Révélation de la fin 98 avec le somptueux Silur, le duo allemand Tarwater y brisait les murs entre pop-music et expérimentation, entre haute couture et prêt-à-porter. Normal pour un groupe qui a grandi à Berlin-Est, dans la haine du mur et des cloisons.Essayez, l’air de rien, d’évoquer “l’exception culturelle allemande” lors d’un dîner culturel […]
Révélation de la fin 98 avec le somptueux Silur, le duo allemand Tarwater y brisait les murs entre pop-music et expérimentation, entre haute couture et prêt-à-porter. Normal pour un groupe qui a grandi à Berlin-Est, dans la haine du mur et des cloisons.
Essayez, l’air de rien, d’évoquer « l’exception culturelle allemande » lors d’un dîner culturel la phrase fait immanquablement sourire. Ou consterne. Et pourtant. Face aux dominations anglo-saxonnes, le rock allemand a toujours été, en Europe, une anomalie, une poche de résistance active. Mais là où en France, par exemple, le maquis résistait des tréfonds de l’underground, souvent sans réelle influence sur les décisions à venir (à l’exception, peut-être, de Gong, Pinhas et quelques autres), des groupes comme Faust, Can, Amon Düül ou Neu! ont réussi à infiltrer, insidieusement, le cours de l’histoire. Ainsi, du nouvel album de Blur aux bricolages de Beck en passant par les laboratoires de Chicago, le krautrock est une matière première dont plus personne ne peut nier l’importance. En détruisant ainsi à temps les matrices étouffantes du rock, en outrepassant joyeusement ses règles, en redéfinissant sauvagement sa respiration, ses souffles et ses râles, ces agitateurs allemands travaillaient pour le compte du futur.
Kraftwerk tirait immédiatement les marrons de ce brasier, organisant les noces inconcevables entre cette liberté gagnée sur le son et une vieille fille frigide, alors confite dans ses petites habitudes maniaques : la pop-music. Vingt-cinq ans plus tard, on n’a pas fini de mesurer les conséquences de ces épousailles. Pour faire rapide, on dira que Kraftwerk est partout où l’intelligence et l’audace sont de mise dans la pop-music. Dans l’electro-pop, évidemment, qui suivit les leçons de Düsseldorf au pied de la lettre, mais pas seulement là : on sait que Kraftwerk était le groupe fétiche de Joy Division et que les Allemands ont bien entendu fondamentalement influencé le brillant virage électronique de New Order acte fondateur de la dance-music anglaise telle que nous la connaissons depuis plus de dix ans. On sait aussi que, du New-Yorkais Arthur Baker aux gamins de Detroit, l’electro et la techno parlèrent d’abord l’allemand syncopé de Kraftwerk avant d’obtenir la nationalité américaine. Bref, comme dirait l’hymne national, le krautrock fut souvent über alles.
Depuis le début des années 80, c’est surtout en Amérique que le rock allemand est allé se revitaliser. Quelques maisonnettes de disques aux locataires fouineurs (City Slang, Kitty-Yo ou Normal) sont ainsi devenues les porte-parole de ce qui se faisait de mieux outre-Atlantique, tissant des liens précieux pour l’Europe avec des labels aussi divers que Drag City, Thrill Jockey ou Darla. Pendant ce temps, des magazines gonflés (Spex, qui mettait déjà Tortoise en couverture quand on cherchait encore Chicago sur la carte) achevaient de faire de l’Allemagne la terre d’asile idéale pour toute une génération de guitares américaines interdites de séjour dans la frileuse et protectionniste Angleterre. Tout Seattle, Nirvana compris, a d’abord connu de l’Europe la seule Allemagne, mais aussi Pavement, Yo La Tengo, Thievery Corporation, Tortoise ou Smog.
L’Amérique, pas chienne, renvoie donc aujourd’hui l’ascenseur, accueillant à bras ouverts l’électronique bucolique de Kreidler, les cocasses concassages pop de Mouse On Mars ou la suavité bizarrement martiale de To Rococo Rot. Un bel exemple d’échanges culturels : un groupe allemand Neu! influence un groupe américain Tortoise qui influence à son tour un groupe allemand Kante. Toujours bon de constater que les ponts ne fonctionnent pas systématiquement à sens unique. On ne compte ainsi plus les passerelles ouvertes entre l’outre-Rhin et l’outre-lac Michigan, joyeuses partouzes où le post-rock et le krautrock se découvrirent pleins d’ancêtres et de fantasmes communs.
A la croisée de tous ces ponts qui relient l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne, un groupe surveille le trafic, picore les images. Il y a ainsi du Massive Attack, du Tortoise, du Cabaret Voltaire, du DJ Shadow et du Kraftwerk chez Tarwater. Du Kraftwerk, surtout pour cette capacité à réconcilier les avant-gardes et la pop-song, la haute couture inabordable et le prêt-à-porter. Démocrate et chrétien, ça. Louable intention que celle-ci : partager avec le plus grand nombre son savoir, sa culture, démocratiser le son élitiste de Chicago en l’enfilant dans les mélodies sifflables des Beach Boys. Tarwater est là depuis longtemps et a donc la vue longue. Bernd Jestram et Ronald Lippok connaissent bien l’underground. Au début des années 80, alors que leur quartier de Berlin était toujours à l’Est, rester dans l’underground n’était pas une simple figure de style, mais un mode de survie. Dans les caves. Pas facile d’être punk chez Honecker. « Nous nous faisions sans cesse arrêter par la police, jamais un de nos concerts n’a pu se terminer. La question n’était pas de savoir si le concert serait interrompu ou non par un raid, mais à quelle chanson il allait l’être. Nous n’avons jamais réussi à jouer la cinquième chanson de notre répertoire. »
On avait connu, de The Grid aux Beloved, la pop-music pour caissons à isolation sensorielle : c’était confortable, apaisant et un rien poisseux. Chez Tarwater, pas question de se contenter de cette petite enclave marine en milieu urbain. Leur quatrième album, Silur, fait référence à la période silurienne où la terre était recouverte par les eaux, à la nostalgie des grands fonds, l’humidité collée à la peau. Du coup, cette musique est beaucoup plus liquide une savante façon de mélanger l’eau et les huiles précieuses que solide. Elle évoque la nage hypnotique de la méduse. C’est une musique résolument invertébrée et pourtant d’une consistance assez fascinante. Une musique détrempée et pourtant d’une aridité exemplaire, sans une arête qui dépasse, sans un corail décoratif de trop. Pour le décorum, la surcharge Ronald Lippok possède heureusement un autre véhicule : ses peintures d’inspiration Renaissance, aussi conservatrices que sa musique rêve de progrès. « Beaucoup de musiciens anglais sont aussi, à la base, d’anciens étudiants en art. Mais eux cherchent à le cacher, en ont honte. L’intelligence et la culture paraissent des tares, ça leur fait peur. Parler de philosophie leur paraît trop pompeux, pas assez cool. »
La dictature du cool aura finalement fait beaucoup de mal en Angleterre, où cette grâce avant tout américaine sera mal traduite par « branleurisme ». On vit ainsi des groupes pourtant intelligents et instruits de Blur aux Chemical Brothers jouer littéralement aux cons, s’abaisser le front, réfutant en bloc toute idée de sérieux, d’innovation. En découlera une curieuse topologie rock : d’un côté, les groupes pop se feront un peu plus rétrogrades que nécessaire ; de l’autre, les chercheurs de plus en plus méfiants et sadiques vis-à-vis de la mélodie. Seuls quelques brillants équilibristes n’oublient pas qu’entre le passé et le futur le présent peut être jouissif et concilient vaillamment songwriting et soundwriting de Massive Attack à The Beta Band en passant, forcément, par Leila. Heureusement, en Allemagne, Ronald Lippok qui joue également avec les excellents To Rococo Rot prend lui aussi la pop-song très au sérieux, refusant toute distinction entre genres majeurs et mineurs : à Berlin, plus question, en musique comme dans la vie, d’accepter à nouveau un mur qui sépare les familles. « En Allemagne, il existe une distinction très marquée entre les musiques « e » et « u », entre « Ernst » et « Unterhaltung », entre ce qui est sérieux et ce qui relève du simple amusement. Moi, je ne crois pas à ces castes. D’ailleurs, nous avons beau être un groupe électronique sérieux, nous utilisons aussi des instruments pop et notre nom provient d’un vieux disque de blues, où le guitariste s’appelait John Tarwater… Notre musique est basée sur l’échantillonnage au sens premier du terme : nous recueillons, dans nos flacons, des échantillons de toutes sortes de musiques. Mais tout est ensuite lié de manière homogène, sans hiérarchie. »
Il y a effectivement un côté très laborantin sur Silur. Océanographe, même : plusieurs chansons parlent de tubes à essais analysant l’eau de mer, le somptueux The Watersample (L’Echantillon d’eau poussant encore plus loin la recherche, du côté de la Calypso. Mais une Calypso transformée en lupanar : car les voix ont beau débiter leurs observations d’une voix frigide et scientifique, la musique, elle, se tortille et se prélasse avec une lascivité rarement vue en blouse blanche. C’est Michel Chevalet déniaisé par DJ Shadow. « L’intérieur du tube à essais est décoloré par une préparation chimique adéquate » ou « Il nous a fallu casser la glace, pour obtenir un échantillon d’eau ». Dit comme ça, ça fait pas très sexy. Et pourtant, entendre ce timbre neutre raconter une attaque de requins sur Cousteau ou détailler la crasse d’un fond marin est l’une des expériences les plus étrangement sensuelles du moment. On a forcément dû, plus jeune, être amoureux de sa prof de physique et biologie. « Je trouve que la recherche et les sciences sont des matières très sexy. D’accord, on utilise des collages pour réaliser notre musique. Mais à l’arrivée, la beauté et la suavité des formes fait totalement oublier la science qu’il y a derrière. »
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