Loin des studios hollywoodiens et des villas de Beverly Hills, la scène underground de L. A. se déploie du côté d’Echo Park et de Downtown, des quartiers délaissés investis par des artistes fauchés. Rencontre avec les principaux acteurs de cette nouvelle vague DIY.
Une douce odeur de weed flotte sur Hollywood Boulevard. Là où des échoppes proposent tout l’attirail du parfait petit fumeur de joints aux côtés d’escarpins flashy aux talons vertigineux. Nous sommes mi-mars et le soleil cogne. Plus loin, des hordes de touristes peinent à cacher leur déception face au Chinese Theatre, ce cinéma de carton-pâte qui semble tout droit sorti de Disneyland et accueille chaque année la cérémonie des oscars.
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A l’ouest, une pancarte Chateau Marmont signale l’emplacement de l’hôtel mythique, et le début des quartiers luxueux où la superficie des maisons ne descend jamais en-dessous du 300 mètres carrés. C’est Los Angeles dans toute sa splendeur factice et son vide abyssal. Et c’est précisément là où tout ce que la ville compte de jeunes créatifs prêts à marquer leur époque d’une pierre blanche ne met jamais les pieds.
La mutation d’Echo Park
Pour les dénicher, il faut remonter le Santa Monica Boulevard vers l’est, longer le quartier de Los Feliz, désormais bien trop gentrifié, et faire un premier stop à Echo Park. Il y a encore une dizaine d’années, ce quartier d’immigration sud-américaine était en proie à la guerre des gangs.
A la nuit tombée, personne n’aurait osé s’aventurer du côté de son immense parc laissé à l’abandon et pris d’assaut par les accros au crack et aux flingues. Les artistes sans le sou s’y sont donc installés, loin des paillettes de Beverly Hills, générant à leur tour un mouvement de gentrification et obligeant peu à peu les classes les plus pauvres à s’enfoncer toujours plus loin vers l’est, de l’autre côté du Dodger Stadium. Rouverte en 2013 après deux ans de travaux, l’oasis de verdure d’Echo Park accueille désormais les barbecues dominicaux des familles latinos.
Une fureur taillée pour le live
C’est dans cette bonne odeur de grillades que l’on retrouve les deux piliers du groupe Wand, Cory Hanson et Evan Burrows, 28 ans chacun, qui tournent accessoirement avec Ty Segall (lire portrait). Leurs trois albums, sortis en l’espace de deux ans, débordent de la même fureur taillée pour le live.
A Rock en Seine en 2015, Wand explosait les décibels mais aussi cette petite membrane cachée quelque part entre notre colonne vertébrale et notre cerveau que l’on appelle la retenue. Normal, Cory, leader charismatique du groupe et natif de Los Angeles, transpire ce bout du monde menacé par une faille sismique.
“Une ville unique, à la fois côtière et désertique”
Comme Ty Segall, Cory s’est frotté très jeune à l’atmosphère si particulière de cette ville tentaculaire qui donne au premier abord une impression de vide aussi angoissante qu’une descente de drogue, mais qui abrite en vérité un vivier artistique foisonnant.
Originaire de Chicago, Evan a cédé à l’appel du côté fucked up de Los Angeles en 2011. “C’est une ville trop énorme et complexe pour qu’on puisse la saisir pleinement. L’agglomération ne cesse de s’étendre, et n’a pas un centre mais plusieurs, autour desquels gravitent des scènes artistiques différentes qui chacune donne naissance à des modes de vie qui se condensent ou s’évaporent selon divers registres de dissonance et d’harmonie. C’est une ville unique, à la fois côtière et désertique”, résume-t-il poétiquement, avant de proposer de déguster des tacos chez Guisados, la cantine mexicaine incontournable des environs.
Quand ils ne sont pas en tournée, les deux compères traînent leurs baskets élimées dans Echo Park, composent, ou descendent quelques bières avec un de leurs potes musiciens, au hasard Ty Segall ou John Dwyer, leader azimuté du groupe Thee Oh Sees, dans un rade sans nom perdu dans les bas-fonds de Chinatown où ils nous entraînent un soir.
Le cannabis thérapeutique, légalisé en 1996, fait fureur
C’est le chill, un mode de vie au ralenti typique de Los Angeles où le moindre déplacement prend un temps inconsidéré et où le cannabis thérapeutique, légalisé en 1996, fait fureur. Au point de voir fleurir des green doctors et des cliniques spécialisées, reconnaissables à la croix verte placardée sur leur devanture. “Il te suffit de dire que tu fais des insomnies ou que t’as un peu mal au dos et tu as ton ordonnance”, nous explique Evan avec un sourire malin.
Mais Echo Park, avec ses bars à cocktails et ses boutiques American Apparel, est déjà dépassé. La scène rock de L. A. a pris ses quartiers du côté de Highland Park et Glassell Park, plus au nord, là où vivent Cory et Evan (ce dernier dans un ancien cabinet de dentiste reconverti en immense coloc).
L’éternel mythe américain de la frontière
Contrairement à New York et San Francisco, construites sur un modèle européen, Los Angeles a l’avantage d’offrir un espace si étendu qu’il semble ne jamais pouvoir être totalement comblé, encourageant la conquête et le renouveau perpétuels, s’érigeant ainsi en symbole de liberté absolue. C’est l’éternel mythe américain de la frontière, apparu au moment de la ruée vers l’Ouest et qui ne cesse, depuis, d’irriguer les esprits angelenos et d’attirer des artistes en quête de respiration.
La photographe et mannequin suédoise Arvida Byström, 24 ans, a ainsi quitté Londres et ses loyers déraisonnables pour goûter au mode de vie de Los Angeles. Depuis deux ans, elle promène sa silhouette tout de rose vêtue dans les quartiers Est – où elle loue un studio photo –, un bob enfoncé sur sa tête blonde et les jambes volontairement poilues.
“A L.A., tu passes ton temps à rencontrer des gens intéressants”
Après avoir posé nue pour Richard Kern à 19 ans, Arvida Byström collabore avec de grosses marques comme Adidas et développe surtout son propre univers visuel, féministe et pastel. Sa dernière série de photos immortalise Pamela Anderson en maillot une-pièce rouge sur un tapis en forme de cœur.
Une réflexion sur Los Angeles, ses icônes et la dimension onirique de cette ville qui ressemble à un mirage au milieu du désert de Joshua Tree. “Comme Londres, New York est trop concentrée et stressante. A Los Angeles, tu passes ton temps à rencontrer des gens intéressants, qui créent. C’est passionnant. Mais je suis aussi venue ici parce que je suis tombée amoureuse d’une fille qui y vivait !”, lâche Arvida, mutine.
En l’absence de centre, tout devient possible. En février dernier, Hedi Slimane chargeait le label indé Burger Records d’organiser l’after-party du défilé-événement Saint Laurent au Palladium, mythique salle de concerts au cœur d’Hollywood.
Loin des grosses villas de Justin Bieber, Courtney Love et Pamela Anderson
Avec presque cent signatures, ses innombrables sorties et sa fabrication 100% DIY, Burger Records a acquis le statut de label respecté voire vénéré par certains fans de garage psyché. Si les T-shirts blancs frappés d’un “Burger” pullulent dans les quartiers Est, il faut sortir de la ville et rouler une petite heure en direction du sud pour trouver leurs créateurs.
C’est sur un parking miteux de Fullerton, à côté d’un salon de massage thaïlandais dans lequel on ne mettrait pas un pied, que les deux fondateurs du label Sean Bohrman et Lee Rickard, 32 et 31 ans, ont élu domicile. Bien loin des grosses villas de Justin Bieber, Courtney Love et Pamela Anderson, qui se pressaient à la soirée Saint Laurent.
Un pan de l’histoire du rock outre-Atlantique s’écrit là
Bien loin de tout, en définitive. Et pourtant, un pan de l’histoire du rock outre-Atlantique s’écrit actuellement dans les bacs débordant de vinyles et de cassettes de cette échoppe aux murs verts. Sean Bohrman vit et travaille dans l’arrière-boutique, entre des étagères de VHS, des posters de Michael Jackson posant aux côtés de E.T. et des planches de skate.
Le soir où on le retrouve,Sean Bohrman attend impatiemment que débute un combat de catch à la télé. Deux potes roulent des joints. Pour un peu, on se croirait dans un film de Larry Clark. Impression renforcée par sa dégaine de slacker : T-shirt noir, teint cireux et longs cheveux blonds.
“On se levait à 7 heures le samedi pour être les premiers à la brocante”
Pourtant, le jeune homme originaire d’Anaheim n’a rien d’un tire-au-flanc. Depuis la création du label en 2007, suivie de l’ouverture de la boutique deux ans plus tard, il dort quatre heures par nuit et passe le reste du temps un casque sur les oreilles et les doigts sur le clavier de son ordinateur.
Quand Sean Bohrman ne répond pas à des centaines de mails, il écoute encore et toujours plus de musique en provenance des quatre coins du monde. Un esprit de digger qu’il traîne depuis les années lycée. “Avec Lee, on se levait à 7 heures le samedi pour être les premiers à la brocante. On achetait les disques dont la pochette nous plaisait et, de retour chez nous, on cherchait des infos sur internet”, nous raconte-t-il.
Sean suit des cours de graphisme et de journalisme à l’université de Fullerton avant d’intégrer une revue nautique : “Ça me déprimait. Dès que j’avais un peu de temps, je bossais sur mes projets perso, notamment le groupe Thee Makeout Party! que j’avais avec Lee.”
Le flair de Burger Records
Malgré les réticences de sa mère, il lâche son boulot, son groupe qui ne marche pas et se lance dans la production de cassettes de garage psyché, dont le label a fait sa spécialité. Le son est aussi pourri que la mezzanine qui lui sert de chambre, mais l’important est ailleurs : dans l’authenticité qui s’en dégage, typique de ce rock crado et allumé né dans les garages américains, et notamment californiens, dans les sixties.
Outre sa productivité à toute épreuve, Burger Records a du flair. Le label sort les premiers albums de Ty Segall, Ariel Pink ou encore Black Lips, et signe The Garden, deux frères beaux comme des dieux qui ont immédiatement tapé dans l’œil d’Hedi Slimane, féru des découvertes signées Burger. “On déjeune régulièrement ensemble, lui et moi. C’est quelqu’un de très curieux et de très gentil”, assure Sean Bohrman.
Une sincérité qui fait trop souvent défaut au monde de la pop mainstream
Quelqu’un, aussi, qui voit dans cette bande de rockeurs passionnés la sincérité qui fait trop souvent défaut au monde de la pop mainstream. Et l’incarnation du cool californien, à base de décontraction et de guitares ensoleillées, qui ferait vendre n’importe quel produit dans n’importe quel pays, ou presque. “On a choisi le burger parce qu’il est reconnaissable n’importe où dans le monde. Tous les restaurants proposent des burgers. Les gens peuvent ne pas connaître Burger Records mais le logo leur semblera familier”, analyse Sean.
Burger Records organise différents festivals qui ne cessent de prendre de l’ampleur : Burger-a-go-go, Burger Boogaloo, Burgerama, qui accueillait cette année Black Lips et Thee Oh Sees dans une grande salle de concert à Santa Ana. Le soir où l’on s’y rend, des hordes de jeunes Californiens aux cheveux longs et à la moyenne d’âge ne dépassant pas les 22 ans y découvrent les joies des premières cuites.
“J’étais très pote avec Kurt Cobain et sa bande”
Ils arborent tous la même panoplie – T-shirt Burger, slims noirs, Vans et casquettes –, vouent un culte sans bornes à Ty Segall et sa clique et semblent bien incapables de se rappeler la dernière fois qu’ils ont mis un pied à l’ouest de la ville. “Peut-être au In-n-Out ?”, lance une ado de 16 ans aux faux airs de Lilly-Rose Depp à ses amis qui salivent à l’évocation de ce fast-food californien. Ses parents pensent qu’elle dort chez une copine. Excuse internationale.
Si Cali Thornhill DeWitt, 42 ans, a passé l’âge de s’asseoir en tailleur sur les parkings des salles de concerts, il reste une figure culte de l’underground de Los Angeles et inspire les jeunes générations. Il faut dire qu’à 19 ans il posait en drag-queen sur la cover du In Utero de Nirvana.
“Je passais mes journées à faire du skate, à prendre de la drogue”
“J’étais très pote avec Kurt Cobain et sa bande. Je les avais rencontrés au Jabberjaw, un club de Los Angeles où ils jouaient souvent. J’ai servi de roadie, et même de nounou pour Frances Bean, que je gardais sur les tournées de Hole”, se rappelle-t-il en dévoilant ses dents en or, calé dans son atelier d’artiste de l’ouest de Downtown, en voie de réhabilitation. “J’ai quitté le lycée à 16 ans. Ensuite, je passais mes journées à faire du skate, à prendre de la drogue et à traîner en club la nuit.”
A l’image d’Arvida Byström ou de Sean Bohrman, Cali fait la jonction entre les sphères underground et mainstream. Après avoir créé le label Teenage Teardrops au début des années 2000, il s’est lancé dans la production d’œuvres d’art, souvent des juxtapositions de mots et d’images glanées sur Google, ou des inscriptions en lettres gothisantes.
Un jour, Virgil Abloh, créateur de la marque Off-White et directeur créatif de Kanye West, le contacte sur Twitter. Cali se retrouve à créer la ligne de vêtements autour de l’album The Life of Pablo, et Kanye West se trimballe désormais à Calabasas, ville-forteresse des stars à l’ouest de Los Angeles, avec ses sweat-shirts sur le dos. Cali, lui, n’a pas changé de mode de vie. Il se déplace à vélo en écoutant DJ Dodger Stadium, un duo dance de L. A., ou les mixtapes que lui envoie son pote Guillaume Brière, boss du label français Bromance.
“C’est très dangereux par ici, vous savez”
A la sortie de son studio, en pleine journée, un policier nous aborde : “Vous êtes à pied ?! N’allez surtout pas vers là-bas, vers Skid Row. C’est très dangereux par ici, vous savez.” Skid Row est un petit périmètre de Downtown où des centaines de SDF, souvent drogués et/ou handicapés mentaux, ont trouvé un refuge à ciel ouvert.
Un phénomène accentué au début des années 1970 par la décision de Reagan, alors gouverneur de Californie, de mettre fin aux internements d’office et de fermer bon nombre d’hôpitaux psychiatriques, alors même que la guerre du Vietnam provoque des chocs posttraumatiques.
Résultat : l’atmosphère y est digne de The Walking Dead, des personnes en haillons déambulant, l’air hagard et souvent pieds nus, dans les rues, tambourinant aux vitres des très rares voitures qui osent marquer un temps d’arrêt dans le quartier.
Pourtant, depuis quelques mois, des warehouse parties, de gigantesques fêtes techno, sont organisées illégalement dans les immeubles désaffectés qui pullulent aux abords de Skid Row. Evan nous mène à l’une d’elles, dont l’adresse n’est divulguée que trente minutes avant.
A l’entrée, deux videurs gèrent le flux de gamins ultralookés venus gober un para de MDMA avant de s’éclater sur de la house en provenance de Chicago. A l’intérieur, une jeune fille blonde circule avec un panier en osier bourré de gâteaux. On s’approche. “Tu veux un space cake ?”, nous lance-t-elle. Plus loin, un groupe de mecs entament une battle de danse qui emprunte au voguing.
Notre smartphone affiche 3 % de batterie. “Tu ne trouveras aucun taxi par ici”, nous répond-on au bar. Il est 4 heures du matin et l’on repense à ce que Cali DeWitt nous disait plus tôt dans la journée : “A Los Angeles, tout peut arriver. C’est une ville qui est et qui restera très sauvage.”
(Merci à Air Tahiti Nui, Visit California et Cali’fun)
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