En croisant les uvres radicales de Sarah Kane et Richard Foreman, Bernard Sobel joue en alternance de la dérision et du désespoir.
MANQUE de Sarah Kane & BAD BOY NIETZSCHE de Richard Foreman, par Bernard Sobel, Gennevilliers.
Bernard Sobel fait coup double. Pour se moquer de l’alternance politique et indiquer un autre sens possible, une perméabilité sensible ? Spectaculairement indiquée par la scénographie de Titina Maselli deux sculptures monumentales de groupes humains figés , l’alternance joue ici l’agent de circulation : de la dérision régnant sur l’empire du grotesque avec Bad boy Nietzsche de Richard Foreman à l’éparpillement du sens comme seule riposte possible à la dislocation du monde pour Manque de Sarah Kane. Le chassé-croisé générationnel orchestré par Bernard Sobel brasse vigoureusement les uvres d’un vieux croisé du théâtre et d’une jeune femme qui se sera successivement frottée au jeu et à la mise en scène pour trébucher sur l’écriture.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Décrire sa chute. Ainsi pourrait se résumer l’entreprise de Sarah Kane écrivain à travers ses quatre pièces aux titres éloquents : Anéantis, Purifiés, L’Amour de Phèdre et Manque. Autant de ponctions dans le vif du désespoir. Autant de tentatives de le « représenter parce que nous devons parfois descendre en enfer par l’imagination pour éviter d’y aller dans la réalité ». Il se trouve qu’elle aura fait les deux. En février 99, « Sarah Kane a avalé une overdose de cachets. On lui a fait un lavage d’estomac dans un hôpital. Elle est rentrée chez elle, a pris les lacets de ses chaussures et s’est pendue dans les toilettes. » Elle avait 28 ans. Cette épitaphe, Edward Bond la conclut ainsi : « La confrontation avec l’implacable créait ses pièces. (…) Si nous ne l’affrontons pas pour trouver notre humanité, c’est lui qui nous affrontera et nous détruira. (…) Les moyens d’affronter l’implacable sont la mort, les toilettes et les lacets de chaussures. Ils sont le commentaire que Sarah Kane avait à faire sur la perte de sens de notre théâtre, de nos vies et de nos faux dieux. Sa mort est la première mort du xxie siècle. » Manque manque de tout ce qui fait l’ordinaire d’une pièce : des personnages, une histoire, des lieux. Reste : des voix désignées par des lettres, des paroles saisies en discontinu. Une partition, en somme, dont le rythme constitue la seule indication scénique. Sarah Kane disait ceci : « Mais il y a bien plus important que le contenu de la pièce, c’est-à-dire la forme. (…) La forme et le contenu tentent d’être une seule et même chose la forme est le sens. »
Bernard Sobel a pris la chose à bras le corps. Une apparition : des gradins pleins et silencieux, personnages de plâtre peints en rouge et bleu parmi lesquels se tiennent, également peints et immobiles, les quatre comédiens (Catherine Baugué, Vincent Dissez, Sara Louis et Thomas Nedelkovitch). Confondus avec l’image d’un chœur antique d’où s’échappent comme des coulées verbales : le triste dire d’expériences désastreuses. Manque distille un mal amer et tellement répandu : l’enlisement du vouloir dans l’impuissance d’agir. Sarah Kane disait aussi que sur une scène de théâtre plusieurs mondes peuvent cohabiter, comme séparés par un simple mur de papier qui pourrait être déchiré, sans prévenir, à tout moment. C’est ce que font les comédiens de Sobel : jouer, c’est déchirer le mur.
{"type":"Banniere-Basse"}