Figure discrète et pourtant majeure du San Francisco punk des années 1970, l’éditeur, musicien, journaliste, anthropologue urbain et compagnon de route des poètes de la Beat Generation V. Vale a documenté dans sa revue “Search and Destroy” l’effervescence d’une scène qui s’est construite contre le mouvement hippie. On l’a croisé au détour de nos errances californiennes. Portrait.
Juillet 2022, Californie. Au lendemain d’un court séjour à Los Angeles et après avoir traversé les brumes de Big Sur et Carmel-by-the-Sea, nous voilà dans la Bay Area. Un ciel gris à North Beach, le quartier de San Francisco traversé par Columbus Avenue, au nord de Chinatown : c’est ici que les poètes beatnik traînaient dans les années 1960, à quelques miles de Haight-Ashbury et du Golden Gate Park, épicentres du mouvement hippie où les t-shirts tie and dye se vendent aujourd’hui plus de 50 dollars l’unité.
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À l’angle de Columbus et de Jack Kerouac Alley, où se font face le Vesuvio Cafe et le City Lights Bookstore, deux QG parmi les plus célèbres de la génération beat, je rencontre le dénommé V. Vale, l’une des figures majeures de l’underground franciscanais. Comme presque tous les jours, il expose devant la librairie sa collection de zines, magazines et autres autopublications, et tente d’en vendre aux passant·es pour arrondir les fins de mois.
Voix rebelle
Vale est un Nippo-Américain de 78 ans, né à Jerome, Arkansas, connu pour être l’un des premiers à avoir recensé l’émergence du punk à San Francisco avec son fanzine Search and Destroy (comme la chanson des Stooges). “J’ai lancé cette publication en 1977 parce que je n’aimais pas la façon dont le mouvement punk était considéré dans les médias mainstream”, me rencarde-t-il. À l’époque, le magazine rock US de référence s’appelle Rolling Stone, un titre ayant “raté l’éclosion de la génération punk, prisonnier de son statut de ‘voix de la génération hippie’”, selon Vale.
La contre-culture à San Francisco, au mitan des années 1970, est encore sous psychotropes et la jeunesse qui plane n’a pas tout à fait enterré les Grateful Dead, Jefferson Airplane et autres Quicksilver Messenger Service, même si la révolte couve déjà : “Il n’y avait que deux ou trois groupes punk à San Francisco, dont Crime, The Nuns et The Avengers, mené par la chanteuse Penelope Houston, qui fut l’une de mes premières interviews.”
“Le punk couvrait cet angle mort que ne couvrait pas le surréalisme : la musique.”
Vale est pourtant un enfant du Summer of Love. En 1966, après avoir obtenu une licence en littérature anglaise à l’université de Berkeley, il répond à une annonce trouvée dans un shop psychédélique de Haight-Ashbury : Blue Cheer, groupe qui donne dans le blues psychédélique lourd, cherche un batteur. “Évidemment, je n’étais pas batteur, mais je me suis tout de même rendu dans leur repaire et je suis devenu leur clavier. Un an plus tard, en juillet 1967, ils me foutaient à la porte. Je ne les blâme pas, je voyais bien qu’ils n’avaient pas besoin de moi.”
La même année, recommandé par son oncle, il est embauché chez City Lights, la librairie et maison d’édition fondée par Lawrence Ferlinghetti en 1953 et qui sera le porte-voix de la génération beat. Le manager de l’établissement, un dénommé Shig Murao, nippo-américain comme lui, le prend sous son aile. Là-bas, il fait la connaissance d’Allen Ginsberg et surtout de l’iconoclaste Philip Lamantia, un poète surréaliste qui deviendra l’un de ses mentors.
Lamantia publiait déjà dans la grande revue surréaliste new-yorkaise VieW à l’âge de 15 ans : “Quand Ginsberg a lu pour la première fois Howl en public, en 1955, Lamantia était là. Il rendait hommage à son ami John Hoffman en faisant la lecture publique d’un de ses poèmes, poursuit-il. Je voyais dans la combinaison des mouvements punk et surréaliste la philosophie parfaite pour envisager le futur. Le punk couvrait cet angle mort que ne couvrait pas le surréalisme : la musique. Et particulièrement la musique rebelle.”
Troisième Guerre mondiale
À l’image d’une partie de la jeunesse, Vale voit dans l’exaltation de l’éthique punk une forme de libération. Des groupes punk made in San Francisco, on en connaît pourtant peu. Des groupes ayant pris le contrepied du mouvement hippie, davantage : The Dead Kennedys, The Residents, Chrome ou encore Tuxedomoon.
“Ça ne m’étonne pas que tu connaisses ces groupes, les Français se sont toujours intéressés à l’avant-garde. Ces formations ont très tôt utilisé l’électronique et avaient de drôles d’idées. Très vite, ils ont eu recours à des projections pendant les concerts. Ils étaient multimédias, je crois que c’est le terme que l’on utilise aujourd’hui. Des groupes punk comme The Avengers avaient des morceaux étranges aussi, mais quand tu écoutais les chansons de The Nuns, ça parlait de gosses qui se suicident et de Troisième Guerre mondiale.
Crime, avec le son abrasif, voulait t’offenser. Ils avaient ce morceau intitulé San Francisco’s Doomed. Le punk à San Francisco est arrivé en réaction au mouvement hippie. Au tout début, le punk était même un mouvement sans drogue et sans alcool, dans la lignée de ce qu’il se passait dans la scène de Washington. Les jeunes ne buvaient pas, parce que les parents buvaient et ils ne fumaient pas de weed non plus, parce que c’était la drogue des hippies.”
Search and Destroy
Le punk est là et se donne rendez-vous dans la salle de Mabuhay Gardens, à North Beach, mais il n’a pas encore son Rolling Stone pour porter la bonne parole. Vale se chargera de documenter ce court laps de temps de l’histoire de la contre-culture.
Il a l’idée de lancer Search and Destroy, un fanzine pensé sur le modèle d’Interview, la revue d’Andy Warhol, l’un de ses héros avec Marcel Duchamp. En marge de son cursus en littérature anglaise, Vale a étudié l’anthropologie, une science qui le marquera au fer rouge. “Mon approche a toujours été davantage celle d’un anthropologue que d’un journaliste”, nous confie-t-il.
Notre Claude Lévi-Strauss des bas-fonds n’a plus qu’à récolter de l’argent et les poètes beat répondront présents : “Shig, mon boss chez City Lights, m’a simplement dit de demander de l’argent à Allen Ginsberg. J’y suis allé et il m’a fait un chèque de 100 dollars. Et puis je suis revenu et il m’a suggéré de monter voir Lawrence Ferlinghetti, qui m’a donné la même somme.”
Machine à écrire avec fonction correction
Pendant onze numéros, sortis entre 1977 et février 1979 et tapés sur une machine à écrire IBM Selectric avec fonction correction, Vale passera au crible les scènes punk et new wave à travers des interviews longues, fouillées, toujours méthodiques.
Il ne se contentera pas de la zone géographique de la Bay Area, préférant tisser à travers le monde un réseau de fidèles contributeurs, dont le tout jeune Jon Savage, figure majeure de la critique rock ayant été l’un des premiers à mentionner Joy Division, qui lui ramènera notamment une rencontre avec le Throbbing Gristle de Genesis P. Orridge.
“Les boutiques Rough Trade avaient pris le parti de distribuer Search and Destroy et Jon, qui écrivait à l’époque pour Sounds en Grande-Bretagne, s’était porté volontaire pour écrire dans mon magazine. Quand il savait que Sounds ne prendrait pas un sujet, à l’image d’une interview d’un groupe industriel comme Throbbing Gristle, il pouvait être publié dans Search and Destroy. J’avais tous ces journalistes un peu partout dans les grandes villes et qui avaient accès à certains artistes, et pas que des musiciens. Il y avait ce type, par exemple, Kent Beyda, un monteur qui travaillait dans le cinéma, il a pu ramener une interview de Russ Meyer, le réalisateur de Faster, Pussycat! Kill! Kill!”
“Le punk était trop parfait pour faire de vieux os.”
Le sommaire des onze numéros de Search and Destroy est vertigineux : The Clash, Talking Heads, J. G. Ballard, Pere Ubu, Patti Smith, Iggy Pop, Devo, les Dead Boys, Nico, Suicide et même Métal Urbain, pionniers du punk made in France ! Vale entretiendra d’ailleurs une relation privilégiée avec la France et le label Sordide Sentimental, de Jean-Pierre Turmel, qui était à l’origine de la sortie du single Atmosphere/Dead Souls sous le titre Licht und Blindheit de Joy Division en 1980.
“Après Search and Destroy, j’ai participé au lancement d’un label avec un associé, qui s’appelait Adolescent Records, mais je n’aimais pas le nom. J’avais plutôt en tête de l’appeler Trans-Time, pour exprimer l’idée que nos sorties transcenderont les âges, rigole-t-il. Ça ne s’est pas bien passé avec mon acolyte, mais on a quand même pu sortir un simple de Throbbing Gristle, We Hate You (Little Girls)/Five Knuckle Shuffle, qu’avait aussi sorti Sordide Sentimental en 1979. Plus tard, j’ai pu rencontrer Jean-Pierre à Rouen, où j’ai fait des interviews de groupes industriels, dont je me suis servi par la suite dans mon recueil Industrial Culture Handbook [Re/Search Publications, 1983]”.
Search and Destroy n’aura pas duré deux ans, parce que “le punk était trop parfait pour faire de vieux os”, s’amuse aujourd’hui Vale. Après cette mini-épopée, il montera une boîte de typographie avec laquelle il gagnera bien sa vie et la maison d’édition DIY Re/Search, qui continue de documenter ses rencontres avec, notamment, William S. Burroughs. V. Vale vit à North Beach et sillonne encore aujourd’hui la Bay Area avec son fatras de publications, alpaguant le chaland toujours fasciné par ses histoires.
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