Au sortir d’un confinement endeuillé par les disparitions de Christophe (le dandy admiré) et de Tony Allen (le batteur de La Ritournelle), Sébastien Tellier publie un nouvel album inspiré par sa vie familiale, Domesticated. L’occasion de replonger avec lui dans ses vingt ans de carrière.
En trottinette et masque de rigueur sous le soleil parisien, Sébastien Tellier arrive en voisin dans les bureaux de Record Makers, son label de toujours. Pour sa toute première interview de visu après cinquante-cinq jours confiné et cloîtré en famille, le chanteur barbu est tel qu’en lui-même. Sous sa casquette noire siglée ST et derrière ses lunettes noires, le quadragénaire est toujours aussi volubile et souriant, entre trois clopes et deux rasades de houblon.
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A quelques jours de la sortie de son sixième album, le bien nommé Domesticated (un titre involontairement visionnaire pour nos vies domestiques imposées pendant le confinement), Sébastien Tellier se livre de bonne grâce, malgré la frustration légitime de ne pas interpréter son nouveau disque sur scène, comme il était prévu dans son agenda printanier. N’oubliant jamais de lancer une punchline improbable ou de déclencher un rire communicatif, il demeure, vingt ans après L’Incroyable Vérité (2000), son chef-d’œuvre originel et intemporel, cet immense auteur-compositeur-interprète aux métamorphoses successives. Du clochard céleste des débuts au Monsieur Propre d’aujourd’hui, Sébastien Tellier est une seule et même personne : attachante, sensible, décalée, brillante, illuminée, franche, humble, lunaire, bref entière.
Comment as-tu vécu cette période historique du confinement pendant cinquante-cinq jours ?
Franchement comme une véritable souffrance. Cette période a commencé comme un pur bonheur, avant de se prolonger comme un tunnel sans issue. Toutes les journées se ressemblaient les unes les autres, je ne pouvais pas voir mes proches et mes potes, alors je ressassais sans cesse. Or, penser trop est un problème. Dans la vie, il faut penser un peu, mais ne surtout pas penser trop. J’étais dans beaucoup trop d’errances et de divagations mentales. Résultat : je ressors lessivé du confinement. J’en ai pourtant rêvé toute ma vie d’être bloqué chez moi pendant deux mois. Pour l’amoureux du canapé que je suis, c’était même un rêve ultime. Le confinement a transformé ce rêve en cauchemar.
Un confinement endeuillé par les disparitions de Christophe et du batteur Tony Allen, deux artistes indissociables de ta carrière.
Cela commence à faire beaucoup de pertes dans mon entourage, je pense aussi à Karl Lagerfeld et à Philippe Zdar décédés l’an dernier. Au-delà de la douleur et du chagrin, j’essaie de me consoler en me raccrochant à leurs œuvres artistiques, dont on pourra profiter pour l’éternité. A l’origine, j’étais fasciné par leur art et j’ai eu la chance de les approcher et de collaborer avec eux. Ils faisaient partie de ma famille, j’essaie donc de ne pas trop songer à leur absence. Avec Karl, Tony ou Christophe, je n’avais pas conscience de notre différence d’âge. C’étaient de sacrés génies, ils me subjuguaient complètement. Ils ont surfé les vagues les plus hautes du monde. On peut dire qu’ils ont mangé la banane par les deux bouts (sourire).
Confinement oblige, la sortie de ton album Domesticated a été décalée d’un mois, as-tu craint de devoir patienter encore bien plus longtemps ?
J’ai eu plein de moments de joie avec ma femme et mes enfants, mais je commençais sévèrement à ronger mon frein. Et même si j’ai toujours été nul en organisation ou en stratégie, j’étais dans une situation un peu absurde, entre la parution attendue de mon album et la paralysie générale liée à l’épidémie du coronavirus. Dans une ambiance aussi terne, ça aurait été bizarre de sortir un album aussi frais, non ? J’espérais sincèrement que le 29 mai, une perspective qui me semblait tellement lointaine pendant le confinement, ce serait à nouveau la fête en terrasse, dans les bars et les restaurants. Malgré tout, j’espère que c’est une bonne date de sortie, mais certainement pas… (sourire)
Ce qui est dingue, c’est que mon album parle de la vie domestique et des tâches ménagères qui sont devenues entre-temps des sujets en pleine résonnance avec l’actualité. Sans parler des gants en plastique et des produits de nettoyage. J’ai d’ailleurs lu une quantité d’articles avec le mot “domestique”, c’est comme si on avait acheté des encarts de pub dans la presse pour des milliers d’euros… La période est donc très porteuse pour la promotion de mon disque et en même temps très destructrice, avec l’interdiction des concerts et des festivals.
Ce mois-ci, tu aurais dû être sur la scène de La Cigale, avant de figurer à l’affiche du festival We Love Green début juin… Comment vis-tu cette frustration ?
J’ai l’impression d’être privé de dessert, car je me suis régalé à faire le disque, mais la finalité est quand même d’arriver au dessert et de le chanter sur scène. C’est comme si ça cafouillait indéfininement en cuisine. Comme à chaque nouvel album, je suis excité et impatient de l’interpréter devant un public. Cela dit, je relativise largement mes petits problèmes personnels par rapport à la situation qu’on traverse depuis deux mois.
Imagines-tu une année blanche sans pouvoir faire de concerts, même si ta tournée a été reportée à l’automne de manière encore très hypothétique ?
La vraie problématique, c’est que dans mon groupe de scène, il y a un batteur australien de Sidney, Daniel Stricker, et un claviériste américain de Los Angeles, John Kirby. Or, on ignore quand ils pourront voyager librement et venir jusqu’en France. C’est pas comme s’ils habitaient à Rouen (sourire). Au moins, Corentin “Nit” Kerdraon, mon partenaire de l’album, habite à Paris, mais l’idée n’est pas non plus de jouer en duo.
Entre L’Aventura et Domesticated, il s’est écoulé six ans, un interval inhabituel dans ta discographie.
Entre deux disques, je dois faire table rase et quasiment tout renouveler. J’ai ainsi changé trois fois de studio, sans compter un déménagement qui m’a pris un temps fou. Je me suis acheté des nouveaux instruments, des nouveaux disques, des nouvelles fringues. C’est un puzzle qu’il est vraiment très long à mettre en forme, une démarche qui s’étire obligatoirement dans le temps. En parallèle, je ne peux jamais m’empêcher de créer, alors je compose des musiques de films, de séries ou un album pour une strip-teaseuse. Je n’ai guère eu l’occasion de m’ennuyer depuis 2014. Bien sûr, je prévoyais mon album suivant plus tôt. Mais sans tout radicalement changer, je ne pouvais pas m’y consacrer pleinement. Mine de rien, j’ai une vie de famille et d’artiste bien remplie.
D’ailleurs, l’inspiration de Domesticated provient de ta vie de famille…
Avoir des enfants, un garçon de 7 ans et une fille de 3 ans, est le basement de ma nouvelle vie. C’est d’ailleurs pour eux que nous avons dû déménager dans une nouvelle maison. La naissance de mes enfants a largement accentué la pression domestique. J’ai perdu une partie de ma liberté et endossé une quantité croissante de responsabilités quotidiennes. Mon planning est désormais très serré. Après une grosse journée de studio de neuf, dix heures, j’ai une liste de courses à faire avant de rentrer. J’ai senti le poids des contraintes et c’était parfois panique à bord. D’où l’inspiration du disque.
J’ai dû trouver des solutions personnelles, en prenant les choses du bon côté. Au-delà du bonheur d’avoir une femme et des enfants, j’ai commencé à m’intéresser à l’esthétique de la maison. Notre salle de bains ressemble à un coffre-fort tellement il y a de dorures et de flacons ! C’est tellement baroque. Je regardais tout ça un peu interloqué, puis j’ai commencé à me prendre au jeu. A force de ranger, j’avais l’impression de me sentir plus frais. Avoir des enfants m’a fait progressivement devenir quelqu’un d’autre. Je me suis assagi avec le temps. J’ai donc décidé de consacrer un album à cette thématique de la domestication de ma vie.
> > Lire aussi notre rencontre avec Sébastien Tellier au Brésil en 2014
Il y a vingt ans, à la sortie de L’Incroyable Vérité, imaginais-tu, même dans tes rêves les plus insensés, mener une telle vie artistique ?
A l’époque, je tirais beaucoup de plans sur la comète. Je me projetais sans cesse dans le futur. Je ne suis pas si loin de ce que j’imaginais faire : je chante, je compose, je sors des disques. La musique que je fais aujourd’hui est celle que je fantasme depuis longtemps, mais je ne savais pas par quel bout la prendre : comment réaliser de la musique aérienne ? J’étais persuadé de certaines choses, mais entre-temps j’ai réalisé plein de découvertes et je me suis laissé porter par la vibe.
Ces deux décennies sont passées incroyablement vite, j’ai encore l’impression de débuter. Je suis d’ailleurs dans une logique de débutant, à continuer de faire mes preuves. Je suis au stade de ma carrière où je commence à peine à m’habituer. Il y a bien sûr des souvenirs qui me paraissent très lointains, mais en termes d’émotions, j’ai le sentiment d’être passé de 25 à 45 ans en un éclair. J’aurais détesté ressentir chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année depuis vingt ans (sourire). Je suis plutôt content de mon sort.
Ce furent aussi des années d’excès…
A l’instar des artistes admirés qui ont mangé la banane par les deux bouts, je me suis bien régalé. J’ai énormément fait la fête. Beaucoup d’excès, notamment pendant la période Sexuality (2008) où je fréquentais la jet-set et où je passais mon temps au soleil. J’étais toujours à côté de la plus belle plage du monde. Par exemple, je connais bien les bungalows du Beverly Hills Hotel ! Dans ces années bouillonnantes, il y eut aussi la cérémonie de l’Eurovision 2008 à Belgrade, en Serbie.
Je dormais dans une piaule immense d’un hôtel gigantesque, j’étais escorté par des gardes du corps armés jusqu’aux dents. Comme l’alcool était interdit sur le site de l’Eurovision, je ne sortais jamais sans mes bouteilles de jus d’orange remplies de cognac. Le jour de la cérémonie, j’ai quand même réussi à chanter Divine après avoir respiré en direct de l’hélium dans un ballon gonflable. C’était une prouesse réalisée devant le monde entier mais passée relativement inaperçue. Bref, du grand n’importe quoi.
Dans ta discographie, quel album a ta préférence ?
Je n’ai plus vraiment d’avis sur mes disques. Je vois bien que les gens n’entendent pas ma discographie de la même façon que moi. Si mon premier album s’intitule L’Incroyable Vérité, ce n’est évidemment pas le fruit du hasard. A l’époque, j’étais complètement frais, c’est comme si je naissais à travers ce premier album. C’est un disque conçu naïvement. J’étais persuadé d’en vendre des millions, alors que c’est un album très étrange, à la fois dense et expérimental.
Je le trouvais suffisamment pop pour passer à la radio. J’étais donc déjà bien à l’ouest. En raison de ma naïveté, L’Incroyable Vérité est certainement mon meilleur album. Je tenais absolument à sortir un disque intemporel, sans que l’on puisse en dater le son grâce l’absence de batterie. Je garde un merveilleux souvenir de l’enregistrement dans l’ancien studio de Air, situé dans les Yvelines, au bord d’un golf. Le midi, j’allais m’acheter des sandwichs à Parly 2. J’étais bien peinard (sourire).
Quelle est ta pratique musicale au quotidien ?
Mon obsession de musicien, ce sont les notes. Je joue du piano, je cherche des idées, je fais défiler des sons sur l’ordinateur, j’essaie un peu tout. De temps en temps, je trouve un thème que j’enregistre pour ne surtout pas l’oublier. Les choses s’amoncellent au fur et à mesure, puis je commence à entrevoir une mini-direction musicale. Le processus pour chaque album est basé sur la recherche de notes. Pour Domesticated, j’ai retrouvé enfoui dans un sous-dossier de l’ordi une suite d’accords, qui a constitué le point de départ de Oui, la chanson sur le mariage avec ma femme Amandine (de la Richardière – ndlr).
Etrangement, je n’avais rien fait de cette suite d’accords pendant des années. Cela faisait longtemps que je tenais à écrire sur notre mariage, car c’était un grand moment sur les rives du lac de Garde, où tous nos amis étaient réunis. On allait d’un endroit à un autre en petit train touristique. J’étais arrivé en bateau Riva, il y avait des paparazzis cachés dans les arbres, c’était vraiment une fête grandiose et un souvenir magique avec Amandine. Le mariage marque aussi le début de la vie domestique : on commence par faire son lit le matin et ranger ses affaires sales. Oui, c’est la carte postale sonore de notre mariage.
Après L’Aventura, ton premier disque entièrement en français, tu avais la volonté de revenir à l’anglais pour être moins frontal ?
Je sortais d’un album verbeux, composé de chansons avec beaucoup de paroles, alors j’avais envie de faire l’inverse, en utilisant juste quelques “slogans” par morceau. Ce qui ne peut fonctionner qu’en anglais. Ecrire en français, c’est vraiment un autre délire, tout est plus compliqué avec les rimes et le sens premier des mots. L’anglais est une langue fourre-tout qui m’ouvre plein de possibilités et qui correspondait à l’esprit léger, frais et dansant de la musique.
“Mon style, c’est de chanter bleu, autrement dit toujours un peu à côté de la note”
Je cherchais donc un son moderne et un mixeur qui comprenne l’air du temps, comme Nk.F, réputé pour son travail avec PNL. Il a été hyper créatif. Depuis quelques années, le hip-hop génère des grands passionnés de production ; je parle d’ailleurs de hip-hop progressif comme on parlait de rock progressif dans les années 1970. Nk.F a été très lyrique dans le mixage de Domesticated, c’est parfois pleine fleur ! Je voulais un mixage en adéquation avec le thème du disque : très propre, presque clinique.
Tu as commencé par enregistrer ta voix, qui a ensuite été retravaillée par différents effets.
Mon style, c’est de chanter bleu, autrement dit toujours un peu à côté de la note. Je n’ai aucune technique vocale, Dieu sait pourtant que je m’entraîne. Je me suis fait une raison : je ne serai jamais Pavarotti. J’ai donc enregistré ma voix la plus nature, sans le moindre effet. J’avais imaginé une voix encore plus aigüe que ma tessiture naturelle, en cherchant à chanter une octave au-dessus de mes possibilités vocales. Puis j’ai commencé à bidouiller en studio en contrôlant ma mélodie de voix avec plein d’effets, ce qui peut donner autant un résultat à la Balavoine qu’à la Kraftwerk (sourire).
Puisque tu dis chanter bleu, envisages-tu tes chansons en synesthète, en leur apposant une couleur respective ?
Plus que des couleurs, je vois des formes quand je compose à la guitare ou au piano. Je vois les accords comme des triangles ou des ronds, c’est-à-dire des formes géométriques plus simples que ce qu’ils sont. Quand je commence à enregistrer, je me fais une image mentale du morceau.
Sur le fond amoureux comme sur la forme électronique, Domesticated semble être le trait d’union avec Sexuality.
Il y a effectivement beaucoup de points communs entre ces deux disques : la même fraîcheur, le même degré d’ensoleillement, la même recherche d’efficacité. J’avais envie d’un album cool et facile à consommer, contrairement au dessin animé bizarre de L’Aventura. Sexuality et Domesticated sont construits autour des mêmes pulsions. J’essaie d’être le plus glamour possible, même si je chante les tâches domestiques.
Quel serait ton instrument de prédilection s’il ne devait t’en rester qu’un seul ?
Comme tout le monde joue mieux du piano et de la guitare que moi, je privilégie avant tout ma voix. Mon cœur de métier, ce sont les mélodies. Cela étant, j’adore jouer du piano. Parfois, après une séance de piano, je suis comme un tennisman après un point gagné qui sert le poing. J’exulte comme après un ace de folie. Il m’arrive souvent d’entendre des notes de piano que je suis incapable de reproduire. Je connais parfaitement mes limites.
La chanson que tu préfères interpréter sur scène, c’est toujours L’Amour et la Violence ?
Ah oui, j’adore la chanter. Je suis toujours plus à l’aise avec les chansons simples qui contiennent peu de mots. Jouer d’un instrument, se souvenir du texte et soigner l’interprétation, ça reste une sacrée gymnastique ! C’est un peu comme faire du surf au milieu de grosses vagues. Sur scène, je n’entends absolument rien, j’ai toujours l’impression d’être dans un bidonville (sourire). J’aime bien aussi interpréter Roche et Comment revoir Oursinet ? car ce sont des chansons qui comportent des passages intimes et touchants où je me sens le plus à l’aise. Sur la tournée de My God Is Blue, je galérais pour placer ma voix d’entrée sur Pepito bleu, surtout avec plusieurs verres dans le nez. Je fais attention à ne pas faire que des morceaux tristes car un concert reste avant tout une fête et un moment de partage avec le public.
Enfin, comment appréhendes-tu la suite de ta carrière ?
Je me vois devenir le même genre de mec qu’aujourd’hui, avec une barbe toute blanche et la même corpulence – j’ai atteint mon poids de croisière (sourire). Et je resterai toujours aussi acharné. La musique, c’est comme jouer au casino. A chaque fois, je retente ma chance pour composer et écrire un prochain chef-d’œuvre, comme La Ritournelle ou L’Amour et la Violence. La musique, c’est mon addiction quotidienne.
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