Une forêt de feutre, un chapeau errant, un peloton reptilien de cyclistes : trois installations, trois types de silence. Des expositions d’été privées de la moindre trace sonore qu’il aurait été dommage d’ignorer, à quelques jours de leur fermeture pour cause de clôture de la saison estivale.
Après la cacophonie de la Biennale de Venise, après les bouteilles de verre brisées, les vrombissements de moteurs, les dramatisations musicales, les karaokés kitsch et les tambours collectifs, l’été vint avec son lot d’installations silencieuses. Pièces sculpturales ou vidéos, des présences en image sans bruit, dépourvues d’accompagnement, sans musique. Des vertus du silence, contemplatif et cérébral, au service d’oeuvres sans intention de divertir. Alors que parmi les artistes les plus marquants de l’année, on retrouve des as du bidouillage sonore (Doug Aitken et ses cris de foule à Cahors, Pipilotti Rist au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Kendell Geers et ses coups de feu obsédants…), parvenant à mettre en son des images en une parfaite empathie, l’année semblait placée sous le signe du Remix (titre d’une expo itinérante à travers l’ouest de la France), DJ et artistes travaillant de concert à un type d’intervention bidimensionnel. Culture du clubbing, du découpage, du cut-up et du brouillage de cartes.
C’est pourtant dans le silence le plus absolu que Xavier Veilhan a plongé sa Forêt, au Consortium, centre d’art contemporain de Dijon. Un gros silence, rude et chaud, qui sent le brûlé dans une monochromie de marron pas net. Car ces troncs d’arbres et ce sol irrégulier de faux plats et de talus ne sont faits que de feutre, matériau vil, sans beauté, prisé de Joseph Beuys pour ses vertus de conservation de la chaleur et d’étouffement du son. Pas le moindre écho entre ces colonnes irrégulières de textiles, pas le moindre souffle de quoi que ce soit. Sentiment de se trouver coincé sous une chape de plomb atonal, un espace de non-vie végétale là où le titre promettait odeurs d’humus et chants d’oiseaux. Pour l’occasion, le hall habituellement spacieux de l’Usine du Consortium, avec ses fenêtres hautes et sa structure industrielle, devient méconnaissable. Subissant sa transformation en paysage mental, en cabanon fantasmatique plutôt que champêtre. Une forêt qui ne serait plus que l’ombre d’elle-même, une apparition malsaine finalement pas très éloignée du lieu maudit que donne à voir le Projet Blair Witch, film qui redonne vie à l’ancestrale terreur attachée aux sous-bois. Après le film noir, après le bruit blanc : le silence marron, stérile et suffocant.
Moins lourd, plus décalé et plus ironique, le silence du Retour du chapeau de Marijke Van Warmerdam. Rien à voir avec ce qui précède, tant le travail de cette artiste hollandaise s’intéresse aux petites absurdités du quotidien, sans la moindre trace de dramatisation, depuis cinq ans que ses pièces sont exposées. A Montpellier, dans la galerie du Frac Languedoc-Roussillon, elle présente à côté d’une oeuvre in situ un film parfaitement silencieux, si ce n’est le léger souffle du projecteur. Au centre de l’écran, un immense ravin, une sorte de cratère de roche, au-dessus duquel un chapeau passe et repasse jusqu’à sortir du champ de la caméra. Le couvre-chef vole, d’un bord à l’autre du trou béant, s’approchant de la caméra jusqu’à la toucher, avant de filer à l’autre extrémité de l’écran. Un clin d’oeil aux performances inutiles du Suisse Roman Signer ainsi qu’aux élégances vestimentaires des films muets. Précision non négligeable : le film de Marijke Van Warmerdam a été tourné en conditions réelles, aux abords d’un véritable cirque naturel en Suisse, connu pour les forts courants d’air qui le traversent. Les habitants de la région auraient l’habitude de venir y jeter des objets et de les regarder évoluer. Indéfiniment (la caméra ne filme pas sa chute), le chapeau danse dans les airs sur cet air de valse inaudible qui fait tout le charme de cette pièce, d’un silence mélodique.
C’est un autre type de silence, mais tout aussi chorégraphique, que l’on retrouve dans Le Peloton de Roderick Buchanan. Un grand écran dans une petite salle obscure (toujours à Montpellier, mais cette fois dans les locaux d’Iconoscope, galerie associative dirigée par deux artistes), face à des sièges de toile pliables, comme au camping ou comme en bordure du Tour de France. Et pour cause : l’artiste de Glasgow présente, in extenso, l’édition 98 de la compétition cycliste, telle que diffusée par Eurosport. Des heures et des heures de course, éditées selon un principe cinématographique : ne garder que les vues d’hélicoptère, les plans d’ensemble, faire du peloton de coureurs un tout filmé de loin. Au fil des heures, on suit donc la bête humaine au gré des étapes, passant une église, longeant un champ, traversant des ponts, des bourgs, en plein terroir. Vision inédite d’un paysage réduit à l’état de décor, vide, statique, et pourtant toujours changeant, alors que le même peloton avance toujours plus loin. Sport pourtant spectaculaire d’efforts et de rebondissements stratégiques, le cyclisme vu par Roderick Buchanan perd ainsi toute réalité. Plongé dans un silence qui élimine commentaires sportifs et cris des spectateurs, parole des coureurs et grincement des pédaliers, il tourne à vide, inexpliqué. Silence mystificateur.
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