Véritable boîte à outils de la production moderne, Sgt. Pepper continue de fasciner les réalisateurs et ingénieurs du son contemporains. Trois d’entre eux, parmi les plus novateurs en France, racontent leurs impressions d’auditeurs.
Bertrand Burgalat, musicien et producteur (dernier album paru : Les choses qu’on ne peut dire à personne, Tricatel)
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“Ce qui me fascine le plus dans Sgt. Pepper, comme d’ailleurs dans The Dark Side of the Moon de Pink Floyd, c’est la manière dont les Beatles ont réussi à changer les règles de la production en allant le plus loin possible dans l’avant-garde tout en restant compris par le public. Lorsqu’on fait de la musique, c’est le rêve absolu.
On peut rapprocher ça de la démarche de Raymond Loewy qui, lorsqu’il faisait du design industriel, avait pour devise “Most advanced, yet acceptable”, c’est-à-dire que ses créations devaient être les plus innovantes possible tout en restant acceptables pour le public. Sgt. Pepper, c’est exactement ça.
Ça va très loin au niveau de la recherche, de la production, mais ce n’est pas un disque de pignolade psyché, comme il en existera des dizaines après lui. Il n’y a jamais d’autocomplaisance chez les Beatles, c’est ce qui fait leur force et c’est aussi ce qui a rendu leur musique si universelle à travers le temps.
L’apport de George Martin est aussi déterminant car il a une formation académique mais accepte de se faire violence et d’aller à l’encontre des protocoles encore en vigueur dans les studios à l’époque. Son travail avec des musiciens classiques, dans le cadre des Beatles, va à l’opposé des règles en vigueur, quand d’autres producteurs de l’époque, qui n’avaient pas de formation classique, cherchaient à faire dans le conventionnel, avec des harmonies très conformistes. Martin est un vrai producteur, dans le sens où il les a aidés techniquement à dépasser leurs limites et à réaliser leurs rêves les plus fous.”
Stéphane “Alf” Briat, producteur et réalisateur (Air, Phoenix, Iggy Pop…)
“Sgt. Pepper est le disque d’un groupe qui a arrêté la scène et qui sait qu’il peut pousser au maximum ses expériences en studio sans se préoccuper d’avoir à les reproduire par la suite. L’évolution de la technologie a aussi beaucoup contribué à leur donner les outils nécessaires pour repousser ces limites, à commencer par la mise en place d’un système artisanal avec plusieurs magnétophones, ainsi que de nouveaux instruments comme le Mellotron.
C’est également l’époque de la prise de pouvoir des artistes sur les producteurs, l’outil studio étant désormais utilisé à des fins créatives et non plus seulement comme un lieu d’enregistrement. Avec Brian Wilson et les Beatles, c’est l’artiste qui prend les commandes et fait du studio une partie intégrante du processus de création. C’est en cela que cette période des Beatles pose les bases de toute la production moderne, qui s’est ensuite démocratisée pour aboutir au home-studio.
La vraie différence, c’est qu’à l’époque les instruments n’avaient pas de mémoire, alors qu’aujourd’hui les ordinateurs et les logiciels possèdent déjà des sons d’usine qui contribuent à une certaine uniformisation de la production, et donc de la musique. Dans les années 1960, chaque volonté musicale restait unique, non reproductible. C’est ce qui rend les disques d’alors si singuliers, même si très vite des tas de groupes se sont servis des innovations des Beatles.
https://youtu.be/8yC8uVImDh0
Aujourd’hui, on continue d’utiliser les mêmes méthodes mais transposées au numérique, en trois clics. Du point de vue des voix, avec les filtres et les échos utilisés pour le chant, on invente aussi à l’époque le principe de l’‘interprète augmenté’ que l’on retrouve aujourd’hui avec l’Auto-Tune. Il ne faut quand même pas oublier le songwriting, car si les chansons n’étaient pas aussi fortes, la production n’aurait pas pu faire grand-chose.”
Samy Osta, producteur et réalisateur (Rover, La Femme, Juniore)
“La révolution de Sgt. Pepper a commencé avec Revolver l’année précédente, lorsque Norman Smith a laissé la place à Geoff Emerick dans le fauteuil d’ingénieur du son. Les choses qu’il commence alors à expérimenter vont se concrétiser sur Sgt. Pepper, notamment la compression sur la batterie, qui la rend plus présente.
Dans les studios EMI de l’époque, la distance entre la batterie et le micro était inscrite sur un cahier des charges et on ne pouvait pas déroger à la règle. Emerick, aidé par Paul et John, a transgressé cette règle, et la technique qu’il a inventée à l’époque est encore utilisée aujourd’hui.
Pareil pour le traitement des voix, lorsqu’il invente notamment une boîte qui permet de faire passer la voix de Lennon dans une cabine Leslie utilisée normalement pour les orgues, technique qu’on n’a cessé depuis de reproduire.
George Martin a aussi aidé à cette transgression grâce à sa bienveillance et à l’admiration qu’il avait pour l’audace de ses poulains, et c’est lui qui se débrouillait pour qu’on les laisse tranquilles avec le protocole désuet des studios. C’est également le moment où les Beatles s’affranchissent complètement des formats pop classiques pour construire notamment des morceaux avec plusieurs chansons à l’intérieur d’une seule, comme sur A Day in the Life.
Le fait également d’avoir inversé le calendrier – alors qu’avant les groupes tournaient pour travailler les nouveaux titres avant d’entrer en studio pour les coucher sur bandes – apporte une spontanéité nouvelle dans la production et une plus grande place laissée à l’expérimentation.
https://youtu.be/H3wIM5SaZ9o
Enfin, comme avec la photo argentique, il reste une magie qui ne s’est pas dissipée, car il y a toujours des choses sur la bande qui restent inexplicables, des accidents ou des mélanges dont on n’arrivera jamais à éclaircir le mystère. Pour un ingénieur du son, ces fantômes qui hantent les disques des Beatles ou des Beach Boys sont aussi fascinants que les innovations techniques que l’on a fini par maîtriser.”
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