Les méconnus liens de sang et d’esprit entre l’Irlande et le Mexique ranimés avec ferveur et foi par les CHIEFTAINS, en compagnie d’un RY COODER inspiré.
Amoins de projeter des vacances à Dublin ou une soirée irish stew et Guinness entre amis, une nouveauté signée par les Chieftains, ces increvables de la musique traditionnelle irlandaise, n’a jamais été ce qu’on appelle une offre sexy. Y adjoindre la présence, pourtant glorieuse, de ce vieux mercenaire du bottleneck qu’est Ry Cooder (63 ans, dont 46 de profession dans des styles divers, du blues à la musique cubaine en passant par la BO) pourrait même la rendre intolérable aux yeux de ceux qui développent cette forme de papyphobie aiguë dont le recul de l’âge de la retraite tend à déchaîner la virulence ces jours-ci. Or, aussi ringard et essoufflé que paraisse cet attelage de vétérans, voilà un disque proprement étourdissant, qui d’Irlande nous emmène au Mexique pour nous réconcilier avec ces choses cruciales que sont la bonne musique, l’histoire et l’esprit de résistance.
Sur le tableau qui orne le livret, une Sainte Vierge, peinte dans ce halo de flammes caractéristique des ex-voto latino-américains, tient dans ses bras un soldat à l’évidence mort au combat. C’est là où l’album, en apparence prévisible (les Chieftains et Cooder ayant déjà collaboré par le passé), devient décalé et exaltant. Qu’il se met à tirer d’un fait d’armes vieux de plus d’un siècle et demi son originalité et sa substance rédemptrice. Son titre San Patricio (“Saint Patrick”) fut le nom d’un bataillon irlandais qui s’engagea aux côtés de l’armée mexicaine en 1846 alors que les Etats-Unis menaient ce qui fut sans doute la première “guerre préventive” de leur histoire, avec l’arrière-pensée d’annexer la Californie et le Nouveau-Mexique. Rejoindre l’armée mexicaine n’a jamais été une si bonne idée, et les San Patricios prirent des Yankees une mémorable pâtée lors de la bataille de Churubusco.
La plupart de ces hommes, catholiques, avaient été contraints de quitter leur terre d’Irlande en raison de la désastreuse famine dite “de la pomme de terre”, partageant dans le Nouveau Monde un sort comparable à celui des esclaves venus d’Afrique. Si bien que, enrôlés de force dans des régiments américains commandés par des protestants, ils refusèrent de combattre des Mexicains catholiques, et n’eurent aucun scrupules à changer de camp en franchissant le Rio Grande. De ce chapitre ténu des annales militaires, le Chieftains en chef, Paddy Moloney, a tiré une chavirante fresque musicale afin de rendre aux San Patricios, à la vareuse desquels colle la réputation de traîtres et de déserteurs, gloire et honneur.
Ce projet qui le hantait depuis trente ans a été enregistré entre Dublin, New York, San Francisco, Los Angeles et Mexico et, conforme à la réalité historique, il réunit musiciens irlandais et mexicains autour d’une vingtaine de chansons qui parcourent un large éventail de traditions relevant des deux cultures, de la ballade celtique à la musique mariachi, norteño ou ranchera. Avec parfois de troublantes correspondances, comme ce Persecución de Villa, classique du répertoire révolutionnaire mexicain dans lequel Moloney a retrouvé les accents d’un célèbre chant patriotique irlandais, Kevin Barry.
Mieux qu’une fusion, Moloney et Cooder, qui coproduit et chante sur quelques titres, font fraterniser entre elles les âmes de deux peuples rebelles n’ayant jamais mieux exprimé leur soif de liberté qu’en musique. Entre gigue et boléro, exubérance et mélancolie, c’est un bout de mémoire collective qui renaît à travers les instruments de nombreux invités, parmi lesquels le groupe Los Tigres Del Norte ou le Galicien Carlos Núñez. Tandis que les voix de Lila Downs (lire encadré), Linda Ronstadt ou Chavela Vargas, monstre sacré de la chanson mexicaine de 91 ans, réveillent le volcan des passions endormies.
L’acteur nord-irlandais Liam Neeson s’illustre également en récitant un texte sur le martial March to Battle à vous faire dresser les poils comme des baïonnettes. C’est qu’à vouloir creuser dans le sol où gît anonymement le corps des San Patricios, les protagonistes de ce disque à part ont ranimé un peu de l’esprit combatif qui les animait. Et ça, en période de défaitisme généralisé, ça n’a pas de prix.