Attendu au tournant, le second fils Lennon, Sean Lennon, entre à son tour en musique. Déniché par les Beastie Boys, son déluré et virevoltant premier album, Into the sun, refuse de s’asseoir sur le coffre-fort familial, préférant à la sécurité du surplace l’ivresse de tous les voyages, de New York à Rio, des plages de Liverpool à celles de Brian Wilson. En classe tous risques.
C’est dans les bacs des disquaires, implacables abécédaires généalogiques, que le phénomène est le plus visible on a failli écrire risible. Une cruelle juxtaposition de noms d’une même famille qui commence sérieusement à ressembler à un registre d’état civil ou à l’organigramme d’une grande entreprise de BTP. Le fils d’Untel se paie une toute petite ruelle juste à côté du boulevard paternel, le protégé à son papa squatte un lopin de misère coincé parmi des champs familiaux à perte de vue, l’orphelin quémande un strapontin sur l’autel de Dieu le Père.
La liste des fils de est désormais si étendue que la seule moisson du printemps 98 servira d’exemple : fils de Coltrane, fils de Loudon Wainwright, fils de Cohen, retour post mortem du fils de Buckley. Tous partis dans la vie avec un indéniable capital chance en poche (être le fils de) en même temps qu’un lourd handicap (n’être que le fils de), la gloire du père s’avérant dans la majorité des cas génétiquement non transmissible. Sean Lennon est en l’espèce un cas aggravé : non seulement il est le fils de qui on sait et de Yoko Ono, mais en plus s’offre-t-il le double effet Kiss Cool d’être le second fils de qui on sait !
On reprend : jusqu’ici, à la lettre L chez les disquaires trônait un chêne impassible Lennon, John et, juste sous les illustres pieds du colosse, écrasé par l’ombre et l’indifférence, un gland Lennon, Julian. On vous épargnera la cuisante mise en parallèle des palmarès pour rappeler pudiquement qu’à une seule occasion Julian Lennon se montra digne de son sang : lorsqu’il généra l’émouvant Saltwater, pastiche beatlesien tragiquement isolé dans une discographie aussi impuissante à faire valoir ses différences qu’à assumer ses ressemblances. Alors qu’on annonce un retour imminent du besogneux Julian, voilà que son demi-frérot vient à son tour mettre son grain de sel dans cette salade oedipienne. Lui a carrément hérité du prénom Sean est l’équivalent irlandais de John , ce qui devrait logiquement hausser le voyeurisme d’un cran. Et pour corser l’addition, il y a cette fois Yoko dans le coup. Julian était la chair de la chair de la gentille Cynthia, le (love me) doux fruit d’une idylle innocente et mythologique sur fond de Merseybeat. Sean est à moitié constitué du venin de la sorcière, de la veuve honnie, la jaune marâtre de l’avant-garde, qui plus est légataire égrillarde et arpagonesque du juteux empire Lennon.
Ceux des beatlemaniaques qui ont un peu trop pris les délires d’Albert Goldman au sérieux trancheront le cas Sean Ono Lennon par cette manichéenne partition : mi-séraphin, mi-Belzébuth. Un yin de génie, un yang d’infamie. La thèse délit de parenté, consanguinité répréhensible est assez ordurière pour qu’on évite d’y souscrire. On se bornera juste à constater ceci : musicalement, Sean Lennon a été bien inspiré de suivre la voie paternelle fût-elle semée d’embûches, pavée d’écueils. D’un bout à l’autre d’Into the sun, le jeu amusant qui consiste à pister le troublant mimétisme du fiston ne vaut la chandelle que si on accepte quelques règles élémentaires. Pour les milliers de gandins qui raclent chaque année le sarcophage des Beatles jusqu’à la dernière poussière, on en tient un qui possède en la matière un droit moral assez incontestable. Et puis un tel héritage, pour peu que le bénéficiaire fasse preuve de quelques aptitudes personnelles à le faire fructifier, méritait de ne pas dormir dans un coffre.
Par la richesse juvénile de son écriture, son don évident pour soulever des mélodies à l’hélium ça nous change du plomb des frères Gallagher & Co , Sean Lennon se montre un gestionnaire de patrimoine franchement convaincant. La liberté qu’il s’autorise quant aux aménagements du domaine des arrangements discrets, une décoration modeste, pas le gros son du gosse de riche qui veut épater le voisinage plaide aussi largement en sa faveur. Enfin, son engagement aux côtés des dynamiteurs de Grand Royal alors qu’à la simple annonce de son nom, n’importe laquelle des majors américaines aurait fait trébucher les pétrodollars témoigne également d’une louable acuité de goût.
A New York, Sean Lennon reçoit plutôt à la cool, dans le loft artificiellement bohème du West Village qui lui sert de studio de répétition et d’enregistrement. Bon point : il est seul au rendez-vous, démuni de tout manager cette odieuse habitude américaine , sabliers humains ou autres paravents aux questions encombrantes. Pendant près de quinze ans, on s’en doute, il fut mieux surveillé que le dernier empereur, flanqué pour la moindre balade en tricycle de deux opaques gardes du corps. Aujourd’hui que la parano autour de Lennon s’est un peu tarie, il goûte cette liberté d’aller et venir qui pourrait, malheureusement pour lui, devenir assez vite provisoire. En effet, quelques jours après notre rencontre, Sean Lennon donnera une interview atomique au New York Times, attribuant carrément à la CIA avant de se rétracter une semaine après la responsabilité de l’assassinat de son père. L’affaire, qui commence à faire autant de bruit outre-Atlantique que les chorus buccaux du président saxophoniste, pourrait précipiter le retour de la garde rapprochée, histoire d’éviter qu’un mauvais scénario du type Dakota II n’occupe prochainement l’affiche. Preuve d’une totale inconscience ou simple astuce maladroite pour promouvoir la sortie de son disque ? Quoi qu’il en soit, Sean Lennon s’est fourré dans des draps salement combustibles, perpétuant ainsi la sulfureuse tradition familiale. Pour l’heure, face à nous, il s’en tient à des confidences moins spectaculaires, délie sa langue joliment traînante et ponctuellement nasillarde qui, bon sang, rappelle quelqu’un.
Devinette : à propos de qui Sean Lennon dit-il « C’est le groupe le plus cool de la planète. Des types capables de se métamorphoser de manière incroyable à chaque album, d’être à la fois extrêmement exigeants artistiquement et de se comporter comme des potaches. Ils ont toujours une longueur d’avance sur tout le monde, une courte longueur bien maîtrisée qui leur permet d’arriver pile au bon moment et de conditionner le goût des gens. Ils sont à la fois expérimentaux dans leur démarche, parce qu’ils ne se contentent jamais d’être là où on les attend, et en même temps, ils vendent beaucoup de disques. Ils savent capter l’attention de façon superficielle et introduire en douce un discours radical. Ce sont des acteurs de premier plan dans l’évolution de la société et, quant à moi, leur musique et leur attitude m’ont ouvert les yeux » ? Raté ! Sean Lennon parlait des Beastie Boys. Mais il ajoute au passage « A mon sens, seuls les Beatles avant eux avaient réussi un tel pari. »
Pour comprendre la connexion Lennon Jr-Beastie Boys, il faut remonter trois ans en arrière. A cette époque, Sean Lennon joue des claviers au sein d’IMA, le groupe de Yoko Ono. Contactées pour réaliser un remix du maxi Talking to the universe, les deux chipies américano-japonaises de Cibo Matto sympathisent avec Sean Lennon, au point que l’une d’entre elles, Yuka Honda, devient officiellement sa petite amie. Un an plus tard, lors d’un concert de Cibo Matto, Sean fait la connaissance d’Adam Yauch des Beastie Boys, qui demande à écouter ses demos et lui propose dans la foulée un contrat sur Grand Royal : « J’ai toujours su que je deviendrais tôt ou tard un musicien professionnel. C’est sans doute inscrit dans mes gènes (sourire)… En signant avec Grand Royal, j’avais l’assurance que c’était pour de bonnes raisons. Adam et Mike ont aimé mes chansons, point. Ils n’ont pas cherché à faire un coup médiatique en sortant le disque du fils Lennon. De toute façon, je suis convaincu que la génération qui écoute les Beastie Boys n’a aucune fascination pour les Beatles tout ça appartient au passé. Si je ne me sentais pas doué, si mes chansons ne valaient rien, j’aurais honte d’exploiter la notoriété de mon père pour faire une carrière, mais ce n’est pas le cas. J’ai une confiance absolue en ce que je fais et je me sens armé pour affronter toutes les situations. Tout le monde veut me forcer à dire que c’est très difficile pour moi mais, rassurez-vous, je vis tout ça extrêmement bien. »
En témoigne la douce harmonie qui irradie Into the sun, fruit des échanges amoureux et complices entre Sean et Yuka, qui a produit l’album et co-écrit le somptueux Queue, meilleur titre du lot. Autant avouer qu’on n’est pas les premiers à établir ce facile parallèle John-Yoko/Sean-Yuka et Sean Lennon nous voit gentiment venir : « Mon père et ma mère ne sont pas le seul couple à avoir fait des disques ensemble.« Il débite alors une liste exhaustive, visiblement apprise par coeur, des mariages civils et vinyliques, incluant les Carpenters, dont on lui rappelle au passage qu’ils étaient frère et soeur. « Et puis, Into the sun est avant tout un album solo, pas un Double fantasy bis. C’est vrai que ma relation avec Yuka constitue la charnière centrale du disque, notamment parce que toutes les chansons ont été écrites au cours des deux dernières années, mais elles font état de mes propres obsessions, pas de celles de Yuka. Je voulais que ce disque soit une photographie de l’instant présent, c’est pourquoi nous l’avons enregistré très vite, en deux mois seulement, écriture comprise. J’aime bien ce côté fait à la maison, naturel, pas trop poli. Certaines intonations de voix ou manières d’écrire font penser à mon père ? Sincèrement, il n’y a pas de quoi en faire une affaire d’Etat, j’ai au contraire l’impression qu’il s’agit de la chose la moins surprenante au monde. » L’enfant du couple pacifiste le plus médiatique de tous les temps est désarmant. Logique.
Re-devinette. De qui Sean Lennon brosse-t-il ainsi l’hagiographie : « Lui seul est parvenu au sommet vers lequel courent à peu près tous les songwriters. Je peux écouter ses albums des centaines de fois et y découvrir encore des aspects inconnus. Il est à la musique populaire ce que Bach est à la musique classique. C’est lui qui m’a donné envie d’écrire des chansons » ? Caramba, encore raté ! Le renégat évoquait Brian Wilson. Et lorsqu’on lui rappelle que le cerveau des Beach Boys s’est toujours déclaré jaloux face au génie des Beatles, il répond « Oui, mais eux étaient quatre types très doués, alors que lui était seul. Il ne pensait pas pouvoir lutter à armes égales. » Imparable.
Quelques heures plus tard, en marchant en pleine rue, Sean Lennon se mettra à chanter faux In my room puis God only knows, sans aucune gêne. Il nous attirera également dans un magasin de collectors dont les murs sont recouverts pour moitié des disques de ses parents et se soulagera de quelque 80 dollars en échange d’exemplaires vintage de Friends et Holland, deux des meilleurs Beach Boys. Son album n’est pas encore disponible et pourtant, tout le monde reconnaît Sean Lennon. Il donne à qui lui en demande des nouvelles de sa mère, signe des autographes comme un pro, sacrifie à ses devoirs de représentation. « Quand j’étais plus jeune, à l’âge de 6 ou 7 ans, je ne me rendais compte de rien. Je pensais que tout le monde vivait comme ça, toujours entouré de photographes. Lorsque je me suis rendu pour la première fois à Liverpool, en 84, c’est à peu près la seule chose que j’ai retenue : la foule compacte qui nous poursuivait partout et les flashs des appareils, les caméras de télé, les gens qui hurlaient. Plus tard, à l’adolescence, j’ai commencé à ressentir de sérieux troubles. Je ne comprenais pas bien ce qu’on me voulait. Il me tardait de parvenir à un âge où on commencerait à s’intéresser à moi autrement qu’à travers le souvenir de mon père. Je crois que j’arrive maintenant au bon moment, contrairement à Julian, qui lui a été complètement broyé par la folie qui régnait à l’époque autour de ma famille. »
Sur les trottoirs de Broadway, plusieurs groupes d’une centaine de jeunes gens compressés entre deux cordons patientent pendant des heures sous le soleil. Il s’agit d’un casting annuel organisé par MTV pour recruter de futurs VJ’s vidéo-jockeys parmi le cosmopolite vivier de l’adolescence new-yorkaise. Le contraste est cocasse entre ces anonymes en quête d’un hypothétique sésame vers la célébrité et Sean Lennon, célèbre malgré lui depuis sa naissance le 9 octobre 75, jour des 35 ans de son père et cible favorite des objectifs cinq ans plus tard, après qu’un certain Mark Chapman l’a précocement rendu orphelin. Au cours des années 80, Sean sera de toutes les cérémonies commémoratives et remises de médailles posthumes, donnant quantité d’interviews sur les genoux de sa mère, endossant parfois l’armure du petit justicier quand les journalistes se montraient ostensiblement Yoko-phobes : « Personne ne peut mesurer la violence de l’ouragan dans lequel nous avons été pris, elle et moi. Nous avions souvent le sentiment d’être tous les deux seuls face au monde entier, dans l’oeil du cyclone. Je me suis très tôt senti investi d’un devoir de protection vis-à-vis de ma mère, plus fort que celui qui consiste à honorer la mémoire de mon père. »
S’il confesse garder de son père « principalement l’image d’un mec cool, avec qui je regardais le Muppet show« , Sean voue un culte vorace à Yoko Ono : « A travers elle, j’ai découvert le jazz, l’art contemporain, j’ai baigné dans un milieu enrichissant. » Un peu tête-à-claques, il lâche : « Mes oncles, c’était Andy Warhol, David Bowie, je me sentais aussi très proche de Keith Harring. Ils ont tous eu une grosse influence sur moi. J’ai bien sûr beaucoup écouté les disques de mon père, surtout pour entendre sa voix, même si j’ai mis du temps à apprécier les albums les plus sophistiqués des Beatles. Aujourd’hui, ceux que je préfère sont les plus radicaux, les plus tordus. » Il pense les plus lennoniens, mais s’empêche de le préciser. Et Free as a bird ? « Au départ, j’ai trouvé que le principe de faire chanter un mort était un comble de mauvais goût. Et puis j’ai fini par aimer la chanson, presque malgré moi. Entendre Paul et mon père chanter de nouveau ensemble, c’était assez magique. »
Sean Lennon nous sert aussi la chansonnette sur le thème « Mon père, ce (working class) héros » et nous endort un peu avec ses lieux communs sur l’éducation, l’égalité, la misère dans le monde, tous ces braves gens qui travaillent comme des esclaves et qui ne gagnent pas un radis. « Je sais que mon père vient de là, j’ai conscience aussi que ce sont ses racines, pas les miennes. » Sur Plastic Ono Band, John Lennon hurlait sa mère Mother. Sean, lui, se contente de murmurer son père. On ne se sent pas trop le coeur à violer cette pudeur-là. On n’est pas des flics.
Dernière devinette. Pour quelle musique Sean Lennon s’exalte-t-il ainsi : « La première fois que j’ai entendu ces chansons, je me suis dit qu’il s’agissait de la plus belle musique jamais écrite sur terre » ? Vous avez décidément tout faux : il s’agissait d’Antonio Carlos Jobim.
Sean Lennon into the sun (Grand Royal/Source).
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