Fin de partie, de Samuel Beckett, mise en scène de François-Michel Pesenti.
Le théâtre grand, nu. La lumière blanche sur du gris, ça fait encore gris, à moins que ce ne soit, comme le précise un personnage, noir clair. Au centre, le vrai centre, maniaquement défini, celui qui ne tire ni trop à gauche ni trop à droite, un homme assis, pas tout à fait seul, entouré de deux poubelles d’immeuble (grises) habitées. Hamm (jambon en français) est gros, aveugle et collé à sa chaise supposée roulante. Clov (clou de girofle) est petit, maigre, ses jambes ne se plient plus et il reste la plupart du temps vissé debout sur les trente centimètres carrés de territoire qui semblent suffire à sa peine. Ils ne sont pas seuls, les poubelles bougent encore. Hamm a un papa (Nagg) et une maman (Nell), homme et femme-troncs dont on ne voit que les têtes sémaphoriques émerger comme des oiseaux déplumés d’un zoo de troisième zone. Toute la tendresse filiale explose dans cet échange :
« Hamm Salopard ! Pourquoi m’as-tu fait ?
Nagg Je ne pouvais pas savoir.
Hamm Quoi ? Qu’est-ce que tu ne pouvais pas savoir ?
Nagg Que ce serait toi. »
Mais l’essence de la pièce est bien cette relation jambon/clou de girofle. Laurel et Hardy perdus dans un scénario à la Reservoir dogs ? L’image n’est peut-être pas étrangère aux intentions du metteur en scène François-Michel Pesenti : « Comment, dans notre monde, faire qu’advienne un acte de pure violence d’être. Et cela sans qu’aucun des critères habituels de la violence ne le caractérise. »
Le leitmotiv de la pièce tient facilement dans ces deux répliques les plus courtes du monde : « Bon » et « Ça avance » ; avec une variante possible, « Ça suit son cours ». Le couple nous fait entrer avec la lenteur et le détachement de chaque mot dans cet univers où maître et esclave cherchent la dernière parcelle d’amour disponible. Les acteurs sont marseillais et ne font pas semblant de ne pas avoir d’accent. Imaginez alors Hamm vociférer cette réplique de Beckett : « Un aparté ! Con ! C’est la première fois que tu entends un aparté ? »
La longue fidélité de Pierre Palmi (Hamm) et Christophe Avril (Clov) à Pesenti a été déterminante dans le choix de cette pièce que l’on croirait écrite pour eux. A cette relation s’ajoute la démarche de Pesenti : « Je travaille sur les liens qui unissent les hommes, sur la qualité de ces liens, et sur les méthodes pour les créer. Avec mes précédentes pièces, je créais des collectivités fictionnelles et là je suis confronté à la dernière communauté possible : le couple. C’est la dernière histoire de pouvoir, d’amour et de haine. »
On sort du théâtre encore tout abasourdi que le néant de cette non-histoire puisse être aussi riche de sens. On reste longtemps étonné que la radicalité de la mise en scène puisse faire une place si grande à l’intelligence du spectateur. On se demande enfin pourquoi les programmateurs français pensant si bien à la place de leur public évitent soigneusement les spectacles de Pesenti.
Pierre Hivernat et Véronique Klein
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