Avec un premier album noir et rageur, les quatre Londoniennes de Savages remettent l’urgence au coeur du rock. “On avait la sensation que le rock’n’roll avait été émasculé”, disent-elles. Critique et écoute.
Elles ne se voient pas particulièrement en dehors des concerts, n’ont pas les mêmes amis, ni le même background musical. Elles viennent d’horizons très différents et ne semblent pas spécialement proches. Il y a Jehnny Beth, Française exilée à Londres connue jusqu’alors comme moitié du duo John & Jehn, chanteuse du groupe. Gemma Thompson, la guitariste, qui vous regarde avec une intensité sombre. Ayse Hassan, la bassiste, d’origine turque, qui a sillonné les groupes de postpunk et d’hardcore, et se consacre à des oeuvres caritatives. Et enfin, Fay Milton, la batteuse, une productrice vidéo élevée à la drum’n’bass, pur produit de la culture dance anglaise.
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Ensemble pourtant, lorsqu’elles deviennent Savages et empoignent sur scène leurs instruments, elles se transforment en un bloc, une machine de guerre d’une rare puissance. Plus rien ne semble alors exister que cette pulsation noire et postpunk, cette violence sourde, cette expérience des limites apprise chez Black Flag, Black Sabbath ou encore The Birthday Party.
Le groupe naît à Londres, il y a deux ans. Gemma, qui tourne alors en tant que guitariste avec John & Jehn, a envie d’une nouvelle expérience. Quelque chose qui permette de renouer avec l’énergie originelle du rock, son caractère frontal, direct, physique. John, qui est alors occupé à enregistrer l’album de Lescop dans son home-studio du nord-est de Londres, décline la proposition. Jehn, elle, est très tentée. “C’est tombé à un moment où j’avais envie d’exprimer des sentiments que j’avais mis de côté depuis longtemps, explique-t-elle. Ça faisait des années que j’avais envie de devenir la chanteuse d’un groupe, seule.”
Avant même que les répétitions ne commencent, le nom du groupe, Savages, fixe son contrat créatif : “L’idée était de se débarrasser de tout ce qui n’est pas nécessaire. Dans ce qu’on fait, notre manière de jouer, notre songwriting.” Un premier single, le formidable Husbands, donne un aperçu du potentiel du groupe : portées par une section basse-batterie très solide et claquante, les guitares vrillées et psychédéliques de Gemma s’affrontent aux textes crus et frontaux de Jehnny, dont le phrasé et la voix chaude rappellent, sur ce titre, Patti Smith. Le groupe, qui enchaîne les dates et libère sur scène une énergie impressionnante, attire rapidement l’attention. “Ça n’a pas toujours été facile à gérer, poursuit Jehnny. Pas mal de gens voulaient s’impliquer dans le projet pour de mauvaises raisons : l’argent, le succès. Mais on ne voulait surtout pas que le groupe devienne le truc à la mode pendant six mois puis disparaisse.”
Le quatuor rentre les épaules et choisit de continuer à forger son identité dans son coin, soir après soir, concert après concert. Un ep live, enregistré là encore par John, rend compte de ces nuits abrasives et reptiliennes. Geoff Barrow de Portishead est un temps pressenti pour aider Savages à coucher cette énergie sur un album. Les filles le rejoignent une semaine en studio. Le courant passe humainement, mais le quatuor a des doutes sur le son que Barrow veut donner à leur album. Pas assez punk.
“Une des raisons qui font que le groupe fonctionne si bien, c’est que la musique décide toujours pour nous, explique Jehnny. Même quand on n’est pas d’accord, il y a toujours un moment où la réalité nous rattrape et s’impose à nous. On écoute alors ce qu’on a fait et on décide. C’est pareil quand nous jouons. On s’écoute énormément et on est capable de se dire : j’aime cette chose que tu fais, là. Répète-là, oublie tout le reste.”
C’est finalement John, qui se qualifie de “cinquième membre du groupe”, qui enregistre le disque, à Londres chez Fish Factory, un studio avec dix mètres sous plafond, dans lequel on peut faire du gros son. “L’enjeu en tant que producteur était de parvenir à canaliser cette esthétique de l’énergie et de l’agression. Donner une impression de claque dans la gueule”, explique-t-il. Pari réussi. Car écouter Silence Yourself s’apparente à recevoir un pur shoot d’adrénaline. En onze titres qui ne relâchent que très rarement le tempo et oscillent entre postpunk, blues malade, incursions metal et flippées (City’s Full, She Will), le quatuor livre un des disques les plus bruts et priapiques du printemps. “On avait la sensation que le rock’n’roll avait été émasculé, conclut Jehnny, qu’aujourd’hui il ne dit plus rien, mais tente au contraire de cacher ce qu’il aurait à dire.” Nous voilà rassurés.
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