Avec Adore Life, Savages retranscrit à merveille l’incandescence rock qui préside à ses concerts. Rencontre avec Jehnny Beth, chanteuse et songwriteuse de cet autre “gang of four”.
Mai 2015, le deuxième album de Savages est encore un vaste atelier lorsqu’on pénètre dans le petit studio du nord-est parisien où se déroule une partie des opérations. Seule Jehnny Beth a traversé la Manche, laissant les trois autres filles au repos après plusieurs semaines intenses passées à faire rougir les potentiomètres du studio Rak de Londres, où a lieu l’essentiel de l’enregistrement.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Hostile et Savages
L’écoute de quelques titres encore en chantier confirme ce code couleur : guitares écarlates, rythmiques d’un vermillon mat et voix pourpre, sanguine, qui a gagné encore plus de chair et d’influx nerveux à l’épreuve des centaines de concerts que les quatre Londoniennes ont enchaînés presque sans répit depuis Silence Yourself, leur premier album de 2013.
Johnny Hostile, producteur de l’album, accompagne Jehnny pour ce bivouac parisien au cours duquel seront mises en boîte quelques parties vocales définitives. Les deux Français poursuivent, sous leurs noms d’emprunts (elle est Camille Berthomier pour l’état civil, il est Nicolas Congé), ce rêve rock’n’roll qui les a catapultés en dix ans d’Angoulême à Coachella, des impasses provinciales françaises à de presque boulevards internationaux.
Les prémices chaotiques du deuxième album
Le duo John & Jehn qu’ils formaient autrefois – deux albums en 2008 et 2010 – n’existe plus qu’en filigrane de ce qui est devenu leur activité principale, lui en artificier de l’ombre (pour Lescop, Izia, Daho, en plus de Savages), elle en sauvageonne explosive. “John & Jehn, c’est vraiment derrière nous, dit-elle. On a l’impression aujourd’hui que ce sont des personnes différentes. On est passé à autre chose, même si on a un petit side-project house-electro, très éloigné de ce qu’on faisait avant, avec lequel on pourrait sortir un titre sur le label DFA un jour prochain. Mais Nico reste le cinquième membre de Savages. Il est avec nous depuis le début, il nous connaît par cœur. Quand tu es de l’autre côté de la vitre et qu’on te dit que c’est une bonne ou une mauvaise prise, tu dois avoir confiance à 100 % dans ce jugement.”
C’est d’ailleurs à Nico/Johnny que revint, dès les prémices encore chaotiques du second album, le soin d’en pointer les carences, en adrénaline notamment. Le groupe sort à peine d’une ultime tournée en Amérique du Sud, en avril 2014, lorsqu’il s’enferme dans un studio de répétition de Camden, à Londres, pour composer de nouveaux titres. “On ne voulait pas être en contact avec d’autres groupes, entendre d’autres musiques, raconte Jehnny. C’était un petit studio au plafond assez bas, promis à la démolition pour être transformé en appartement de luxe, et on y allait avec l’intention d’écrire les morceaux les plus violents de l’album. On en est ressorties avec quasiment que des ballades !”
Embarquement pour New York
Les suffragettes électriques changent alors de plan pour se retrouver, à l’inverse, dans un autre endroit de Londres beaucoup plus encombré : “Il y avait notamment FKA Twigs à côté, on l’entendait à travers les parois. C’était pas mal de ressentir une forme de pression autour de nous, ça nous obligeait à jouer plus fort…” Mais les filles ont encore du câble à dérouler pour redéployer en vase clos l’énergie atomique qu’elles ont accumulée sur scène, et en septembre les chansons manquent encore cruellement de fièvre.
Johnny Hostile est officiellement désigné pour produire l’album, et tout le monde embarque pour New York, où le groupe teste alors une formule gagnante pour monter naturellement en puissance. Trois soirs par semaine, les Savages donnent ainsi un concert dans un club différent de Brooklyn et Manhattan, et dans la foulée, sans faire retomber la température, elles investissent un studio pour pousser à bout de nerfs les nouveaux morceaux. “Ces concerts tenaient lieu de laboratoire. On demandait au public ce qu’il pensait des chansons, on modifiait des choses en fonction du feedback. On pouvait juger en temps réel ce qui fonctionnait et ce qui avait du mal à prendre.”
Avec l’ingé son de Daho, Radiohead ou The Last Shadow Puppets
De retour à Londres avec une sérieuse et saine envie d’en découdre, rassurées quant au caractère abrasif et embrasé du nouveau répertoire, elles se retrouvent au studio Rak, que leur a conseillé leur protecteur et ami Etienne Daho. Jehnny et Johnny figuraient au générique du dernier album de Daho, Les Chansons de l’innocence retrouvée. Ils ont dans la foulée ressuscité brièvement John & Jehn, le temps d’une reprise minimaliste de Week-end à Rome sur la scène de Pleyel, lors de la carte blanche confiée au chanteur français en juillet 2014, et les liens qui les unissent relèvent désormais de la fraternité à vie.
Déjà aux manettes avec Daho, Richard Woodcraft, l’ingénieur du son maison de Rak, leur creuse un espace sonore dont il a le secret (de Radiohead aux Last Shadow Puppets, cet homme sait faire résonner les cathédrales), et c’est ce dont avaient besoin les Savages pour se démarquer du son parfois trop comprimé et étouffant de Silence Yourself (lire critique). Quitter l’ornière postpunk dont elles récoltèrent bien malgré elles l’étiquetage paresseux, pour s’imposer en héritières d’un courant beaucoup plus vaste, celui du rock féminin innervé et martial qui découle de Patti Smith et traverse les vaisseaux sanguins de PJ Harvey pour les irriguer à leur tour, tel était l’objectif affiché.
Quand “le mal” remplace “les maris”
A l’écoute d’Adore Life, il est atteint au-delà des espérances. En dix titres, du single cinglant The Answer qui le perfore, jusqu’à l’élégie fantomatique, Mechanics, qui le referme dans un grondement de guitares exsangues, elles ne cèdent pas une rognure d’ongle à leur radicalité des débuts. Jamais gratuitement aguicheuses, elles privilégient toujours la séduction revêche à la sensualité publicitaire que leur photogénie pourrait induire naturellement.
En 2012, on fit la connaissance de ces filles anguleuses à travers un single dont les deux versants tenaient lieu de manifeste. Au déliquescent Flying to Berlin répondait le tendu et haletant Husbands, titre-matrice de leurs concerts qui allaient bientôt leur ouvrir en grand les estrades des clubs et des festivals, des deux côtés de l’Atlantique. Sur le nouvel album, Evil retrouve un peu la même tension sanguine que Husbands. Sauf que le “mal” a pris la place des “maris”, et on en tirera les conclusions qu’on voudra.
Un rôle de leader androgyne, abrupt et sans affect
Jehnny : “Il arrive que les autres filles dans le groupe prennent certains de mes textes en pleine poire, qu’il y ait besoin d’un temps d’adaptation parce qu’elles devinent que ça parle de moi, que ça résonne avec des choses très personnelles qu’en tant que groupe il n’est pas forcément simple d’assumer. Mais elles écoutent beaucoup les textes, c’est important aussi pour elles parce que ça conditionne ce qu’elles ont envie de donner musicalement.”
Sur le premier album, Jehnny Beth avait volontairement masqué tout sentimentalisme, au risque d’apparaître comme trop endurcie, jouant à l’extrême son rôle de leader androgyne, abrupte et sans affect. “Faire des concerts devant des publics de plus en plus réactifs a provoqué un déclic chez moi. J’avais l’impression d’exprimer dans mes chansons quelque chose d’assez froid et distant, alors que les gens nous renvoyaient des ondes extrêmement chaleureuses. Je trouvais gênant ce décalage, le fait d’être couvertes d’amour et de ne rien donner en échange sinon notre énergie et notre présence.”
Elle poursuit : “J’ai voulu qu’avec ce deuxième album, les paroles aussi reflètent ce que l’on avait ressenti. Sur le premier album, un morceau comme I Am Here résumait tout, avec cette façon un peu arrogante de vouloir s’imposer coûte que coûte. C’est aussi parce que ce groupe a mis longtemps à trouver sa voie, parce que nous avons traversé des moments de doutes horribles, auxquels nous avons bien failli ne jamais survivre. Le premier album, c’était d’abord l’affirmation d’une fierté, la fierté d’avoir résisté.”
On n’est pas dans l’indie-rock anglais, qui ressemble un peu à un cimetière en ce moment
Le nom Savages était déjà là lorsque Jehnny Beth rencontra la guitariste Gemma Thompson il y a six ans. Il fallait donc mettre assez vite la barre très haut pour se hisser au niveau des promesses contenues dans un tel blaze. Avec la bassiste Ayse Hassan et la batteuse Fay Milton, elles cravacheront sans relâche pour conjuguer cette “sauvagerie” incantatoire avec une réalité parfois plus rétive.
“Le premier album évoquait cette difficulté d’être un groupe et de se débattre dans l’industrie musicale actuelle, de trouver sa brèche dans un milieu parfois très rude. Aujourd’hui, on est fières d’avoir réussi à trouver une position à nous. On n’est pas dans l’indie-rock anglais, qui ressemble un peu à un cimetière en ce moment, on n’est pas mainstream non plus mais on a réussi à toucher un large public dans pas mal de pays en demeurant fidèles à ce que nous étions au départ.”
Une visite de Polly Jean Harvey
Au pas de charge, à la faveur de concerts de plus en plus incandescents, Savages s’impose notamment aux Etats-Unis comme l’un des groupes devant lesquels les souffles se coupent, y compris celui des mâles les plus coriaces avec lesquels elles partagent l’affiche des festivals. Elles deviennent vite copines avec Josh Homme et forcent le respect des pourtant peu affables Swans, qui leur servent en retour de modèles pour le deuxième album. “C’est en les voyant sur scène que j’ai pris conscience que l’on pouvait parler d’amour avec une certaine brutalité. Il y a chez Swans une pureté, au niveau du son comme des sentiments, qui m’a beaucoup marquée. Leur côté pur et sombre a été un repère pour nous.”
“To Bring You My Love” de PJ Harvey a quand même changé ma vie
Mais le plus beau et inespéré des échanges, elles l’auront en voyant débarquer une petite brune discrète lors d’un de leurs concerts londoniens. Armée d’un carnet et d’un crayon, Polly Jean Harvey se mêle anonymement à la foule, prend des notes, puis se présente au groupe à la fin du set. “Je n’ai jamais autant flippé de ma vie, se souvient Jehnny. Mais elle s’est montrée vraiment adorable, sans intention particulière sinon celle de nous faire part de sa bienveillance. Elle m’a donné son téléphone et m’a dit : ‘Voilà, tu l’as, tu peux m’appeler quand tu veux. Si tu as un coup de blues, que tu as besoin d’un conseil ou de quoi que ce soit, tu n’hésites pas.’ Quand je suis tombée malade vers la fin de la tournée, que je perdais ma voix parce que j’étais à bout, elle a su me donner des conseils précieux, me soutenir, j’ai trouvé ça incroyable. C’est quand même la personne dont un des albums, To Bring You My Love, a changé ma vie.”
PJ Harvey passera également une tête au Barbican de Londres, lorsque les Savages mélangeront en 2014 leurs fluides venimeux avec celui des Japonais supersoniques de Bo Ningen, le temps d’un poème épique intitulé Words to the Blind, à l’écoute duquel certains clients sont devenus sourds. Il ne faut d’ailleurs pas aller chercher très loin dans les méandres d’Adore Life pour trouver les traces d’ADN qu’a pu y déposer la fille sauvage du Dorset.
Surtout pas un girls-band
Dans la chanson Adore qui se déploie au ralenti telle une orchidée noire, pour finir déchiquetée par d’insidieuses morsures électriques, ou dans le lyrisme solennel et les coups de boutoirs avides d’I Need Something New. On devine aussi la silhouette échevelée de Siouxsie derrière les feux follets de Surrender, et l’empreinte magnétique de Patti Smith un peu partout, même si ramener encore et toujours Jehnny Beth à ces mères nourricières reste une facilité à laquelle elle prend soin de tordre le cou.
Lorsqu’on la rencontre à nouveau début novembre pour la promo de l’album désormais achevé, accompagnée d’Ayse Hassan, elle balaie rudement la question, du genre : “Cette question n’en est pas une pour moi, car ce groupe n’a beau comporter que des filles, il n’est en rien le porte-parole d’une conception féminine ou féministe de la musique. Nous n’avons pas que des filles pour modèles, et personne n’ira demander à un groupe de mecs s’il se sent dépositaire de la question masculine. Nous ne sommes pas un girls-band comme on l’entendait autrefois, on est juste un groupe. Point.”
Une impressionnante « Thin White Duchess”…
Quant au poing rageur de la pochette d’Adore Life, le cœur tatoué sur ce poignet brandi comme une défiance phallique, ces bagues acérées qui font frémir, on évitera de les accoler à de hâtifs symboles. Jouer avec les genres, manipuler les identités, Jehnny l’a fait en 2014 lorsqu’elle fut enrôlée par Philippe Decouflé pour l’éphémère spectacle WieBo, en marge de l’exposition David Bowie Is à la Philharmonie de Paris. Aux côtés d’autres filles à facettes, Jeanne Added et Sophie Hunger, elle campait une impressionnante “Thin White Duchess” portée à bout de bras par les danseurs et les acrobates, notamment lors d’une mémorable version de The Man Who Sold the World.
Le hasard veut qu’Adore Life sorte quelques jours après la mort de Bowie, parmi les décombres d’un début d’année 2016 qui rime un peu trop à notre goût avec Père Lachaise. Sa vitalité extrême, sa beauté capiteuse, l’ensorcellement qu’il provoque et les sensations qu’il procure sont, dans ce contexte blafard, autant de réjouissances bienvenues.
album Adore Life (Matador/Beggars)
concerts le 26 février à Dijon, le 27 à Lyon, le 28 à Bordeaux, le 1er mars à Paris (Cigale) savagesband.com
{"type":"Banniere-Basse"}