Inconnue il y a encore cinq ans et disparue l’année dernière, Sarah Kane suscite aujourd’hui l’engouement des metteurs en scène avec une uvre brutale et dérangeante. Anéantis, sa première pièce, monté au Théâtre de la Colline, pose la question de la représentation de la violence.
La cause du délit ? La création d’Anéantis en 1995 au Royal Court de Londres, pièce qui fait scandale, écrite par une jeune Britannique de 24 ans qui parvient immédiatement à la célébrité et fait les gros titres de la presse britannique parce qu’elle y décrit le viol, la torture et la brutalité dans la guerre civile.
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A l’époque, elle remarque : « La semaine où le spectacle a commencé, il y a eu un tremblement de terre au Japon, où des milliers de gens ont péri, et, dans ce pays, une jeune fille de 15 ans a été violée et assassinée dans un bois. Mais Anéantis a eu une couverture plus importante dans certains journaux que l’un ou l’autre de ces événements. (…) Il y a bien plus important que le contenu de la pièce, c’est-à-dire la forme. Tout art de qualité est subversif, dans sa forme ou dans son contenu. (…) Je pense que si Anéantis avait été une uvre de réalisme social, elle n’aurait pas été accueillie aussi durement. » De fait, la pièce ne reproduit rien, ne plaque pas du réel sur un plateau, mais pose une question : « Quel est le rapport entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse utilisé comme arme de guerre en Bosnie ? Et la réponse semblait être que le rapport était très étroit. (…) La représentation de la violence a provoqué plus de fureur que la violence réelle. Tandis que le cadavre de la Yougoslavie pourrissait au seuil de notre porte, la presse choisissait de se mettre en colère, non pas face à l’existence du cadavre, mais face à l’événement culturel qui avait attiré l’attention sur lui… »
Evidemment, il n’en fallait pas plus pour que la machine médiatique s’empare de l’ uvre et de l’auteur, les passe au tamis de ses grilles de lecture et décrète l’émergence d’un nouveau courant littéraire où réalité et brutalité brassent vigoureusement une semblable fange : l’humanité. Sarah Kane n’était pas dupe de cette transformation du geste artistique, forcément singulier, en produit culturel, conjugué au pluriel. Le peu de traces laissées par l’artiste (quelques interviews, quatre pièces, un film) avant son suicide en février 1999, à 28 ans, sont sans équivoque : « Ce mouvement du New Writing ne m’intéresse pas. Je ne crois pas aux mouvements. Les mouvements n’existent qu’a posteriori et sur la base de l’imitation. Si trois ou quatre écrivains font quelque chose d’intéressant, il va y en avoir dix autres qui ne feront que les copier. Et à ce moment-là, vous aurez un mouvement. Les médias les cherchent et même les inventent. Mais les écrivains, eux, ne s’y intéressent pas. (…) Anéantis a été considéré comme l’amorce d’un mouvement qu’on a appelé New Brutalism. Quelqu’un a dit à un auteur dramatique écossais que sa pièce ne pouvait être classée comme New Writing car elle n’était pas assez brutale. Et voilà bien le problème avec les mouvements, ils sont exclusifs et non inclusifs. (…) Je ne me considère pas comme une nouvelle brute. »
Les choses sont beaucoup plus simples que ça. Sarah Kane a foncé dans le théâtre, tête baissée et en accéléré. Successivement actrice et metteur en scène, elle décide d’écrire ses propres pièces. « Je ne me rappelle plus pourquoi j’ai fait ça, mais j’ai décidé de postuler pour faire une maîtrise en écriture dramatique à Birmingham. J’ai obtenu une bourse. Et c’est la seule raison pour laquelle je suis allée à Birmingham, j’avais vraiment besoin d’argent. (…) C’est là-bas que j’ai écrit la première partie d’Anéantis et je suis partie à Londres. Vivre à Birmingham pendant une année m’a davantage aidée en tant qu’artiste en me rendant la vie triste. Je vivais dans une ville que je détestais absolument. La seule chose que ça m’a apportée, c’est l’envie d’écrire des pièces qui ont pour cadre une grande ville industrielle extrêmement désagréable. »
Pour chacune de ses pièces ultérieures, elle fera ainsi : dire où elle en est de sa vie. Amour (Purifiés) et désamour (Manque), lucidité aiguë (L’Amour de Phèdre) et sensibilité à vif (Anéantis). Jusqu’à son acte ultime, le suicide, implacablement décrypté par Edward Bond : « Sarah Kane devait affronter l’implacable. Si elle pensait que la confrontation ne pourrait peut-être pas avoir lieu dans notre théâtre parce qu’il est en train de perdre sa fonction de compréhension et ses moyens , elle ne pouvait pas prendre le risque d’attendre. A la place, elle l’a représentée ailleurs. Les moyens d’affronter l’implacable sont la mort, les toilettes et les lacets de chaussures. Ils sont le commentaire qu’elle avait à faire sur la perte de sens de notre théâtre, de nos vies et de nos faux dieux. Sa mort est la première mort du xxie siècle. »
Le théâtre comme catharsis n’aura pas fonctionné. Sarah Kane croyait vraiment que, par l’art, nous pouvons expérimenter quelque chose et devenir ainsi capables de changer notre avenir. Elle disait aussi préférer l’overdose de désespoir au théâtre plutôt que dans la vie. Sa mort interroge brutalement la fonction du théâtre.
Elle explique peut-être aussi la difficulté à mettre en scène ses pièces, à trouver la juste distance entre la fulgurance des paroles et le télescopage des événements qu’elles font surgir. Louis-Do de Lencquesaing a-t-il voulu prendre le contre-pied des étiquettes accolées à la pièce en optant pour une esthétisation proche de la neutralité où la violence joue en sourdine ? L’hôtel de luxe où se retrouvent Ian et Cate, l’explosion de la bombe et l’irruption du soldat sont traités sous forme d’allégorie. Un lit aussi large qu’un ring, des grilles de métal en guise de murs et de portes : ce non-lieu constitue la première difficulté des acteurs. Si Pascal Greggory et Eric Elmosnino s’en tirent plutôt bien, la jeune Alexia Monduit peine à trouver ses marques. Il faut dire qu’elle concentre à elle seule toute la violence exprimée : crises de nerfs, trépignements, hululements stridents. Ce qui en est la cause les viols, la bombe, la torture, le cannibalisme est joué sourire en bouche, quasiment en douceur. Corps à corps feutrés et douleur extatique. On a le sentiment d’une esquive, d’un désistement de la représentation devant l’ampleur du désastre. Frustration.
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