Quatre ans après le sexe et l’Eurovision, Sébastien Tellier revient avec un nouvel album consacré à Dieu et au bleu. Entretien intime et maboule.
L’album précédent de Sébastien Tellier, Sexuality, c’était il y a quatre ans. Un disque fait pour retranscrire “le bruit que fait un slip quand il claque sur les fesses d’une jeune femme”, nous avait-il confié. Aujourd’hui c’est au tour de Dieu, et il est bleu. Le Tellier nouveau, comme à chaque fois, prend par surprise. Comme ne l’indique pas son titre, My God Is Blue est une livraison faussement œucuménique, une grande messe par le bas qui contraint l’auditeur à l’effort, presque à l’ascèse. Un combat flamboyant contre la médiocrité musicale que l’homme de 36 ans livre de tout son poil.
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Loin des premières impressions de Pépito bleu ou du coup de pied aux hanches donné par le proto-Moroder Cochon ville, My God Is Blue, a appris à se donner le temps, comme son auteur. C’est une joute sensible dont on triomphe après plusieurs écoutes – à condition d’aimer les solos de guitare et d’orgue d’église (amen). C’est une échappée à la fois folle et neurasthénique qui croise Christophe et Phantom of the Paradise, la liturgie et la musique de danse. Au final, Sébastien Tellier pose plus de questions qu’il ne donne de réponses : c’est devenu tellement rare chez un artiste qu’on l’en remercie. C’est encore ce que l’on se dit après deux heures d’entretien avec lui, forcément barrées mais blindées d’humour et d’humanité.
Sexuality, ton album précédent, a été un succès avec des morceaux très pop qui t’ont emmené jusqu’à l’Eurovision, mais aussi des classiques de la chanson française comme L’Amour et la Violence. My God Is Blue semble être plus conceptuel, moins évident. A-t-il été construit en réaction à Sexuality ?
Sébastien Tellier – J’ai eu envie d’aller plus loin. D’être à la fois plus léger et plus profond, plus grandiloquent et plus intime. J’ai attendu longtemps avant d’enregistrer cet album mais on ne peut pas dire que My God Is Blue soit une réaction à Sexuality. J’ai fait ce que je fais avant chaque disque – et je le fais vraiment : je change d’appartement, de voiture, de vêtements, de matériel. C’est ça mon style (il prononce “staïle” – ndlr). Ce que j’aime chez les réalisateurs, souvent, c’est leur premier film. J’essaie de retrouver la chance du débutant, de me créer une nouvelle virginité à chaque fois. Donc forcément, c’est toujours très différent d’un disque à l’autre, parfois déroutant, je peux le comprendre.
Comment s’est passée la production du disque avec Mr. Flash, qui t’a épaulé ?
On n’a jamais eu la même vision du disque. Pourtant on est partis ensemble, soudés. Et au fur et à mesure de l’enregistrement, on s’est éloignés, comme la Terre s’éloigne du Soleil. Il y avait deux visions, chacune très volontaire, mais différentes. Je ne pouvais pas embrasser sa version. Lui voulait accompagner un rôti de biche, moi je voulais faire un gratin d’endives. Avec Guy-Manuel de Homem-Christo de Daft Punk, qui a produit Sexuality, c’était fusionnel, on aimait la même musique, les mêmes instruments. Avec Mr. Flash, on n’aimait pas du tout les mêmes trucs, pas du tout. En plus, il a une rage en lui, une méchanceté… Il est violent, négatif. Il y a eu de la haine parfois dans le studio, certains jours j’avais peur d’y aller. Pourtant, plus on allait vers la division, plus on allait vers l’unité, on a trouvé une espèce de truc centré.
Le thème de Dieu, c’était une inspiration uniquement esthétique ?
J’aime les bondieuseries. Au début, j’ai voulu faire un album sur la terre, la sensation qu’on a quand on plonge sa main dans la terre mouillée. C’est une impression très particulière. Mais ça ne prenait pas. J’ai ensuite voulu réaliser un album sur l’agriculture : super médiocre. Puis j’ai essayé les fruits et légumes pour être un peu plus fun : rien non plus. Etant face à trois albums qui n’avaient pas fonctionné, je me suis ressourcé pour aller de l’avant, et comme je suis fasciné par les petites communautés – comme les communautés vaudoues – je me suis dit “Tiens je vais aller voir un chaman au Mexique”. En route, j’ai fait un crochet par Los Angeles où je me suis renseigné pour voir qui connaissait un chaman sympa. J’en ai trouvé un dans une petite boutique de L. A. où personne n’entre jamais (il se marre)… Il m’a appris à faire des mixtures de drogues personnelles et là, je suis parti dans une grande aventure bleue. J’ai fait dix nuits en une, peut-être vingt. Quand je suis revenu à Paris, j’ai commencé à jouer en pensant à ces rêves. J’étais dans des nuances de bleu, un peu pixélisées. Ceux qui ont déjà pris des drogues très fortes savent de quoi je parle. Ensuite, je suis allé chercher ça au Bénin. Je me suis marié en France et j’ai épousé ma femme une deuxième fois là-bas, à Ouidah. C’est là qu’est né le vaudou, que les transes sont les plus puissantes. J’étais dans une petite communauté, rassemblée autour d’une idée spirituelle… Il y a encore là-bas, surtout dans le nord du Bénin, des coins pas encore touchés par l’homme, où rien n’a été construit. On peut voir ce qu’était la nature il y a des millions d’années : des crocodiles, des hippopotames, des troupes de singes. C’est formidable l’Afrique… En plus, on peut conduire vite au milieu des animaux.
Tu as le sentiment que ta musique ne se suffit pas à elle-même, qu’il faut que tu fasses le guignol autour de thèmes comme la politique, le sexe ou Dieu ?
La musique, ça a toujours été des notes et une coupe de cheveux, des notes et un blouson. C’est autant visuel que sonore, à part si on veut rester chez soi pour faire de la musique personnelle. Mais si on veut parler aux gens, il faut ajouter quelque chose. Moi par exemple, j’ai toujours eu plus ou moins honte de qui j’étais et j’ai dû faire semblant d’être mieux, j’en ai rajouté des tonnes. Politics, ça dégueule de ketchup. Sexuality, c’est mielleux. Bref, il faut toujours que ça aille plus loin. Pour My God Is Blue, je voulais encore plus, je voulais l’immensité, je voulais faire de l’art contemporain.
Est-ce que parfois tu te fatigues toi-même en tant que Sébastien Tellier ?
Oui, oui, et oui. Il faut que je m’intéresse à moi- même, que je regarde des photos de moi, que je regarde mon reflet. Que je lise ce qu’on dit de moi dans les fanzines. Je suis toujours confronté à moi-même, sauf quand je suis avec ma femme, mes amis ou ma famille. Et encore, certains me disent : “Et ton album ? Il finit quand ?” Tout tourne autour de mon expérience, c’est fatigant. Je m’estime égocentrique mais à un moment c’est trop. Moi j’aime bien la discrétion, même si ça ne se voit pas (rires)… Les gens que je respecte sont des gens fragiles qui se posent des questions, se remettent en question. Je déteste les gens qui parlent fort au restaurant. C’est paradoxal : j’ai envie de me cacher depuis toujours, mais curieusement, je me montre. Regarde, j’ai des lunettes de soleil, une barbe, des cheveux longs. Je suis totalement caché mais en même temps très visible. C’est ma façon de contrarier le destin.
Tu penses qu’un jour la musique pourrait devenir secondaire autour de Sébastien Tellier ?
Non, j’ai plus de respect pour la musique que pour n’importe quoi d’autre. Le plaisir de la transition parfaite entre deux accords, je ne trouve ça nulle part ailleurs, ni dans le cinéma ni dans la littérature.
Quand Pépito bleu, le premier morceau du disque, est apparu sur le net, certaines personnes ont crié au foutage de gueule.
Je ne suis pas le nouveau messie, ni un nouveau dictateur, je ne suis pas non plus un grand frère pour les jeunes de quartier. Je suis la maman d’un mouvement construit sur des falaises de biscuits. Je ne suis pas en train de construire l’avenir. Les gens qui vont me rejoindre sont des gens fragiles comme du biscuit, des gens qui s’émiettent. Un Pépito, ça se casse. Et tout l’album c’est ça : dire que mes fondements, c’est du biscuit. Je n’ai pas étudié la géopolitique internationale, ni toutes les religions du monde. Je n’ai rien étudié. My God Is Blue parle simplement du côté friable des choses.
Tu es à l’aise avec le quotidien ?
J’aime travailler quand les autres ne travaillent pas. J’aime bosser pendant les vacances ou le soir. Mais je ne suis pas un branleur. Au final, je travaille beaucoup. Je n’ai pas de respect pour les branleurs, j’aime les gens qui vont au bout. Il n’y a rien de plus frustrant que de parler avec quelqu’un qui ne transforme rien. Si je commence à bosser à 14 heures, je ne m’arrête pas à 18 heures. Je suis plutôt du genre à finir à 6 heures du mat’. Mais je déteste les responsabilités, je déteste l’autorité. Je n’aime pas me sentir emprisonné. Après si c’est pour parler musique ça va, comme là en ce moment. Mais dès que ça déborde sur autre chose, je me fais chier.
Par rapport à Daft Punk, Air ou Phoenix, le succès a un peu tardé pour toi.
J’aurais bien aimé le connaître vite, comme eux. Mais moi, mes modèles, ce sont plutôt Gainsbourg, Dali, des mecs qui ont mis un peu plus de temps à faire leur trou, peut-être parce qu’ils sont plus bizarres. J’aime le cheminement d’un mec comme Christophe. Il commence avec un succès puis il se densifie, devient plus proche de ce qu’il est au fond de lui. Moi, j’étais tellement égoïste que je ne pouvais que m’ouvrir. Christophe a beaucoup d’importance pour moi, il a ce côté enfant qui découvre la fête foraine. Il est fasciné par les lumières, par un écran géant, par une cigarette qui se consume bien. J’aimerais devenir comme ça, croire en des choses qui n’existent pas.
Quand tu regardes ta discographie, quel album t’étonne le plus ?
Honnêtement, je déteste tous mes albums. Il n’y en a pas un seul dont je sois fier. Ils sont le miroir de mes défauts, de ma médiocrité, de tout ce que j’aurais pu faire mais que je n’ai pas su faire. Mais un album, c’est aussi un espace de liberté. Quand on se réécoute, on se dit “Mais merde, j’aurais pu tout faire : Earth Wind & Fire, Céline Dion, et j’ai fait ça, ce truc bidon…” Moi je voudrais réaliser dix albums en même temps. Avec du tribal, du western… Mais il n’y a pas d’argent, alors je fais le truc comme ça, et au final c’est un immense fiasco. Mais que je trouve néanmoins plus beau et plus pertinent que le fiasco des autres. Plus libre, au moins. Plus poétique aussi. Ma musique reste pitoyable mais elle vaut mieux que celle des autres.
Tu te bats chaque jour contre la médiocrité du monde ?
Ça m’obsède mais c’est aussi ça qui contribue à mon bonheur. L’inexactitude, les points de vue erronés, les gens qui n’ont pas parcouru le monde, les gens qui n’ont pas su se réinventer, les gens qui ont de la mauvaise énergie : je suis outré par tout ça. Ça me dépasse, ça me rend hargneux, fou, je n’aime pas le monde tel qu’il est et pourtant il m’a récompensé. Après la tournée de Sexuality, j’ai pris six mois de pause. J’ai fait du bateau en Italie, mangé des sandwichs, j’étais parfaitement heureux. Puis j’ai eu envie de refaire un disque : réétude du monde et redéception. La parenthèse d’insouciance n’a duré que six mois.
Tu te décris souvent comme quelqu’un d’isolé. Ça veut dire quoi au juste ?
Je ne suis plus isolé comme quand j’étais jeune. Avant, j’avais envie d’aller dans des boums, dans des fêtes mais on ne m’invitait pas trop et ça me rendait malheureux. Aujourd’hui, j’ai accès à tout ça mais c’est moi qui m’isole, c’est plus fun au final – et plus rassurant. Je reste dans mon petit monde, je marche sur des chemins que j’ai façonnés moi-même.
A 18 ans, quand tu es parti de chez tes parents, tu as longtemps vécu seul dans une sorte de turne. Tu regrettes cette période ?
J’ai récupéré un appart à Paris grâce à mes parents et je m’y suis enfermé. Je me suis un peu détruit, physiquement parlant, mais c’est là que j’ai tout construit, sur mon canapé, dans une sorte de léthargie créatrice. Je n’avais pas de travail, je ne faisais pas d’études. J’ai pris un tas d’années sabbatiques, de 18 à 25 ans. J’avais une qualité de vie très médiocre, mon appart ressemblait à une cave. Pour picoler, je m’incrustais dans des soirées d’écoles de commerce, pas terrible, quoi. Mais le reste du temps, je faisais de la musique, j’en écoutais aussi beaucoup. On trouve un truc très constructif dans la glande parfois, on ne le dit pas assez. Chez certains mecs, on sent tout de suite que ça ne va rien donner, mais sur moi ça marchait. J’ai eu de la chance, je crois. Ma vie aurait pu être un échec total. A un moment, j’ai eu des doutes, j’ai même été choqué, triste, très très souvent. Je me souviens que je n’avais pas de lit, juste une espèce de couche collée au piano ; un jour je me suis levé, je me suis assis, et j’ai joué La Ritournelle, presque en entier. J’ai appelé tous mes potes, je leur ai dit de venir, comme si j’avais enfin le sentiment que ma vie allait changer, grâce à cette chanson. Je lui dois encore beaucoup aujourd’hui…
Tu as parfois le sentiment d’avoir réussi ta vie ?
Moi ? J’ai le sentiment d’avoir toujours voulu être un mec normal, simplement normal. Dans mon enfance, je n’étais pas normal parce que j’étais trop gros. Après, à l’adolescence, j’étais trop banal. J’aurais voulu qu’un mec de ma famille fasse des trucs exceptionnels. Mon père était consultant en entreprises, il expliquait comment gagner plus d’argent, et ma mère était directrice d’une école pour petits génies, des enfants qui ont plus de facultés que les autres mais qui sont paradoxalement en échec scolaire. Ma mère a voulu tenter une sorte d’expérience sur moi, elle cherchait à me faire dépasser mes limites. Ça, je m’en suis rendu compte très tard. J’ai le sentiment d’avoir été considéré comme un objet dans mon enfance, comme un cobaye. Et c’est pour ça que je ne serai jamais normal, parce que j’étais au cœur du test, j’étais moi-même un test. Etre normal, c’est un truc pas facile à atteindre, hein ?
concerts le 31 mai à Orléans, le 1er juin à Rouen, le 2 à Sannois, le 14 à Strasbourg
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