Aux cotés du guitariste de Noir Désir Serge Teyssot-Gay, des figures engagées de la scène underground française (Casey, Hamé de La Rumeur), armées de guitares et de micros, disent dans un album-concept leur ras-le-bol d’une politique répressive et méprisante. Rencontre sans muselière.
Qu’est-ce qui réuni Casey, Hamey et Serge Teyssot-Gay ?
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Serge- J’ai découvert La Rumeur, le groupe de rap de Hamé, avec l’album L’Ombre sur la mesure (2002). Depuis, leurs textes et leur démarche me nourrissent. Puis, j’ai vu Casey en concert. Ses propos me donnent envie d’avancer et d’en découdrent. On a appris à se connaître et ils ont fini par proposer de monter un projet instrumental avec Zone Libre. On a des positions communes, par exemple, contre le divertissement qui prend toute la place, le monde marchand qui abîme tout. On partage dans notre musique et nos propos une espèce de rage. La rage est un bon moteur.
Casey- Zone Libre et La Rumeur ne mentent pas. Il y a une vraie authenticité. J’aime les natures rugueuses et non formatées. Chacun a fait ce qu’il sait faire, avec son patrimoine. On est tous préoccupé par la justice, la liberté. On veut éviter les enfermements, les étiquettes.
Hamé- Avec Casey, depuis 94-95, on a écumé l’underground parisien dans la même communauté artistique et humaine. On a fourbi nos armes dans la même précarité de moyens. On a joué dans des rassemblements militants, contre la double peine, des campagnes « justice en banlieue », des coordinations de sans-papiers. Il y a toujours aussi eu une constellation d’assos dans le sillage de Noir Désirs. On refuse les mêmes schémas. Avec nos particularités, nous essayons aujourd’hui de formuler des contres propositions artistiques, de casser les cloisons, d’ouvrir des angles morts.
C’est le titre de votre album. Qui y a-t-il derrière cet Angle-Mort ?
Hamé- C’est du Rap engagé issu des quartiers populaires avec un trio expérimental rock. En tant que tel, c’est politique. L’Angle-Mort est une portion dans l’espace et le temps qui échappe au contrôle, à la vigilance et à l’autorité. On recherche les angles-morts car il n’y en a plus beaucoup dans une société qui tend à la transparence et à la surveillance absolue. Les obsessions sécuritaires se nourrissent de la volonté de les effacer. Ce sont les contradictions de nos sociétés, les expériences qui échappent aux déterminismes et aux formatages.
Un des titres de votre album est E.L.S.A. Qu’est ce que ça signifie ?
Hamé – C’est un drone commandé par le ministère de l’Intérieur testé pour la première fois en condition réelle pendant les émeutes de 2007 à Villiers-le-Bel. Ils font un mètre cinquante d’envergure et volent entre 120 et 500 de haut. Tu les vois au dessus des bâtiments. Depuis plusieurs années, le mode d’intervention dans les cités s’est militarisé. Les hommes sont appréhendés comme des champs de guerre. Les territoires que les armées investissent sont des parenthèses dans lesquels on se permet à peu près tout. Entre 1998 et 2005, une personne est tuée environ tous les trois mois en France par la police. Cela a presque systématiquement eu comme conséquence une émeute : Lille, Tourcoing, Strasbourg, Toulouse au Mirail, La Goutte d’Or, Dammarie-les-lys deux fois, Lyon… Les quartiers sont le haut lieu du contrôle et du dressage, en matière répressive et aussi économique. On y teste les statuts les plus précaires, la culture et l’éducation la plus bâclée, qui seront ensuite généralisée par dose moins brutale à l’ensemble de la population.
Casey – Le 93 est un laboratoire grandeur réelle pour la police. Les gens des banlieues nord sont des cobayes. On teste sur eux toutes les nouvelles formes de répression. Le flash-ball, le Gom Cogne [pistolet projetant des billes caoutchouc], les hélicos, les Taser, les drones… Le fait que le 93 soit dangereux est un lieu commun, même pour ses habitants, donc la politique répressive est légitime, banalisée dans l’opinion. Il n’y pas de nuance, d’humanité.
Quelle est une des pires choses que vous ayez vue ?
Hamé – Il y a six mois, un an, dans une brève j’apprends que le maire d’une ville a fait installer au milieu d’une cité un montage Algéco qui recrée un hall d’immeuble à proportion réelle. Où, à part dans un quartier, peut-on se permettre de manière aussi caricaturale de considérer des gens comme des animaux ? Un maire et une équipe municipale se sont réunis pour penser ce truc complètement débile, un perchoir pour les petits babouins de la cité pour qu’ils ne dégradent plus les halls des honnêtes gens.
Casey – Un simulateur de galérien pour ne pas être dépaysé ! Le hall est mon habitat naturel. Je suis pas bien si j’ai pas un escalier avec trois mollards vert. Mais personne n’y allait, la boite a fermé. C’est comme si on avait recréé un fond de cale avec une chaîne pour rappeler la bonne époque.
Casey, tu es originaire de la Martinique. Dans tes textes, tu parles souvent du racisme et du passé colonialiste de la France. Que penses-tu des événements des Antilles ?
Casey – La condescendance et le mépris du gouvernement mettent la position coloniale de la France en relief. On oublie que les Antilles sont une colonie. Le commerce est la chasse gardée des français. Ça coûterait moins cher d’importer les produits américains. Mais non, les yaourts à la fraise de chez Danone font 8000 kilomètres. La France est en train de se souvenir que les Antillais sont des descendants d’esclaves. On les a calmé avec le RMI. Mais même avec ça maintenant on ne peut plus bouffer là-bas. Il y a déjà eu des manifs contre la vie chère mais c’est la première fois que ça dure autant.
Hamé – En France, on croit que le mouvement social se passe entre Bastille et Opéra. Le conflit des Antilles est majeur. J’ai toujours considéré qu’elles n’avaient pas vocation à rester françaises mais à s’autodéterminer. Je suis un enfant d’algérien. Au nom de quoi les Antillais devraient-ils continuer à subir cette confiscation de leurs richesses ? La vie chère est le déclencheur mais il y a des strates de crimes étouffés dans le sable. Le clivage social est superposé au clivage racial.
Que vous inspire l’arrestation spectaculaire des neuf personnes de Tarnac ?
Hamé –La manière dont les gens de Tarnac ou l’ancien directeur de Libé Vittorio de Philipis se sont fait interpeller est le lot quotidien dans les quartiers depuis 30 ans. Les législations d’exception ont été élargies à d’autres catégories. Aujourd’hui, le mot d’ordre de la culture répressive est « aucune tête ne doit dépasser » pour prévenir la subversion d’où qu’elle puisse venir. J’exprime ma solidarité aux gens de Tarnac et à toutes les personnes frappées injustement par cette généralisation des grilles de lecture policière. Avant Tarnac, des personnes dans les quartiers se sont fait arrêter pour leurs idées ou après des mouvements sociaux et condamner pour faux motifs. Samir et Faudel de Bouge qui bouge à Dammarie-les-lys ont fait des mois de prison parce qu’ils ont contesté la mort de deux des leurs. On leur a mis des histoires de shit sur le dos. Il y a plein d’autres cas. Mais ils émeuvent moins car concernent des gens sur lesquels on peut se le permettre.
Depuis quelques temps, les cas d’abus contre les libertés publiques sont des plus en plus relayés dans les médias.
Casey – Quand l’économie va à peu près bien, il est acceptable que ça touche les quartiers. Mais quand les possédants et ceux qui ont accès à la culture sont concernés, cela devient inquiétant. Aujourd’hui, la crise est forte, les inquiétudes aussi. Alors, on se sent plus d’accointances avec les gens des quartiers.
Hamé – Le mérite de Sarkozy est d’avoir clarifié les lignes en intensifiant le dressage et en élargissant les frappes à un peu tout le monde. Il a fait monter en intensité la guerre sociale. Il est comme Bush, un dirigeant politique médiocre, inculte, dont la feuille de route est tenue par les tauliers de l’économie. Un mur ? On l’abat. Des gens qui font barrage ? On les écarte. Motif ? Pour Antiterrorisme. Ce qu’ils redoutent tous aujourd’hui est une jonction entre les expériences politiques radicales et militantes comme Tarnac et les quartiers.
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