Avec un nouvel album ténébreux et surpuissant, les Islandais Sigur Rós se réinventent en attaquant de front les crises qui ont
touché le groupe et leur pays. Rencontre sur leurs terres, à Reykjavík.
Quand l’heure est venue de dévoiler le tout premier extrait d’un nouvel album, le choix n’est jamais anodin. Certains artistes optent pour la facilité : une chanson de transition, qui rappelle leur disque précédent et annonce le suivant. D’autres brûlent d’emblée toutes leurs cartouches en misant sur le tube potentiel. Les Anglais de Foals ont la malice de sélectionner à chaque fois le morceau le plus surprenant (Spanish Sahara, Inhaler), diamétralement opposé à leur répertoire habituel.
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Cette année, Sigur Rós a visiblement eu la même idée quand il a mis en ligne Brennisteinn fin mars. On a d’abord cru à une erreur dans le nom du groupe. Une intro postindustrielle, avec des guitares pulvérisées et un rouleau compresseur en guise de batterie – de toute évidence, on assistait au retour tant attendu de Massive Attack ou de Nine Inch Nails. Et puis, une voix s’est élevée au-dessus du magma, asexuée et inimitable : celle de Jónsi, l’ange gardien de Sigur Rós. Après avoir épuisé les théories improbables (Jónsi en duo avec Trent Reznor), on a fini par admettre qu’on n’aurait pas cru Sigur Rós capable de provoquer un tel effroi.
Dans la langue de Björk, “brennisteinn” signifie “soufre”, cette vague odeur d’œuf pourri qui caractérise les innombrables fumerolles d’Islande. A une lettre près, ça donne “souffre”. La douleur et la menace s’installent insidieusement dans les moindres recoins de Kveikur, septième album du groupe. Comme pour soigner le mal par le mal, le quatuor devenu trio s’est retranché dans les ténèbres pour se réinventer et faire face aux crises qui ont failli le terrasser.
Depuis fin 2008, le pays a l’habitude des catastrophes : éruption volcanique dévastatrice, dégringolade de l’économie, séquelles de la crise financière internationale, effondrement de la couronne et des trois principales banques. Encore en convalescence, l’Islande cherche la stabilité à tâtons. Son nouveau Premier ministre libéral centre-droit, Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, en poste depuis seulement quelques semaines, est déjà critiqué pour son appartenance au Parti du progrès. Au pouvoir de 1995 à 2007, ce parti allié au Parti de l’indépendance (droite) est jugé responsable d’avoir préparé le terrain aux désastres financiers de la fin des années 2000 en privatisant les banques et en favorisant les emprunts à l’étranger. Si certains partis ont choisi des noms qui voient la vie en róse (Aube, Avenir radieux, Arc-en-ciel…), la stabilité est encore loin. Pour le romancier Sjón, cette période de trouble peut être salvatrice : “Ce sera une bonne chose pour l’Islande que notre image ait été ternie, expliquait-il au Guardian en 2011. Qui voudrait être un elfe amateur de musique pour toujours ? Il était temps que les Islandais montrent leur côté obscur.”
Longtemps, Sigur Rós a soigneusement ignoré le marasme quotidien, préférant la crise de rire à la crise tout court. Pour tenir tête, le groupe s’est plongé dans des visions enchanteresses et des mélodies d’un monde parallèle, chantées dans un langage inventé par Jónsi. Pour Með suð í eyrum við spilum endalaust (2008), la pochette signée Ryan McGinley montre de dos des gens qui courent nus : la liberté incarnée. Sur la tournée qui s’ensuit, l’euphorie prend la forme d’une pluie de confettis multicolores à la joie contagieuse.
Pourtant, après une longue pause, un certain essoufflement créatif est palpable sur Valtari, sorti l’été dernier. Le départ il y a quelques mois de Kjartan Sveinsson, qui officiait aux claviers depuis 1998, aurait pu affaiblir ou décourager les trois membres restants. Au contraire, cette nouvelle dynamique les a renforcés plus que jamais.
On arrive à Reykjavík en plein printemps : 3 °C, neige, visibilité réduite et vent glacial. Ce n’est pas un hasard si le nom de la capitale islandaise signifie “baie des brumes”. Ici, la population a élu pour maire un ancien acteur et humoriste, Jón Gnarr, en poste depuis 2010, année qui l’a vu défiler en drag queen en pleine Gay Pride : la routine dans ce pays pas comme les autres. Ici, tout commence autour d’une table : le climat est plutôt léger au restaurant, quand leur manager nous fait écouter du reggae islandais, ou quand Kjartan, l’ex-claviériste, ricane gentiment en nous voyant tester une spécialité locale, le hákarl (requin faisandé) dont on doit faire disparaître le goût tenace en buvant fissa du brennivín.
Loin du Harpa, cette salle de concerts monumentale construite en pleine crise et inaugurée en 2011, on retrouve Jónsi dans un théâtre historique, au bord du lac du centre-ville, dans un grenier aménagé comme un club anglais de la fin du XIXe siècle. Il confirme tout de suite notre impression : “Kveikur fait partie de nos albums les plus puissants. Agætis byrjun et () ont été déterminants, même si tous nos albums ont une évolution qui leur est particulière. Certains ont leur propre ambiance, des caractéristiques très fortes qui les rendent à part. »
Le groupe fêtera ses 20 ans en janvier prochain, mais cette longévité ne le surprend pas plus que ça. “On a tendance à ne pas trop y penser, mais on a quand même beaucoup évolué. Pour cet album, on n’avait jamais autant discuté entre nous, alors qu’on avait l’habitude de ne jamais parler de ce qu’on était en train de faire, de ce dont on avait envie. C’est l’instinct qui continue de nous guider depuis toujours. Pour la première fois, on voulait un album plus sombre, plus tourmenté, sans pour autant prévoir précisément comment serait le résultat.” Avec cette idée de départ, ils s’adaptent à leur nouvelle configuration en trio. “Nous avons eu une approche différente, plus expérimentale, notre claviériste ayant quitté le groupe. C’était à la fois bizarre, triste mais aussi excitant d’être obligés de chambouler nos méthodes et notre songwriting.”
Ce qui frappe chez cet écorché vif, c’est son besoin fondamental de créer. Quand on lui demande comment il occupe ses journées quand il ne touche pas à la musique, il confie ses activités récentes : restaurer de vieux fauteuils, cuisiner, inventer une recette de schnaps qui ressemble au Pernod. “Je crois que la créativité, sous toutes ses formes, est bénéfique pour l’âme et l’esprit. En ce moment, je me contente de cuisiner et de concocter du schnaps. La raison en est très simple : il y a un grand tournoi mondial de billard à la télé, comme un marathon, de 9 h du matin à 9 h du soir ! J’avoue que ça commence à faire beaucoup de temps libre…”
Georg et Orri, respectivement bassiste et batteur, le rejoignent. Comment expliquer la noirceur presque terrifiante et claustrophobe de certains passages de Kveikur, où le groupe se change en Sigur Rósse ? Avec un air inquiétant, Georg répond : “La colère, la frustration… Non, je rigole. La musique ne reflète pas forcément une ambiance ou un état d’esprit. En revanche, elle peut en créer. On peut parfois faire des erreurs, quand on enregistre. Ce n’est pas nécessairement mauvais. Par exemple, sur l’une de nos vieilles chansons, Ny batterí, j’avais loupé une note de basse, ce qui a donné une hésitation très bizarre qu’on a quand même gardée.”
Si Kveikur s’épanouit dans le cambouis, les torrents de lave et les terrains de mine, certains passages s’élèvent vers les altitudes habituelles. Habitué à fréquenter les cieux, le trio explore maintenant le tréfonds des gouffres avec la même dignité, le même soin. L’album a de quoi déstabiliser. Il fait entrer en contact gravité et légèreté, à l’image d’un pays qui fait côtoyer sur une petite surface le feu (“kveikur”, c’est une mèche de bougie prête à être embrasée) et la glace (Isjaki, “iceberg” en VF, est l’un des grands moments épiques de l’album).
Mais là où tant d’artistes tomberaient dans un sérieux pompeux, le trio laisse exploser son originalité et son humour. Avec un joli sens de l’autodérision, le groupe a accepté de figurer dans un épisode des Simpson diffusé en mai outre-Atlantique, avec Homer en pull islandais de rigueur. A la fin de l’épisode, le générique habituel, composé par Danny Elfman, est interprété en version Sigur Rós : la musique de nos plus beaux rêves.
Concert : le 30 juillet à Lyon (Nuits de Fourvière)
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