait jamais pu écrire une chanson comme Little baby swastikkka. Ce texte, je l’ai écrit en état de choc après avoir vu une petite croix gammée gribouillée sur un mur de Brixton, à cinquante centimètres de hauteur, à l’aide d’un crayon de couleur, donc probablement par un gamin. Voilà le genre de choses qui se passent dans nos quartiers – où l’endoctrinement des enfants et la violence domestique sont devenus des réalités brûlantes-, le genre de choses qu’un type comme John Major ignore forcément. Lorsqu’un politicien comme lui fait une visite à Brixton, les services de la ville nettoient tout deux jours avant son passage. Pas un seul papier gras, pas un mendiant sur le trottoir ;ce n’est pas le vrai Brixton qu’on lui montre… Je me dis parfois que j’ai une mission de documentaliste, que, plus tard, des gens pourront écouter mes textes comme autant de petites chroniques de la vie urbaine en 1995. Les gens dont ce travail devrait être la fonction n’existent plus: l’Etat a rendu la vie impossible aux instituteurs, aux docteurs, aux prêtres. Ce sont eux qui avaient pour mission d’écouter les gens de la rue, de les aider. Les profs, les médecins, les assistantes sociales servaient de ciment à notre société, on pouvait toujours leur demander conseil. Maintenant, on leur impose de travailler avec des œillères, d’être rentables. En 1995, si tu te retrouves dans une situation dramatique, vers qui peux-tu te retourner, a qui peux-tu t’adresser Il faut deux semaines pour obtenir un rendez-vous avec un médecin d’Etat, deux mois pour parler à une assistante sociale. Et, après toute cette attente, on te reçoit cinq minutes pour te prescrire du Prozac en te disant que ça ira mieux. Notre société est devenue sourde et aveugle, totalement dépourvue de sens collectif… Moi, j’aimerais tant aider les autres. Je peux juste les soutenir en parlant, en leur expliquant que la solution est peut-être en eux, qu’ils s’en sortiront en trouvant la force intérieure.
Ace : Pour moi, notre musique est rarement plus qu’une échappatoire. Je connais tous les problèmes que Skin évoque, mais j’ai justement envie de les fuir. Voilà pourquoi j’ai pris une guitare pour la première fois. Je voulais être comme les Sex Pistols : fuir la réalité en faisant le con.
Skin : Pour moi aussi, le rock a cette vertu d’évasion. Mais j’ai également pour projet de tirer les gens de l’apathie générale. Il y a aujourd’hui un vrai danger d’immobilisme, de passivité. Je connais trop de gamins qui refusent de s’impliquer, qui ne votent pas, ne font pas de sport, n’appartiennent à aucune association de quartier et restent chez eux, écroulés devant leur télé. Skunk Anansie, é’est un peu ma façon de leur dire de se réveiller, de se prendre en charge. Si les gens de notre génération deviennent inertes, renfrognés, résignés, alors nos enfants ne connaîtront jamais le bonheur. Et cette idée m’est insupportable.
Nouvel album : Paranoid + Sunburnt (One Little Indian/Labels).
Georges Garçon
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