Il y a du Zelig chez l’Américain Shawn Lee, Noir de Géorgie quand il chante la soul, Brésilien quand il détourne la bossa, montagnard des Appalaches quand il s’empare du folk, blanc-bec de Londres quand il s’approprie les rythmes digitaux. Une capacité d’adaptation documentée par l’agile Monkey boy, premier album d’un nomade médaille d’or du gymkhana.
En école de journalisme, c’est une règle d’or, avec laquelle on se fait taper sur les doigts : ne jamais poser de questions auxquelles l’interviewé pourrait répondre par oui ou non. Une règle qu’on aurait été inspiré de remiser au moment d’interviewer l’Américain Shawn Lee. Car posez-lui une question aussi anodine et strictement informative que « Quel est le premier single que tu aies acheté sans prendre en compte l’avis des autres ? » et vous êtes parti pour une bonne demi-heure de considérations mystico-universalistes sur les sujets les plus redoutés par un teneur de micro : le pouvoir de la musique, les forces qui nous dépassent, la logique imperturbable des choses, notre fugacité sur terre… Bref, Shawn Lee ne parle de lui-même que pour immédiatement s’inclure, se noyer dans une grande chaîne globale, dans un vaste plan large où Dieu, les vibrations, le destin ou la difficulté de se comprendre comptent largement plus que son moi. On a beau lui chercher des noises, lui chatouiller les pieds, pas moyen de réveiller l’ego de Shawn Lee : la fierté de ce type d’une humilité sans faille a été tellement amochée par ses dix dernières années d’errements qu’elle a fini par l’abandonner. Hésitant à parler à la première personne du singulier, il s’estime totalement dépassé par sa musique, qu’il juge beaucoup plus importante et imposante que lui. « Je ne suis pas le King, juste un pion, manipulé par ce qu’il entend dans sa tête. Je suis aux ordres de ma créativité. Elle vient par les airs, d’ailleurs. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Plusieurs fois, épuisé par ces fumeux monologues et ces digressions babas-casse-cool, on eut ainsi envie de lui dire « Oh, ta gueule ! ». Mais le personnage est si intensément habité par son discours, si humble et si chaleureux qu’il bénéficiera, comme Ben Harper autre bavard interstellaire , de la clémence. Car heureusement, son disque, le versatile et hanté Monkey boy n’est, lui, jamais à ce point bavard. Lui aussi fort en digressions, il a par contre la bonne idée de parfaitement respecter les blancs et les silences, de ne jamais se sentir obligé de meubler, d’en rajouter. Plus qu’à Shawn Lee, c’est à ce Monkey boy qu’on aurait dû parler.
Dans le flot épuisant de ce discours en chute libre, on apprendra qu’il a grandi à Wichita, charmante bourgade du Kansas spécialisée dans le commerce du grain on soupçonne le jeune Shawn Lee d’en avoir fumé quelques quintaux. Qu’il y connut, comme tout suburbain condamné à la fréquentation crasse des Wasps, une sourde et violente frustration, qui nourrit encore les plus dures de ses chansons. Qu’il y développa, en réflexe naturel d’auto- défense, une immense capacité au rêve éveillé cette issue de secours dérisoire mais vitale dans laquelle on s’engouffre quand dehors est une menace, une horreur morne. Bref, Shawn Lee a grandi le corps dans l’enfer provincial, mais la tête ailleurs, incapable de succomber aux rituels de la démission, du renoncement, du retour humiliant dans le rang. « Heureusement, j’avais la musique. Grâce à elle, je pouvais m’échapper de Wichita, rêver aux grandes villes, à d’autres destinées. Je me suis construit un monde totalement chimérique, mystique. Je m’interviewais moi-même, je marchais en imaginant qu’on me filmait, je rêvais à ma vie de musicien. »
C’est dans ces rêves que, clairement, Shawn Lee voit son futur : derrière une batterie (d’où le vire régulièrement, dans le garage familial, un frère violent et jaloux) ou, à la rigueur, une guitare (derrière laquelle le cantonne volontiers le frère violent, aux doigts gourds). Dans la conversation de Shawn Lee, il est souvent question de tournants déterminants. Le premier s’appelle Kevin et conduit directement derrière une batterie. « On était copains à l’école et, pendant des mois, il a essayé de m’entraîner avec lui à l’église baptiste de notre quartier. Et soudain, en pénétrant dans l’église, j’ai reçu un choc : l’orgue Hammond, la batterie, les tambourins et la chorale gospel, ça m’a terrassé. Une vraie révélation : c’était à la fois brutal et sensuel, le c’ur noir de toutes les musiques. A la fin de la messe, le prêcheur a demandé si des gens, dans l’assistance, voulaient se joindre à l’orchestre et j’ai immédiatement dit « Moi ! Moi ! » Le dimanche d’après, je suis venu avec ma batterie et ça a été l’expérience musicale la plus intense de ma vie. J’ai été emporté par la musique, j’ai joué des trucs dont je me croyais incapable. Je suis entré en transe. A la fin, des filles m’ont demandé des autographes. Ça a été le tournant de ma vie. »
Derrière la batterie de l’église baptiste, la musique devient enfin cette compagne exclusive et jalouse que Shawn Lee fantasmait de rencontrer. Embarqué par d’autres membres de la congrégation, il devient, dès 16 ans, musicien professionnel, jouant des reprises dans les balloches ou du blues dans les tavernes. Le rêve d’enfant se précise même tellement que désormais il y a de la géographie autour : alors que tout de la musique à l’architecture le pousse vers New York, c’est à Los Angeles « parce que le temps y est vraiment agréable » qu’il débarque finalement, l’adolescence encore en chantier, à la fin des années 80. Car Shawn Lee vient de faire une découverte de taille : les chansons ne sont pas forcément ces choses que l’on reproduit à la note près, pour les mariages et les messes, à partir des disques des autres. Non, une chanson peut aussi s’écrire. « Ça a été une révélation. Le jour où j’ai écrit ma première chanson, je me suis senti prêt pour quitter la médiocrité, l’apathie de Wichita. C’est à Los Angeles que je suis devenu un chanteur car, pour la première fois, au lieu de se moquer de moi et de rire à mes concerts, les gens m’ont écouté. Parmi eux, il y avait Jeff Buckley, qui m’a encouragé et avec qui j’ai joué. Qui m’a conforté dans mon idée que la musique, c’était sérieux. » Mais puisque la route de Shawn Lee était écrite en zigzag, un autre tournant allait se présenter au milieu des années 90. Déçu par des travaux alimentaires de session, visiblement lassé par le « beau temps » de Californie, il part à Londres, certain d’y trouver la bonne fortune à défaut de fortune. Il s’y plante pourtant magistralement, dans un tournant verglacé et traître, qui l’envoie, disloqué, contre le mur de l’incompréhension. « J’ai enregistré un album pour le label Talkin’ Loud qui n’est jamais sorti, après deux années de tergiversations. Comme je ne faisais partie d’aucune scène, on ne savait pas comment me vendre. J’ai été pris au piège, abandonné sur une étagère, niqué. Ça a détruit ma confiance, avant que cette frustration ne serve de matière première à mon écriture. Du coup, c’est vrai que je vis ce nouveau contrat et la rumeur flatteuse à mon égard comme une revanche sur ces années-là, sur les gens qui m’ont démoli. » Avec Monkey boy, disque de son temps et de son lieu (Londres, an 2000), enregistré pour un label typiquement de son époque We Love You, division songwriting des électroniciens pétaradants de Wall Of Sound , Shawn Lee brise ainsi une malédiction qui le suivait depuis ses premières armes à Los Angeles, quand tout le monde lui assénait : « Ton truc, c’est génial, mais t’as des années d’avance, ça ne peut pas marcher. » Car le temps, finalement, a rattrapé l’Américain, contemporain de Beck, Everlast, Elwood, Mike Ladd, Ben Harper, Patrice ou même Keziah Jones, avec lesquels il partage un amour jamais orthodoxe des musiques ancestrales ici le blues, la soul ou le funk. Récemment, dans un pur exercice de fiction, on écrivait : « Quand, l’année dernière, l’album Midnite vultures opérait la jonction entre Beck et Sly Stone, l’Américain Shawn Lee en eut la larme à l’œil, lui qui tentait depuis des années de trouver ce raccourci. » Sans le savoir, on avait effectivement résumé la philosophie militante de Shawn Lee, qui au trône confortable de petit prince d’un royaume sévèrement clôturé a toujours préféré l’inconfort et les dangers du cul entre deux chaises. Ainsi, quand on lui demande s’il a l’impression que Beck ou Ben Harper ont facilité la tâche à sa musique transversale, sa réponse est une nouvelle fois normande : il se situe pile-poil (« Je suis le chaînon manquant », s’amuse-t-il) entre les deux, admirant les chansons cascadeuses et « le panache » du premier tout en lui reprochant ses exercices de style, vénérant le songwriting du second tout en déplorant sa frilosité face aux risques. Une façon de ne pas choisir son camp qui en fait le Suisse du combat farouche qui, à Londres, oppose bêtement les songwriters aux soundwriters. « Avant, quand j’écrivais une chanson, mon plaisir était de la traîner au studio pour la tabasser, la démantibuler. Aujourd’hui, c’est vrai, je suis plus soigneux avec mes chansons, moins abstrait, je fais moins le malin. Mais il est hors de question de les toucher avec des pincettes, comme un bien trop précieux. Elles doivent être de leur époque, tordues, crues et sales. Pour moi, la combinaison entre les chansons de Beck et la production insensée des Dust Brothers avec qui j’ai travaillé à Los Angeles est l’idéal. Le défi, c’est de mélanger harmonieusement et naturellement modernisme et tradition. » Naturel : le mot revient souvent dans la conversation et il y est à sa place. Beaucoup trop nonchalante et détachée pour être une invention de laboratoire, où chaque goutte aurait été dosée par ordinateur, cette fusion séduit justement par sa plouquerie, son absence de prétentions. Car jamais les chansons de Shawn Lee ne cherchent à impressionner par leur culture, leur science des équilibres : on les sent nées sans douleur, mais avec de multiples couleurs. « Je n’ai pas de formules du genre « Une pincée de bossa-nova et deux doigts de psychédélisme », mon approche est naïve, naturaliste, confirme un Shawn Lee qu’on imagine mal en blouse blanche, même s’il séduit en blues blanc. Mon songwriting et mon traitement du son, c’est le résultat d’une vie entière faite de rencontres et de hasards. Le métissage est naturel pour un type comme moi. » Shawn Lee, clone curieux de John Lennon, ne connaît effectivement que ça, le métissage pas sage. Né d’une mère libano-amérindienne et d’un père irlando-américain, il sait que son sang a fait plus d’un tour (du globe) et que l’enfer blanc-bec et puritain n’est pas pour lui. A la compagnie des Blancs suburbains et de leurs new-wave ou punk-rock auxquels il n’entendait que pouic, Shawn Lee est vite devenu disciple de son turbulent homonyme, Stagger Lee. En une première razzia chez le disquaire local, la soul pénétra, avec son habituel mélange de suavité et de violence, de force et de délicatesse, dans cette existence. Dans le sac en papier marron : Superstition de Stevie Wonder et la BO de Shaft. Des échos qui résonnent aujourd’hui encore dans Monkey boy. « Mes parents habitaient dans le quartier pauvre de la ville, si bien que je ne fréquentais que les mômes du ghetto et que j’ai été immergé dans cette musique. Et même si la soul et le funk m’ont déçu à une époque, ils ont su me reconquérir à l’époque du Sign of the times de Prince. Un disque qui m’a totalement bouleversé, qui a réinventé la musique noire et a pour toujours changé ma vision de l’écriture et de la production seuls les High Llamas ont réussi, depuis, à me faire subir un tel choc. Mais attention : je ne suis pas descendu dans la soul en ethnologue, en voyage d’études. C’est dans mon sang, de Marvin Gaye au hip-hop. La musique qui a sculpté ma jeunesse. »
Un parcours finalement identique à celui d’Eminem, autre blanc-bec parachuté en ghetto black. Sauf que Shawn Lee a plus fantasmé sur la suavité de la soul et la coolitude de Shaft que sur l’agressivité du rap, sans jamais renier un bagage pop et rock glané à longueur de nuits blanches devant une radio amie. C’est d’ailleurs à la frontière entre musiques blanches et noires que Shawn Lee a installé sa discothèque idéale. « Burt Bacharach composant pour Aretha Franklin, c’est le paradis. Comme Prince invitant la pop la plus barrée et le psychédélisme dans le funk. Ou Todd Rundgren mêlant la sophistication des Beach Boys, la bizarrerie de Zappa et la ferveur de la soul. Ou Steely Dan mélangeant les Beatles, le rhythm’n’blues et le jazz. Pour moi, les meilleures musiques se jouent là : au carrefour entre Blancs et Noirs, quand les deux se rentrent dedans. »
*
Monkey boy (We Love You/Labels).
{"type":"Banniere-Basse"}