[À la suite du décès de Sinéad O’Connor, nous rééditons notre rencontre avec la chanteuse, à New York, en 1997.] Il aura fallu trois ans de repli volontaire pour que Sinéad O’Connor retrouve le goût de l’écriture et de la vie publique. Transformée par la maternité, c’est en femme apaisée qu’elle s’apprête à tourner en France pour présenter “Gospel Oak EP”, collection de chansons où la plus belle voix d’Irlande éclaire enfin sa mélancolie d’un peu de soleil. À New York, rencontre dans les coulisses du fameux show télévisé de David Letterman, passage obligé de sa réhabilitation médiatique.
Tout le monde devrait avoir en sa possession une copie du nouveau disque de Sinéad O’Connor, le bien-nommé Gospel Oak EP, petite chose précieuse, nécessaire, où l’on entend les mélodies les plus vitales de ce début d’été. Chacun devrait pouvoir se plonger à heures régulières, tôt le matin, tard le soir dans ces océans de calme, aller y chercher un peu de cette sérénité rassurante dispensée par la chanteuse irlandaise.
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Fort comme le vent du large, beau comme un coucher de soleil, le genre de slogan ringard qu’on verrait bien inscrit sur la porte d’un centre de thalasso pour citadins usés, ce disque devrait être remboursé par la Sécurité sociale, pris en charge au même titre qu’un calmant ou qu’un excitant. Des chansons comme This Is to Mother You ou This Is a Rebel Song remplissant d’ailleurs les deux fonctions à la fois. Qu’est-ce donc que ce Gospel Oak EP ? Une brève collection de ballades et de marches irlandaises, traditionnelles et neuves à la fois, dont la plus incroyable des qualités est certainement d’avoir été pensées, écrites et chantées par une femme transformée, apaisée. Six chansons qui montrent la lente maturation, l’arrivée à bon port d’une artiste que l’on croyait incapable d’une telle clarté d’écriture car interdite de paix intérieure.
Sinéad apaisée
Sur les quatre albums de sa turbulente carrière, Sinéad O’Connor aura pourtant souvent tenté de convoquer calme et sérénité au chevet de ses chansons, mais sans grand succès. Pas tout à fait prête pour les armistices ou les grandes remises en question, l’Irlandaise est longtemps restée ce soldat sans armée, cet intrigant combattant au crâne rasé et à l’âme torturée : une vaste contradiction vivante, jurant à la terre entière qu’elle souhaitait la paix tout en se sachant incapable de déposer les armes. De toutes ces guerres menées le couteau entre les dents contre sa propre famille, le Vatican, l’occupant anglais ou bien encore les traditions familiales de l’Irlande, Sinéad O’Connor ne parle plus aujourd’hui que pour admettre, un peu boudeuse, qu’elles ont été perdues.
Mais depuis ce Gospel Oak EP en forme de bulletin de santé, on sait aussi que Sinéad a appris à se moquer de ses revers passés et s’est trouvé d’autres motifs d’inspiration. “Toutes ces erreurs commises dans des moments de détresse, toute cette infortune, je les effacerai en t’embrassant, en te donnant de la tendresse”, l’entend-on souffler doucement sur le superbe This Is to Mother You. Après avoir donné la vie pour la seconde fois – sa fille de 15 mois se prénomme Roisin – et s’être éloignée de la vie publique pendant trois années, Sinéad O’Connor revient donc au monde en souriant. Pour la première fois de sa difficile carrière, elle peut donner à voir ce visage radieux, cette mine d’ange débarrassée de ces tristes rictus de rage et de frustration qui en ont longtemps déformé les traits. À 30 ans, Sinéad revient heureuse, transformée et diablement inspirée. Avec le retour en grâce d’Echo & The Bunnymen, c’est l’autre miracle de l’année.
Troubles au Madison Square Garden
New York, le 16 octobre 1992. Sur la scène du Madison Square Garden, Sinéad O’Connor pleure de ces larmes brûlantes qui viennent aux gens humiliés. Elle pleure mais ne cède pas, restant plantée, les joues trempées, face à ce public qui la siffle depuis cinq minutes. Elle est venue faire son petit boulot d’artiste respectueux en reprenant le délicat I Believe In You de l’oncle Dylan, dont on fête ce jour-là les 50 ans, mais on ne lui a guère laissé le temps de payer son humble tribut. Ce n’est pas la chanteuse que le parterre new-yorkais a si mal reçue : c’est la femme à grande gueule, l’insoumise d’Irlande qui a commis le péché ultime en déchirant une photo du pape en direct à la télévision. Mais même sous les sifflets, celle que les amis de Dylan ont choisi de traîner dans ce procès en sorcellerie improvisé ne quitte pas la scène. Péniblement, elle va jusqu’au bout de son calvaire, puis s’en retourne dans les loges, seulement soutenue par le solidaire Kris Kristofferson. Vingt-cinq ans après l’antéchrist Lennon (“Les Beatles sont plus populaires que le Christ”) , Sinéad l’hérétique vient de découvrir ce qu’il en coûte de s’en prendre à la religion au pays des télévangélistes.
“Je n’ai pas peur. D’ailleurs, pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai rien fait de mal, si ce n’est titiller l’esprit étroit de certaines personnes qui incarnent à elles seules tout ce que ce pays peut avoir de vieillot, de conservateur, de réactionnaire. Mais je n’ai aucun problème avec l’Américain de la rue.”
New York, le 12 juin 1997. Cinq ans après l’humiliation de la soirée Dylan, Sinéad O’Connor est de retour en ville. L’après-midi, elle s’est un peu promenée autour de Times Square et personne n’a montré de signe d’hostilité. Elle a même signé quelques autographes à des fans. Rien à voir avec l’ambiance de haine soigneusement entretenue par la paire d’abrutis mondains Sinatra-MC Hammer après l’incident de la photo du pape, le premier se proposant de lui botter le cul, le second de lui payer son retour vers Dublin. Rien à voir non plus avec l’hystérie collective soulevée par un incident mineur – Sinéad avait alors refusé que l’on joue l’hymne américain avant un de ses concerts, lequel avait carrément abouti à une période de censure sur les radios du pays. Bonne nouvelle : Sinéad O’Connor ne serait plus perçue comme la brebis galeuse du folk mondialiste. Redevenue anonyme dans les rues de New York, ses beaux cheveux bruns l’auront sans doute aidée à se faire oublier. L’Irlandaise peut à nouveau s’imaginer un futur américain. Au milieu d’une série de concerts au Canada et sur la Côte Est des États-Unis, elle doit d’ailleurs retrouver un plateau de télévision, celui du prestigieux Late Night Show de la mégastar David Letterman, pour y interpréter une des chansons de son Gospel Oak EP.
“Retour en Amérique”
Quelques heures avant l’échéance, dans un grand hôtel de la 45e Rue, Sinéad se prépare à ses retrouvailles avec les médias américains. “Je n’ai pas peur. D’ailleurs, pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai rien fait de mal, si ce n’est titiller l’esprit étroit de certaines personnes qui incarnent à elles seules tout ce que ce pays peut avoir de vieillot, de conservateur, de réactionnaire. Mais je n’ai aucun problème avec l’Américain de la rue. Les gens qui apprécient ma musique ne m’ont jamais laissée tomber, ils sont restés proches de moi, et revenir en Amérique pour y chanter est un vrai bonheur pour moi. Ça prouve que le temps a toujours raison des polémiques, que l’on en revient toujours à l’essentiel, la musique.
Je me suis énormément apaisée depuis que j’ai compris que la musique était la seule chose qui comptait vraiment. Je prends beaucoup plus de plaisir aujourd’hui que lorsque j’étais en permanence sur la défensive. Les gens qui jouent et chantent dans mon groupe sont tous des amis, nous nous connaissons depuis des années. Lorsque nous partons sur la route, nous sommes comme des touristes en goguette, c’est beaucoup plus excitant que de faire ça de manière strictement professionnelle. Mon rapport à la scène a également changé : je m’y sens beaucoup mieux aujourd’hui que lors de mes premières tournées. J’aime être sur le devant de la scène, face au public. C’est une situation que je trouve extrêmement excitante, ce mélange de confrontation et de séduction. Revenir sur scène après toutes ces années était un test important pour moi. C’est sans doute le meilleur moyen pour mesurer l’effet des changements que j’ai vécus au niveau intime. Dès le premier concert au Canada, j’ai senti que j’avais fait beaucoup de chemin intérieurement. Je n’avais plus peur de me montrer, je me sentais fière, vraiment à ma place.”
C’est une sensation visible, tangible : Sinéad O’Connor est une femme neuve, aux regards et aux mots lavés de toute colère. Sa voix est douce, posée, et elle ponctue chacune de ses phrases par un petit sourire discret mais pénétrant, même lorsqu’elle revient sur les épisodes les plus douloureux de sa vie. “J’ai toujours eu l’impression d’être au centre des choses. À la maison ou à l’école, c’est toujours vers moi que les sentiments, bons ou mauvais, convergeaient. Dès qu’il y avait une raclée à ramasser, elle était pour moi. Et malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à me faire oublier, à me faire une place dans l’ombre. Pourtant, Dieu sait si j’aurais aimé qu’on me fiche la paix… À un moment, j’ai décidé de reprendre ma vie en main. Je ne voulais plus être la fille dont tout le monde parlait en mal, la victime éternelle. Puisque personne ne voulait me croire lorsque je disais que ma mère me battait, j’allais me faire remarquer d’une autre manière. C’était mon seul moyen de survie : sortir du rang en construisant quelque chose de beau, d’artistique, puis, une fois acceptée en tant qu’artiste, raconter l’histoire de ma vie. C’est exactement ce que j’ai fait : je me suis battue pour me faire entendre et ensuite, j’ai parlé, j’ai vidé mon sac.”
Sinéad O’Connor est née en décembre 1966 à Glenageary, un bourg prolétaire au sud de Dublin. Avant d’abandonner la famille pour courir vers de nouvelles aventures, son père laissera quatre enfants derrière lui. Le frère aîné de Sinéad, Joseph, est devenu l’un des écrivains les plus cotés d’Irlande, sa sœur Eimear étant probablement la peintre la plus appréciée de sa génération. Alors qu’on l’interrogeait sur les raisons qui ont poussé les enfants O’Connor vers les disciplines artistiques, Eimear aurait répondu “la douleur”.
Chemin initiatique
Quant à Sinéad, elle expliquait récemment que sa mère, alcoolique et dépressive, avait reporté sa haine pour le père vers ses propres enfants, souffre-douleur d’un Germinal contemporain : “Ma mère avait choisi des méthodes de torture bien distinctes pour chacun d’entre nous. Avec moi, cela se passait toujours de la même manière : elle me retirait mes vêtements et s’en prenait violemment à mon sexe, le torturant et crachant dessus. Ma mère a complètement bousillé mon rapport à la sexualité.” Si elle a désormais cessé d’alimenter les gazettes en détails sordides sur les souffrances de son enfance, ses frères et sa sœur lui ayant demandé de ne plus parler de cette période de sa vie, Sinéad se sait incapable de taire ses colères, une incapacité au silence qui la pousse à refuser la majeure partie des interviews qu’on lui propose.
“Je ne vois pas pourquoi moi, qui ai été la principale victime de maltraitance dans ma famille, je devrais aujourd’hui faire comme si tout cela n’avait pas existé. Je ne veux pas être deux fois victime : d’abord physiquement, ensuite psychologiquement. Personne n’a le droit de m’ôter mon droit de parole, alors si je choisis de me taire sur ces questions douloureuses, c’est de mon propre chef, et uniquement pour mon bien. Désormais, je souhaite gérer ce que je dis dans la presse avec plus de rigueur que dans le passé. Il y a des choses que je dois raconter pour me sentir mieux, et d’autres dont je ne dois plus jamais parler… L’essentiel étant de ne plus jamais me retrouver complètement paralysée, comme je l’ai été il y a quatre ans.” À l’époque, incapable de s’exprimer autrement que par voie de presse, Sinéad s’était payé une pleine page de publicité dans un quotidien irlandais pour publier un poème qui se refermait sur ces mots : “Je me suis perdue. Je ne pourrai me remettre à chanter que lorsque je serai sûre de savoir qui je suis.”
“Je ne vois pas pourquoi moi, qui ai été la principale victime de maltraitance dans ma famille, je devrais aujourd’hui faire comme si tout cela n’avait pas existé. Je ne veux pas être deux fois victime : d’abord physiquement, ensuite psychologiquement. Personne n’a le droit de m’ôter mon droit de parole, alors si je choisis de me taire sur ces questions douloureuses, c’est de mon propre chef, et uniquement pour mon bien.”
Une seule écoute du somptueux This Is to Mother You suffira à s’en persuader : Sinéad O’Connor a trouvé toutes les réponses à ses questions. “Depuis quatre ans, je me regardais dans une glace, en quête de vérité. Or, ce que je vois dans le miroir depuis quelques mois me plaît assez. Spirituellement, physiquement, sexuellement, je me sens totalement épanouie. J’ai passé des années à me poser des questions sur mes désirs, ma sexualité, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il fallait se laisser aller et vivre toutes ces choses aussi librement qu’intensément. En même temps, je ne regrette pas de m’être posé toutes ces questions. Il fallait en passer par là, par ces moments de doute, de souffrance. Je suis très attachée à cette idée d’apprentissage, de recherche permanente.
Ce doit être affreux de trouver toutes les clés de la vie lorsqu’on a 20 ans. Je suis heureuse d’avoir été cette fille un peu paumée, à côté de ses pompes. Je suis heureuse d’être allée trop loin, d’avoir pris des décisions extrêmes, comme lorsque je me suis fait raser le crâne pour la première fois. J’avais 18 ans, l’âge auquel on est censée devenir un objet de désir, une femme en pleine possession de ses moyens de séduction et moi, je décidais de redevenir totalement asexuée. Je voulais être l’exact inverse d’une femme désirable. Je voulais montrer qu’une fille peut avoir de l’ambition dans le milieu de la musique sans nécessairement tout miser sur sa féminité. Evidemment, c’était une décision extrême, mais les gens m’auraient-ils écoutée aussi attentivement si je n’avais pas été perçue comme cette fille un peu déjantée ?”
Chaque soir de la semaine, lorsque David Letterman et son Late Night Show prennent l’antenne de CBS, l’Amérique s’écroule sur le sofa et sort la bière du frigo. En cette soirée de juin, c’est un John Travolta en grande forme qui joue les premiers rôles de l’émission la plus regardée des États-Unis. Quand, en fin de programme, vient enfin le moment qu’attendait Sinéad, tout le monde retient son souffle : l’imprévisible Letterman fera-t-il allusion aux événements qui ont rendu la chanteuse si impopulaire au pays de Mickey ? À quelques mètres du plateau, le manager de l’artiste a du mal à cacher sa nervosité. “Normalement, elle doit simplement chanter This Is to Mother You puis disparaître, mais avec ce présentateur, on ne sait jamais ce qui peut se passer.” À la grande satisfaction des associations de téléspectateur·ices américain·es, l’un comme l’autre s’en tiendront à leurs rôles définis, elle chantant magnifiquement, lui se contentant de la présenter comme la plus grande artiste irlandaise contemporaine.
“Je suis très attachée à cette idée d’apprentissage, de recherche permanente. Ce doit être affreux de trouver toutes les clés de la vie lorsqu’on a 20 ans. Je suis heureuse d’avoir été cette fille un peu paumée, à côté de ses pompes. Je suis heureuse d’être allée trop loin, d’avoir pris des décisions extrêmes, comme lorsque je me suis fait raser le crâne pour la première fois.”
Le retour aux affaires de la plus belle voix d’Irlande aura donc été à la mesure de son Gospel Oak EP : une renaissance discrète, digne, sous le signe d’un bonheur neuf et parfaitement assumé. “Ça me fait rire de penser que des tas de gens auront regardé cette émission de télévision en attendant quelque chose d’imprévu, de sulfureux. En fait, c’est peut-être ça, le véritable imprévu : m’entendre chanter sans me faire remarquer, sans faire de vague… Je crois que le temps où j’avais besoin d’exprimer des choses de manière extrême est révolu. Maintenant, pour me libérer de toutes ces émotions trop grandes, je me contenterai de mes chansons. Je n’ai jamais vraiment eu le sentiment d’écrire des choses très généreuses. Jusqu’à présent, ce que j’ai donné aux autres était rarement très agréable à entendre. Le plus souvent, je n’ai proposé que colère, frustration, douleur. Mais avec Gospel Oak EP, qui est un petit disque ouvert sur les autres, un acte de partage, j’ai l’impression de renvoyer la balle, de régler mes dettes. C’est ma façon de dire : je vais mieux, et je vais essayer de vous aider à aller mieux.”
Sinead O’Connor Gospel Oak EP (Chrysalis).
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