En quelque six cents textes, Gainsbourg aura tordu dans tous les sens une langue classique qui deviendra sous la sienne une langue élastique. Radiographie d’une écriture venimeuse et obsessionnelle. Article extrait du hors-série des Inrocks consacré à Serge Gainsbourg, déjà en kiosque.
Dans une interview au Nouveau Candide daté du 15 mai 1967, Gainsbourg confiait au lectorat gaulliste aimer les filles “d’apparence très dure, très sophistiquée et très froide”, situant ainsi son idéal de beauté quelque part au confluent du “rêve de pierre” baudelairien et d’un aphorisme terrible de Schopenhauer : “Seules les bêtes à sang froid ont du venin.” Plus loin, en peintre amoureux des courbes, il dira compenser par “l’esthétisme, l’érotisme et même le fétichisme” cette quête frénétique mais irrésolue de la muse gainsbourgienne.
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De l’appétit au dégoût et du dégoût à l’appétit, de la B.B. statufiée de sa période anglaise (1966-1968) à la Jane androgyne des années érotiques (1969-1971), les modes et les modèles passeront. Pas ce besoin maniaque du beau et du bizarre qui caractérise son univers d’auteur, univers tôt enclos dans une “sphère de luxe et de névrose” où règne le silence propice à l’écriture. Une plateforme de vente installée confirme à sa manière : les clients ayant acheté Gainsbourg ont également acheté Huysmans, Wilde et Nabokov.
Un art plastique
En fait d’aimer “casser des plumes et faire des pâtés” comme il le prétendra un jour, Gainsbourg s’est abîmé dans une quête sans fond de perfection formelle, sensible depuis l’argot Second Empire de sa Javanaise (1962) jusque dans les régressions triple épaisseur de Vu de l’extérieur (1973). Montré du doigt pour sa vilaine gueule, il fit de sa chanson un art plastique à peu près aussi mineur que la joaillerie, épuisant sur trente ans de carrière et quelque six cents textes, feignasseries et mauvaises blagues comprises, les beautés de la langue et le format imposé par l’exercice.
Présenté à ses débuts discographiques comme le poète de l’étrange et de l’humour noir, ce garçon blême ne remontait pas de la cave, il est vrai, avec les meilleures intentions du monde, annonçant dès le livret de Du chant à la une !… (1958) vouloir “réagir contre la pauvreté des textes de chansons” et vomir le sentimentalisme ambiant.
Misogyne, cynique, teintée de surréalisme et de violence froide, la période anthracite de Gainsbourg hésite alors entre deux rives, littéraire et périmée à gauche, noceuse et habillée à droite. Mis à part ce parlé gouailleur qui fait la nique à la métrique, elle reste également très classique dans sa prosodie.
Les mots, Gainsbourg s’en amuse sans les briser, encore très mesuré dans ce recours au rejet – “je m’in-diffère” dans La Chanson de Prévert (1960) – par lequel Boris vian voit en lui une mauvaise étoile de Broadway, l’immense Cole Porter. Ses mots, otages d’une narration à chute, Gainsbourg va donc les libérer par le rythme, le moteur de sa modernité.
Pour adapter le français, langue gutturale et non tonique, aux pulsations du rock, du twist ou aux percussions afro-cubaines, il ramène son écriture au niveau du vocable, unités de valeur qu’il ira chiner au fin fond des dictionnaires pour leur puissance d’évocation, leurs sonorités et, un peu à la manière symboliste, leur curiosité. Ainsi les noirs Goémons “à la danse lascive” et ce Black trombone “monotone” (1962) qui font passer la temporalité et le genre même du texte au second plan.
L’anglais, langue qui claque en bouche, devient variable d’ajustement rythmique à partir de Gainsbourg confidentiel (1963), album qui confirme le glissement du fond sous une forme construite à rebours, en dilettante : d’abord le titre, puis la couleur lexicale, ensuite le reste. Dans une posture d’agenceur de mots, Gainsbourg redevient alors peintre, léchant les octosyllabes de son Amour sans amour – “Combien j’ai connu / D’inconnues / Toutes de roses dévêtues…” – ou perdant la raison en huit lettres et autant de refrains sur Elaeudanla Teïteïa. Le dilettantisme est un métier.
Mélancolique érotique
Héritier naturel et légitime des grands mélancoliques érotiques, de Gérard de Nerval à Pierre Louÿs et Jean Lorrain, Gainsbourg a construit une oeuvre scandaleuse sur des mots d’une grande pudeur. Son image de vieux dégueulasse formé à l’école des travelos, accrochée au personnage branches d’un lustre, fait pourtant oublier en lui l’héritier des surréalistes, soucieux de séduire par insinuation, de suggérer par allitération, d’écrire le désir plutôt que l’acte.
Salace avec classe, lubrique avec chic, Gainsbourg n’est jamais obscène, pas plus quand il chante le pucelage des petites Anglaises que quand il met Les Sucettes (1966) dans la bouche de la pauvre France Gall, laquelle ne connaîtra le répit qu’en 1972 avec une étrange complainte de poupée gonflable, Les Petits Ballons.
N’ayant pas vraiment de mots pour le bonheur, c’est à coups de labiales et de chuintantes que Gainsbourg va faire siffler les oreilles des ligues de vertu, maquillant ses perversions avec la complicité pas toujours consciente de ses interprètes féminines. A la sublime Juliette Gréco il offre pour le plaisir des yeux le délicat Strip-tease (1963), frigorifié un an plus tôt par une Nico débutante.
En pleine vague yéyé, et outre quelques bêtises pour Petula Clark, c’est à travers l’innocente France Gall qu’il se lance dans le détournement de mineures à grande échelle, ancrant dans l’inconscient adolescent des images équivoques de lolitas rongeant leur frein dans les antichambres des surprises-parties. Le jeune public boit ses paroles comme du petit lait.
L’onomatopée a bon dos quand surgit Brigitte Bardot, crinière blonde et yeux noircis au khôl : d’un romantisme incurable, Gainsbourg l’allonge sur le dos “au fond d’un wagon à bestiaux” pour Les Omnibus (1965), avant de changer de braquet sur Harley Davidson (1967) qu’il mâtine d’un distique coquin d’Alphonse Allais tiré des Onze Mille Verges d’Apollinaire.
Avec Jane Birkin, “Anglaise de sexe féminin”, le dirty Frenchman joint le geste à la parole pour Je t’aime moi non plus (1969), dialogue sur l’oreiller guidant la libération des moeurs en une suite d’impulsions et de saccades aussi explicites qu’audacieuses. Censuré une première fois par Bardot deux ans plus tôt, le titre sera banni des ondes pour atteinte à la pudibonderie.
Par la suite, ayant formalisé à l’extrême la rencontre mortifère entre lubricité et pureté sur son Histoire de Melody Nelson (1971) et la bande originale de Cannabis (1970) – “La mort / A pour moi le visage d’une enfant / Au regard transparent…” –, Gainsbourg va perdre en subtilité ce qu’il va gagner en ambivalence subversive. Entre Vu de l’extérieur (1973) et L’Homme à tête de chou (1976), outre le virage opéré de l’érotisme vers l’exotisme sordide, se profilent en effet avec la naissance de Charlotte les premières poésies incestueuses.
La flamme poétique il y a chez Gainsbourg, dans sa manière de “déposer la cigarette pour saisir le stylo” et de s’extasier devant la flamme de son zippo “parce que c’est éphémère et fulgurant”, toute une gestuelle qui confine au rituel et sans laquelle l’écriture cale. Qu’elles soient bleues, mentholées ou d’une “agressivité toute en nuances” pour Les Cigarillos (1962), l’auteur trouve dans ses volutes la matière d’une rêverie complexe – mystique et morbide dans Dieu fumeur de havanes (1980), vicieuse et virtuose dans Variations sur Marilou (1976) – qui place d’office la clope et le briquet au premier rang de ses fétiches. Ceux-ci, que l’on devine précieux et alignés comme les épithètes d’un sonnet d’Heredia – poète admiré de Gainsbourg, lequel modela son Culte du cargo (1971) d’après Les Conquérants du maître parnassien –, portent aussi des noms anglais.
Au-delà des anglicismes utiles (chewing-gum, juke-box, pick-up) et des exercices de grand style (Remington, Rolleiflex, Scenic Railway), c’est véritablement à partir des lyrics de sa période pop que les marques vont se mettre à véhiculer le désir. Gainsbourg, qui n’a jamais passé le permis, se fait conduire en Ford Mustang (1968) – “On s’fait des langues en Ford Mustang / On se caresse en Mercedes” dans une première version – en souvenir du temps où la Jaguar d’une femme du monde l’emportait chez Maxim’s (1963).
En 1967, il épinglera Anna Karina sur “les Harley Davidson, les BMW, les camions seize tonnes” pour un Roller Girl à l’ambition littéraire modeste mais à l’impact hormonal certain.
Pour sa lubie des chromes, il se fendra même d’un Sonnet au bouchon du radiateur de la Rolls, ébauche d’ouverture pour son grand poème symphonique, Histoire de Melody Nelson (1971).
Après avoir accosté sur “les rivages terrifiants de la variété”, ce goût du luxe et de la luxure se fourvoiera logiquement la décennie suivante dans de basses oeuvres publicitaires. Aussi faut-il voir avant tout en Gainsbourg un éternel insatisfait – un “renégat de l’absolu”, comme devait le signifier son épitaphe – que son renoncement à la peinture, son peu d’aptitude au métier de chanteur et sa laideur auront amené à collectionner l’un dans l’autre les mots, les perles et les actrices, par défaut mais comme des trophées.
Dante Nolleau
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