L’Angleterre s’est découvert ces dernières années une ribambelle de dramaturges amazones servant sur verbe cru leurs frustrations : Sarah Kane était l’une d’entre elles. Pendant que nous cherchions les mots pour décrire l’horreur de la guerre, elle écrivait Blasted, pour « refuser d’appartenir passivement à une société qui s’est suicidée ». Tout comme elle.
En France, de nos jours, quand une jeune fille ne sait pas quoi faire des pulsions érotiques et asociales qui la troublent, elle écrit un roman. En Angleterre, elle écrit une pièce de théâtre. C’est ainsi que, depuis quelques années, la scène britannique est submergée par une nouvelle vague, tournant au raz-de-marée, de très jeunes auteurs (des mecs aussi) pas contents, qui vident leur sac dans la violence physique et sexuelle la plus trash. Un ami anglais, qui en a vu d’autres, et à qui j’avais demandé un jour si tous ces gens-là étaient vraiment intéressants, s’était montré perplexe mais m’avait immédiatement indiqué une jeune fille qui sortait indiscutablement du lot et s’affirmait déjà comme une dramaturge importante. Elle avait mon âge, elle s’appelait Sarah Kane.
En 95, elle avait, comme moi donc, 24 ans, et le Royal Court une institution londonienne comme on en rêverait en France, entièrement dédiée à la promotion et à la création des jeunes auteurs dramatiques montait sa première pièce. Ça a alors fait pas mal de bruit. En gros, on y voyait un couple de journalistes assez sinistres elle, très jeune et avec de sérieux problèmes, lui, véreux et malade qui attendent le début de la guerre civile dans un hôtel de luxe en baisouillant sans grande conviction, jusqu’à ce qu’un soldat déboule dans la chambre, viole monsieur en lui racontant ses crimes de guerre, avant de lui manger les yeux, tandis que la fille est partie dans les ruines sauver un bébé qu’on finira par bouffer aussi. Ça s’appelait Blasted (grossièrement traduit en français par Anéantis). Le titre en dit moins sur les situations que sur le ton et l’état d’esprit de la pièce, le fond sur lequel elle ressort : une impression de dévastation générale, d’horizon détruit, comme si tout avait été soufflé brutalement par une vaste déflagration et retombait en poussière, lieux, gens, plaisirs, humanité, verbe, pour ne plus laisser qu’un vide béant de vanité, la sensation des mouches au-dessus d’une charogne humaine.
Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce que vous faisiez quand elle, elle écrivait une chose pareille. Mais pour la plupart d’entre nous, nous étions, comme d’habitude, tranquillement planqués devant notre poste, à regarder les tombereaux d’horreurs que vomissaient les informations. Celles du moment se passaient en Bosnie et plus que jamais étaient un appel aux consciences. A nous, alors au lycée ou en fac, nos profs d’histoire, en nous parlant des camps nazis, nous avaient dit « plus jamais ça », « leçons de l’histoire », « devoir de mémoire »… Nous, nous savions, nous avions compris, et nous allions même de temps en temps consciencieusement crier « F comme fasciste, N comme nazi ». Et là, il était irréfutable que « ça » était de nouveau là, tout entier, même pas loin, et nous pouvions le voir : les familles raflées dans leurs maisons et assassinées au bord des routes, les villages pillés, brûlés, leurs habitants déportés, les fusillades de masse, les chasses à l’homme au fusil à lunette dans les rues, les écoles transformées en centres de torture et de viol collectif, les stades en charniers, jusqu’aux plus sinistres images de corps décharnés derrière les barbelés. Nous qui avions si bien appris à conspuer les lâches démissions de nos aînés et compris le sens du mot « engagement » en étudiant Malraux en terminale, que faisions-nous maintenant ?
A cette époque, je me suis longtemps demandé que faire, moi, contre ça. J’ai failli faire des bêtises et, au bout du compte, je n’ai pas fait grand-chose. Mais j’ai toujours pensé qu’au moins quelque chose de concret devait être écrit là-dessus, qu’une uvre devait être pensée et créée ; une pièce, justement, parce que c’est encore ce qui parle le plus directement et immédiatement aux gens dans leur temps. Mes tentatives ont été désastreuses. Et pendant ce temps, alors que nous nous lamentions et nous indignions tous, une fille de mon âge, une des nôtres, écrivait cela, avait compris où nous étions et posait la question qui fait mal (comment ça va avec la guerre ?), composait l’image exacte de notre désastre et, avec une pleine maîtrise de son écriture, nous la balançait en pleine face : la guerre, c’est des petites violences quotidiennes qu’on accepte et qui éclatent, c’est une force qui déboule d’un coup dans le salon (même si ce n’est pas encore le nôtre) ; la guerre, à laquelle nous nous sommes si vite résignés, littéralement, nous gobe les yeux, elle est et doit être insupportable. En cela, Sarah Kane c’est elle qui l’a dit et elle a eu raison a su « refuser d’appartenir passivement à une société qui s’est suicidée ». Un geste que nous sommes nombreux à attendre, en premier lieu de nous-mêmes, mais qu’elle a su faire, au moment où cela importait plus que jamais.
J’aimerais me dire parfois que cette fille qui avait si bien réussi ce dont j’aurais voulu être capable me ressemblait peut-être, pouvait écouter plus ou moins les mêmes disques que moi, avoir les mêmes enthousiasmes, les mêmes terreurs, ce genre de choses. Je sais en tout cas qu’elle portait comme moi de grosses pompes montantes. Avec de longs lacets. Avec lesquels elle a décidé de se pendre à Londres en février dernier. Lorsque j’ai appris la nouvelle, j’ai regardé bizarrement mes bottines anglaises, encore solidement lacées à mes pieds et j’ai senti quelque chose de fin et de raide qui me serrait la gorge.
Comme c’est souvent le cas, il aura fallu attendre sa mort pour qu’on commence à s’intéresser à elle en France, alors qu’elle était loin d’être la fille d’un simple coup de provoc. Sarah Kane avait en effet écrit trois autres pièces, pas marrantes non plus, constituant déjà une solide uvre de jeunesse, poussant toujours un peu plus profond le dégoût qui nous prend à se regarder vraiment en face et un peu plus loin son désir de faire que quelque chose arrive de bon sur la scène. On pourra donc voir à Paris dans les mois qui viennent Anéantis, Purifiés et Crave, qui seront publiés dans la foulée chez L’Arche. Ne les la ratez pas. Entre 1975 et 2000, une jeune fille est passée, en même temps que moi, et est tombée. Mais elle a laissé une trace profonde sur cette fin de siècle, elle lui a griffé sa vérité au visage. Une des nôtres restée en chemin, c’est ce qu’elle sera toujours. Six pieds sous terre, Sarah, je t’aime encore.
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David Tuaillon
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