L’herbe rouge. Fan de Leonard Bernstein, Philip Glass et John Adams, Aaron Jay Kernis appartient à cette seconde génération de jeunes compositeurs américains pour qui le divorce entre musiques savantes et populaires n’est plus un souci. Son oeuvre, comme un commentaire sur le monde moderne, à la fois grave et dansante, est parcourue de fulgurance […]
L’herbe rouge. Fan de Leonard Bernstein, Philip Glass et John Adams, Aaron Jay Kernis appartient à cette seconde génération de jeunes compositeurs américains pour qui le divorce entre musiques savantes et populaires n’est plus un souci. Son oeuvre, comme un commentaire sur le monde moderne, à la fois grave et dansante, est parcourue de fulgurance et mouchetée d’ironie.
Avec ses lunettes à la Kurt Weill, sa barbe naissante, comme un rempart vis-à-vis d’un agresseur imaginaire, et sa casquette de base-ball, Aaron Jay Kernis ne présente pas l’image lisse du jeune compositeur en costume, hantant le sourire aux lèvres les salles de concerts parisiennes à l’affût des commandes. Kernis est terriblement normal. On l’imagine à New York, sortant d’un concert du Philharmonique dirigé par Kurt Masur, pour s’engouffrer dans un club de jazz, finir la soirée sur une piste de danse et réapparaître le lendemain dans sa salle de gym. Deux heures avant la création européenne de son concerto pour cor anglais Colored field par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, d’un calme olympien, il attend dans un de ces fauteuils rococo dont les hôtels ont le secret. « Je me souviens de John Adams à San Francisco. Nous vivions à deux pas l’un de l’autre, c’était un inconnu. Il travaillait sur la première version de son Shaker loops. Ce devait être en 1978. Il vivait dans un appartement minuscule et sombre face à la mer. Il a été très positif et encourageant, il m’a aidé à trouver ma voie parmi de multiples influences. » C’est Adams qui lui obtient sa première commande d’orchestre en 1989 avec Symphony in waves. D’ailleurs, Kernis n’imaginait pas à cette époque composer une symphonie : « Cela me semblait une forme tellement démodée et inadaptée. » Inspiré à ses débuts par la première manière minimaliste de Philip Glass, Steve Reich et John Adams qu’il vénère, Kernis, paradoxalement, n’est guère tenté par le style répétitif lorsqu’il compose ses premières oeuvres : « Je cherchais autre chose, je voulais m’orienter vers un traitement différent de la mélodie, en utilisant davantage l’harmonie. Au début des années 80, je pensais que le minimalisme n’allait pas assez loin, en particulier dans la pièce de John, Harmonium, que j’apprécie seulement maintenant, quinze ans plus tard. » Mais à la fin des années 70, le cliché de la Côte Ouest est toujours tenace « Il est si facile de passer son temps à ne rien faire là-bas ! » , et Kernis décide de s’expatrier à New York afin d’être stimulé par une vie plus trépidante. « J’ai beaucoup appris de la scène new-yorkaise, riche de musiques si différentes. L’idée qu’il existe plusieurs manières de composer ne m’effleurait pas. On ne se posait pas la question des styles ; doit-on écrire tonal ou atonal, minimal ou je ne sais quoi d’autre ? Cela n’avait aucune importance. J’étais préoccupé par une seule chose : la forme, la structure et la durée d’une partition. »
Si la musique de Kernis évolue dans des cadres classiques et repérables tels que la symphonie, le quatuor à cordes ou la formation de chambre, en revanche, elle donne parfois l’impression de s’arrêter dans les interstices d’un temps qui échappe au réel. Dès lors, le son est suspendu dans le vide, il entre en lévitation et demeure imprévisible ; le rideau se lève sur un vaste paysage onirique qui se déploie en panoramique (Musica celestis, 3ème mouvement de Symphony in waves et de Colored field ) dans l’esprit d’une ambient music à la Brian Eno ou encore, même si les moyens sont différents, à la manière des espaces gigantesques créés par Morton Feldman compositeur américain qui sut tirer parti tant du principe aléatoire cagien que de la technique minimaliste. « Feldman avait un sens unique du silence et savait susciter chez l’auditeur la notion d’attente, avec une économie de moyens proche de l’art japonais sa musique semble flotter dans l’univers. » Ce sens métaphysique d’un monde sonore intemporel que Kernis cherche à obtenir provient également des musiques de Bach et Mahler qu’il entendait enfant. « C’est probablement un cliché, mais Bach ne peut s’écouter sans cette dimension spirituelle à laquelle est rattachée une grande partie de son oeuvre, composée pour la dévotion et le culte. Chez Mahler, la mémoire tient un rôle très important qu’il exploite dans les situations les plus dramatiques, en créant son propre monde. Sa musique m’a ouvert des horizons insoupçonnés. »
A l’opposé, Kernis joue avec les musiques populaires qui l’environnent. Ainsi dans New era dance, commandé en 1992 à l’occasion du cent cinquantième anniversaire du Philharmonique de New York, il utilise une basse électrique échantillonnée, couplée avec des bruits de la rue (sirène, sifflet) et incorporée à un orchestre au complet. Le résultat est digne des plus fracassantes partitions de Charles Ives. En moins de dix minutes, le mélange explosif passe de la salsa au funk, via le folk, le jazz et le disco des années 60 le tout sur fond d’émeutes raciales de Los Angeles, « signe de la fin d’un millénaire et annonciateur d’une nouvelle ère. »
De même, dans 100 greatest dance hits pour guitare électrique et quintette à cordes, Kernis, composant en 1993, se penche sur le retour des années 70 avec sa cohorte de salsa délurée, de disco métronomique et de slow poisseux : ces 100 greatest dance hits compilés en moins d’un quart d’heure se terminent sur une Dance party on the disco motorboat. Même s’ils n’en parlent guère, la figure emblématique du chef d’orchestre et compositeur Leonard Bernstein est un modèle pour plus d’un jeune compositeur américain, en particulier Aaron Jay Kernis. Le sens du rythme et de la danse chez Bernstein, l’influence indéniable du jazz, de la pop-music et des musiques sud-américaines (On the waterfront, West Side story, Trouble in Tahiti, Candide, Prelude fugue and riffs) parcourent l’oeuvre de Kernis. Ainsi, dans le 2ème mouvement de sa Symphony in waves surgit brusquement une mesure empruntée à Jerry Lee Lewis l’image du pianiste et bête de scène revient dans l’Etude n° 1 superstar (1993) pour piano solo, où l’interprète couvre l’étendue du clavier avec une virtuosité vertigineuse et finit en éructant un « Oh Babe ! » repu. Les citations, références, clins d’oeil et parodies sont légion dans cette oeuvre bigarrée, caractérisée par le mélange des styles : Le Sacre du printemps de Stravinsky croise Bill Evans dans un Nocturne (1983) chamarré, où les solistes (soprano et trompette) reprennent à l’occasion les inflexions saccadées de la cantillation hébraïque ; dans Love scenes (1987), la soprano flirte non sans humour avec son violoncelliste dans un improbable duo d’amour à grand renfort de cadence et de trilles lorgnant vers le bel canto ; ou encore dans Brilliant sky, infinite sky (1990) frémissent les lueurs d’un romantisme tardif et pastoral.
A l’inverse, Kernis peut se révéler sombre et dramatique comme dans son très inspiré concerto pour cor anglais Colored field (1994). « L’idée m’est venue en visitant les camps de la mort d’Auschwitz et Birkenau. J’étais là avec d’autres Américains et une image forte s’est imposée à moi jusqu’à l’obsession : une impression de perte, de mort, de haine et la conscience du génocide se sont révélées lorsque j’ai vu un enfant assis dans l’herbe, ce qui était banal, mâchonnant un brin d’herbe, là où cinquante ans auparavant le sol était trempé de sang. Et subitement, mes origines juives, même si je ne suis pas religieux, me sont apparues plus présentes. » Sa Seconde symphonie de 1992 est née, elle aussi, dans des circonstances tragiques. Au moment de sa composition, la guerre du Golfe éclate. Isolé dans un coin perdu du Massachusetts, Kernis réalise devant un écran de télévision noir et blanc qu’une nouvelle guerre fait rage à quelques milliers de kilomètres, dans laquelle son pays est engagé, après celle du Vietnam. « Le contraste des technologies militaires était tel qu’on demeurait abasourdi par ce déluge d’éclairs, de bombes et de morts brutales. » L’image de la mort hante ces deux partitions. Il est commode de saisir dans la péroraison tonitruante des cuivres et des cordes réunis pour le 1er mouvement Alarm de la Seconde symphonie, comme dans la plaie ouverte du 1er mouvement de Colored field où, hébété, le cor anglais exhale sa lamentation sinistre au bord d’un gouffre raviné par un orchestre tournoyant, un sarcasme et une véhémence qui rapprochent Kernis de Mahler. Mais chez ce jeune New-Yorkais, la conscience du tragique est toujours contrebalancée par un humour, une ironie et un rythme dévastateurs et communicatifs.
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Seconde symphonie - Musica celestis Invisible mosaic III City of Birmingham symphony orchestra, dir. Hugh Wolff (Argo).
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