Il a grandi dans la ville du péché et est fan de The Jesus And Mary Chain comme de Taylor Swift : le jeune Américain Shamir explore toutes les pistes sur un premier album gonflé de tubes et paré pour une conquête mondiale.
Shamir Bailey porte très bien les chemises en soie rose. Buste droit, tête haute, le jeune chanteur illumine les locaux de l’antenne parisienne du label qui a eu la bonne idée de miser sur lui l’année dernière. Signé sur XL Recordings à la faveur d’un ep parfait mêlant house, r’n’b et chant de Martien sous acides (Northtown), le kid de Las Vegas est en promo européenne pour présenter son premier album, Ratchet, intitulé ainsi “pour rendre hommage aux divas du ghetto” de Vegas, la ville du péché qu’il a quittée il y a un an pour s’inventer une carrière à Brooklyn.
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Début 2014, Shamir travaille encore dans la boutique de vêtements de son quartier, dans le nord de Las Vegas. Les excitations de son quotidien oscillent alors entre la confusion des cabines d’essayage auxquelles il est préposé et l’enregistrement de demos rudimentaires envoyées aux labels underground qu’il admire. Personne ne répond. Jusqu’à ce que Nick Sylvester, un ancien de Pitchfork aujourd’hui à la tête du microlabel Godmode, tombe sous le charme de cette voix fluette délicatement enrouée : “A l’époque, je venais de quitter Anorexia, mon précédent groupe. C’était un projet qui datait du lycée, un truc beaucoup plus punk-rock. Je n’ai jamais vraiment eu l’ambition de faire carrière dans la musique mais je continuais à bricoler des morceaux pour passer le temps et j’envoyais quelques titres sur le net. Quand j’ai contacté Nick, il m’a directement proposé de venir à New York pour réenregistrer mes chansons proprement ! Je ne me suis pas posé de questions, j’ai foncé sans savoir que tout irait si vite.”
Shamir traverse le pays et enregistre deux titres avec Nick Sylvester, le musicien qui deviendra son manager et producteur attitré. Célébré par Pitchfork, le premier morceau, If It Wasn’t True, parcourt le monde de la culture indé et appelle le succès d’un deuxième tube encore plus direct. Dans le clip de Sometimes a Man, Shamir promène son élégance post-adolescente dans les paysages de son enfance, entre désert et palmiers. La fréquence inédite de sa voix perce un mur de son qui confronte les meilleurs souvenirs de la house de Chicago et des marqueurs rythmiques encore plus enfouis, chers à ESG ou aux Slits. Dans la vidéo, Shamir arbore d’ailleurs un T-shirt à l’effigie du groupe anglais, emblème du post-punk féminin dès la fin des années 70 et symbole de l’éclectisme parfois déconcertant du jeune Américain quand on le questionne sur ses groupes fétiches : “Je suis un fan de The Jesus And Mary Chain et des Raincoats mais j’écoute aussi du rap et de la pop. Young Thug est le mec le plus hot du moment, je rêverais de travailler avec lui ! En ce moment, j’aime beaucoup Tobias Jesso Jr., Mac DeMarco ou Girlpool. ESG, je ne connaissais pas avant que Nick me fasse écouter : je comprends mieux maintenant où il voulait en venir avec certaines productions de l’album.”
https://www.youtube.com/watch?v=NF-kSDg4Dx4
Le gamin incarne la liberté identitaire propre à sa génération
Entre deux snapchats envoyés à ses amis restés à Vegas et quelques blagues sur ses ongles vernis en noir, Shamir évoque également son changement de vie (et de statut) largement accéléré par le succès fulgurant de ses premiers morceaux : “Je continue à faire la navette entre Las Vegas et New York. L’ep qu’on a sorti l’année dernière a bien marché, ça m’a permis de découvrir l’Europe à l’occasion de concerts, d’interviews. C’est assez bizarre : j’ai l’impression d’être plus vieux à chaque fois que je traverse l’Atlantique car je deviens majeur. Aux Etats-Unis, je ne suis qu’un putain de bébé, je n’ai même pas l’âge légal de boire de l’alcool. En ce qui concerne ma carrière, ça s’est passé tellement vite que j’ai la sensation d’être allé bien au-delà de mes ambitions. Le simple fait de répondre à une interview en France est surréaliste.”
Si son visage poupon clignote aujourd’hui sur les écrans géants de Times Square, Shamir ne semble pas perturbé par l’impatience créée par la sortie de son premier album. On the Regular et Call It off, les deux premiers extraits révélés à six mois d’intervalle, ont dépassé le million de vues sur YouTube et confirmé l’incroyable aisance du gamin à incarner la liberté identitaire propre à sa génération. Noir, queer, fan de Taylor Swift et de The Jesus And Mary Chain, élevé entre les discours télévisés de Louis Farrakhan et les chansons de Nina Simone, Shamir se définit comme “un être plus spirituel que religieux, qui ne croit pas en Dieu mais dans la puissance de l’univers”. En plus de nous rappeler que les divagations cosmiques d’Elizabeth Teissier sont loin d’être une exception française, l’observation a le mérite de mettre en valeur l’extrême candeur d’un artiste dont l’originalité tient essentiellement à son identité. Shamir n’est pas plus une posture qu’un musicien de génie. Sa voix peine à convaincre en version live et le potentiel d’addiction de l’artiste doit autant à l’esthétisme de ses choix qu’à l’acuité des productions musicales orchestrées par Nick Sylvester.
Vegas, qui ouvre le disque, est une tuerie discoïde
A travers le succès d’estime de Shamir, ce premier album signe également la prise de pouvoir d’une génération née avec toutes les musiques à portée de clic, fière de ses imperfections, ivre d’influences, et de plus en plus ignorante des habitus qui freinent l’affirmation des marges et des minorités. Impossible donc d’enfermer Ratchet et Shamir dans une case ou dans une forme d’expression prédéfinie : “Je ne pense pas appartenir à une scène particulière. Certains veulent réunir des artistes comme Mykki Blanco ou Le1f dans la même catégorie sous prétexte qu’ils sont noirs, gays et qu’ils s’assument. Dans leurs textes, ils en parlent beaucoup et je trouve ça super courageux mais ce n’est pas ce que je fais. Et puis je ne suis pas un rappeur.”
Pour sa première apparition télé en décembre 2014, sur le plateau du Grand Journal, Shamir avait pourtant choisi On the Regular, son morceau le plus hip-hop. En difficulté avec sa voix, le chanteur avait misé sur la fraîcheur de son charisme pour éviter la noyade. Conscient de cette faiblesse, celui qui avoue sa volonté de devenir un jour comédien sait aussi qu’il s’agit de sa plus grande force : “On m’a souvent répété que ma voix était désagréable et que je n’arriverais à rien avec. Je sais que je peux largement l’améliorer mais Nick m’a tout de suite mis à l’aise. Il trouvait mon timbre particulier et on a essayé de jouer là-dessus sur la plupart des titres.”
Derrière les tubes immédiats de l’album (Hot Mess, notamment), Shamir et Nick Sylvester ont osé semer une poignée de ballades qui donnent lieu à quelques envolées aussi imparfaites qu’attachantes. Vegas, le morceau qui ouvre le disque, est une tuerie discoïde soufflée entre retenue et excitation. Et si Darker verse dans un effort de voyelles stériles et peu naturelles, il s’agit bien là de la seule fausse note d’un album capable de réunir les fans de Taylor Swift et ceux de Hot Chip. Puisque, en 2015, avec Shamir, tout est possible.
album Ratchet (XL/Beggars)
concerts le 24 mai à Saint-Brieuc (Art Rock), le 25 à Bruxelles, le 27 à Paris (Villette Sonique), le 29 à Nîmes (This Is Not a Love Song), le 30 à Laval (Les 3 Elephants)…
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