Survivant d’une scène jamaïcaine qui n’en finit pas d’être décimée, U Roy revient avec Serious matter. Exilé, oublié, mais toujours imité, il reste la première grande figure du toast. Pour nous c’est simple : si Count Ossie est le père fondateur de la musique jamaïcaine et Bob Marley son prophète, U Roy demeure l’artiste qui […]
Survivant d’une scène jamaïcaine qui n’en finit pas d’être décimée, U Roy revient avec Serious matter. Exilé, oublié, mais toujours imité, il reste la première grande figure du toast.
Pour nous c’est simple : si Count Ossie est le père fondateur de la musique jamaïcaine et Bob Marley son prophète, U Roy demeure l’artiste qui a su trouver la bonne formule afin que cette musique puisse continuer à vriller les oreilles du monde entier. Aujourd’hui, si les DJ, toasters et autres maîtres de cérémonie sont célébrés comme il se doit, c’est en partie grâce à lui. U Roy est une référence obligée pour ceux qui veulent remonter aux origines du rap, du raggamuffin, du dance-hall, du dub et de la synthèse électronique de tous ces genres, le trip-hop.
La légende vivante était à Paris en ce début d’année pour la sortie d’un album, réalisé par Flabba Holt de Roots Radics, produit par un label indépendant français, Tabou 1. A cette occasion, il devait aussi annoncer une tournée française pour le mois de mars. L’album Serious matter, entièrement enregistré à Kingston où U Roy est revenu s’installer après plus de dix ans d’exil aux Etats-Unis, est visité par quelques légendes jamaïcaines : Dennis Brown et Horace Andy, Third World et Israel Vibration, Beres Hammond et Gregory Isaacs. Mais aussi fréquenté par Cheb Aïssa, le raïman des cabarets de Marseille, et les Français PierPolJak et Manu du groupe Baobab.
Ressuscité, U Roy est aussi un rescapé de cette malédiction qui semble frapper les artistes de l’île. Difficile de ne pas penser en allant le voir à la mort de Dennis Brown, d’Augustus Pablo, de Joe Higgs et de celui qui s’est donné pour nom I Roy, en hommage à l’aîné couvert de gloire. Mais à 58 ans, bon vivant et bon pied bon oeil, Daddy U Roy reste un baratineur inspiré, se rendant disponible pour évoquer en détail les péripéties de son exceptionnelle carrière. « Ni musicien ni bon chrétien », dit-il pour résumer son enfance dans le quartier populaire de Jones Town. Le petit Edward Beckford élevé par sa grand-mère sèche les messes pour aller dans les premiers sound-systems. « Au grand désespoir de ma pauvre grand-mère qui travaillait dans une église. La radio ne diffusait que des orchestres classiques de musiques traditionnelles de l’île, principalement le mento (le calypso local). Le sound-system était pour nous le seul moyen d’écouter la musique américaine et de découvrir des nouveaux talents de la Jamaïque que la radio refusait de diffuser. »
A la fois discothèques et radios libres itinérantes, les sound-systems apparaissent dans les
années 50. Les travailleurs jamaïcains qui quittaient leur île pour aller cueillir le coton et le maïs dans les exploitations agricoles des USA revenaient avec des disques de rhythm’n’blues très populaires en Jamaïque et des pièces détachées leur permettant de fabriquer des sonos mobiles bricolées. Outre les vedettes du R&B qui vont marquer l’esprit du beau parleur, c’est le chanteur Owen Grey qui sera son idole : « C’est le premier Jamaïcain à avoir su adapter les ballades du R&B américain à la réalité des rues de Kingston. Dès le début des années 60, il a dû s’exiler. » Pour écouter ses chanteurs préférés, le jeune Edward fréquente les sound-systems. « On dansait, on buvait, on fumait et on parlait politique. Entre deux disques, l’assistant du sonoriste prenait le micro pour chauffer la foule. Avec des mots de la rue. Ou juste des cris stridents imitant avec la bouche le son d’un instrument », rappelle U Roy, soulignant qu’à l’époque les termes de toaster et de beat boxing n’existaient pas encore.
Ses débuts, U Roy les avait faits dès 1961 avec la sono de bric et de broc de Dickie Wong, où son parler-chanter en patois, cadencé à la manière de Louis Jordan et ponctué de cris puissants, va vite le faire remarquer. C’est à cet art de la tchatche et du dee-jaying qu’il donne naissance et qui dans son sillage va devenir une profession à part entière : « Les gens choisissaient leur sound-system moins pour les disques qu’on y jouait qu’en fonction des toasters qui les animaient. »
Parmi les premières sonos populaires de l’île, celle du grand producteur Coxsone-Downbeat rameutait des milliers de fans attirés par ses DJ. L’un d’eux va marquer à vie le jeune Edward : Count Machuki. « C’est lui le pionnier du genre, martèle-t-il aujourd’hui, je le suivais partout. Il n’a jamais enregistré de disque et, de ce fait, les gens pensent que c’est moi le premier DJ jamaïcain. Pourtant sans lui, je n’existerais pas aujourd’hui. Le talk over, c’est Machuki. » Profondément influencé par ce DJ légendaire, U Roy sera recruté à son tour par Coxsone pour animer sa première sono équipée, montée en 1968 : Osborne Roddock. Avec les moyens que met King Tubby à sa disposition, U Roy enregistre des séries de dub-plates la base de l’industrie musicale jamaïcaine consistant à graver des disques sans étiquette, en unique exemplaire à l’usage exclusif des sound-systems. La rencontre avec le producteur Duke Reid va s’avérer tout aussi enrichissante. A partir d’une mélodie d’Alton Ellis, il enregistre Wake the town qui va le propulser à la tête du hit-parade de la radio jamaïcaine : « Entre Duke Reid et moi, il n’y avait ni contrat ni plan de carrière. Juste des arrangements verbaux. Je pouvais puiser dans son catalogue toutes les musiques que je voulais, il respectait mes choix, me laissait seul dans le studio. » Ce studio va devenir le laboratoire d’un art musical qui fait fureur jusqu’à nos jours : le remix. Supprimant la piste vocale des disques produits par Reid et entremêlant les pistes rythmiques restantes, U Roy s’ouvre la possibilité de créer une nouvelle version d’un tube déjà apprécié du public. L’espace laissé libre par les pistes vocales va lui servir pour improviser ses propres toasts. L’effet est immédiat. U Roy enregistre deux disques pour le parrain du dub, Lee Perry. En 1977, il atteint le summum de sa carrière avec Natty Rebel, réalisé pour le producteur Tony Robinson.
S’il a influencé beaucoup de DJ, U Roy va retomber dans un relatif anonymat durant les années 80. Il quitte la capitale jamaïcaine qui sombre dans la violence, avec comme bande-son le slackness. Les DJ qui font fureur s’appellent désormais Big Youth, Jazzbo et I Roy. Les nouveaux princes du dance-hall se disputent le gâteau : le public, les femmes, le fric et même la légitimité des vieux. Dans une attaque en règle contre I Roy, Prince Jazzbo balance « I Roy, t’es qu’un gamin, d’imiter ainsi le grand U Roy » (Straight to I Roy). Après une décennie passée en exil, entre les Etats-Unis et l’Angleterre, subissant des hauts et des bas, U Roy revient sur scène, fait les premières parties d’Israel Vibration, continue à fréquenter les studios, même pour un remix alimentaire avec Zap Mama. Il ne rate jamais l’occasion d’enregistrer de nouveaux sons, même si le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Néanmoins, les jeunes Jamaïcains installés à Londres, qui se sont fait un nom grâce à un style qu’il a contribué à populariser, sont reconnaissants et respectueux envers le « Godfather ». Tapper Zukie, Prince Jazzbo et Mad Professor lui donneront encore quelques belles occasions de rugir. Et leurs disques rappellent à la nouvelle génération jamaïcaine tout ce qu’elle doit à U Roy. Depuis qu’il est retourné vivre en Jamaïque, U Roy a retrouvé, dit-il, une sorte de plénitude : « Je voudrais pour mon prochain disque enregistrer avec les nouvelles vedettes de la Jamaïque : Sizzla, Capleton, Buju Benton, Ninjaman. Shabba Ranks pourquoi pas ? » Signant de la sorte une réconciliation tardive avec les enfants terribles, parfois ingrats, d’un style dont il demeure l’indiscutable référence.
Tewfik Hakem
Serious matter (Tabou 1).
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