Collaborateur de Drake ou Kanye West, l’Anglais s’offre un premier album sensuel et mélancolique. Entre futur et tradition, sa soul fait des miracles.
C’est Dev Hynes, le cerveau agité de Blood Orange, qui nous parlait en 2013 de son nouveau protégé avec des trémolos dans la voix. “Je travaille avec Sampha, un chanteur anglais très talentueux qu’il faudra suivre de près en 2014.” Et, de Frank Ocean (qui l’a invité sur l’album Endless) à SBTRKT (qui le fit régulièrement chanter), de Drake à Koreless, de Solange à Kanye West, ils ont été nombreux à parrainer Sampha, à lui tendre le micro.
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Homme de l’ombre, il faillit le rester alors même que son premier véritable single de 2013, Too Much, connut la gloire anglaise. Mais presque sans lui : d’abord par un remix de l’Australien Loston, qui a totalement remanié le morceau en une soul à l’état gazeux. Ensuite, et surtout, grâce à une reprise signée Drake sur laquelle Sampha offrait son timbre à la fois plaintif et radieux.
En évoquant alors son croisement instable et brumeux entre soul et electro, on suggéra les noms de James Blake et Curtis Mayfield – c’est dire si cette musique de l’âme et du sexe est dure à classer. Passant en un murmure de la clarté à la mélancolie, du silence renfrogné à la flambe pailletée, Sampha est effectivement un garçon compliqué à épingler.
Complice de sa mélancolie, son piano n’est pas ici un simple meuble derrière lequel cacher sa timidité : c’est son ami imaginaire. Pas étonnant donc, sur son album Process qui sort cette semaine, de l’entendre sussurrer cette ballade amoureuse et bouleversante : (No One Knows Me) Like the Piano.
Son mode d’expression, le piano
Si on les imagine l’un et l’autre roucouler pour des beautiful people sur un paquebot de luxe, qu’on ne s’y trompe pas : c’est la traversée du Styx ou la dernière virée du Titanic qu’accompagnent l’homme et son instrument. “Mon père a acheté un piano à un vieux professeur de musique qui déménageait, et j’ai commencé à jouer dessus à 3 ans.”
“Sur les noires d’abord, parce qu’elles avaient des intervalles qui les rendaient jolies lorsqu’elles étaient jouées ensemble. Le piano m’a donné confiance en moi. Je me suis exprimé à travers lui.” Il y a quatre ans, James Blake nous expliquait ainsi son apprentissage du piano : “Un clavier, c’est clair et net, mathématique, les notes blanches, les notes noires, ça a très vite parlé à mon esprit cartésien, à ma logique…”
A cette approche rationnelle de la musique, Sampha répond par une approche pareillement laconique du jeu, mais sans la science, avec les tripes. “La musique est un langage que je peux parler, dit-il, avant d’en raconter son apprentissage.”
“Je trouvais les leçons difficiles quand j’étais jeune parce que ma concentration est très limitée. En apprenant un morceau, j’étais du genre à me dire ‘tiens, c’est un bel accord, oh celui-là aussi !’ et je finissais par écrire ma propre chanson.”
Sous l’influence de Air
Parmi les chansons découvertes à l’adolescence, il mentionne une influence imprévue pour cette soul languide : les Français Air, qu’il a d’ailleurs repris (All I Need) et que son frère écoutait en boucle dans leur banlieue londonienne.
“Ils font partie de mon inspiration. J’adore Talkie Walkie. Je me rappelle aussi de la première fois que j’ai écouté Moon Safari à la radio, dans le noir complet. J’avais 11 ou 12 ans quand c’est sorti et ça m’a vraiment frappé.” Au rayon des influences, il cite aussi Oumou Sangaré, The Streets, Stevie Wonder, Brian Eno, OutKast, The Clash ou Otis Redding.
Ce joli fatras, ce doux chaos, s’entend dans ce premier album au titre parfaitement juste, tant il déchiquette, pétrit et reforme ces sonorités éparses en une musique limpide et sensuelle. Une soul à la fois tonitruante et murmurée d’une voix grave, sexuée, une voix cabossée et tout-terrain, aussi maîtresse de ses fièvres et béatitudes dans les vastes calmes que dans des affolements rythmiques (Blood on Me).
Cette musique lui appartient à 100 %, il la joue depuis ses 3 ans, la produit lui-même depuis ses 13 ans, ce qui lui a donné le temps de définir l’immensité de son champ d’action. Peu porté sur la frénésie, il n’a sorti que deux ep sous son nom en six ans.
Des chansons amples, profondes et solennelles
“J’ai avancé à mon rythme pour me donner le temps de croire en moi en tant qu’artiste solo et pour avoir le temps d’appréhender tout ce qui va avec. J’ai eu beaucoup de choses à faire pour des gens, des trucs de famille… Petit à petit, moi qui avais tendance à noyer le chant derrière les instruments, j’ai pris de plus en plus confiance en ma voix. Ça a été une progression naturelle, comme une sculpture.”
C’est précisément cette façon unique de malaxer, de retenir les larmes et la rage qui rôdent, qui offre à ces chansons leur ampleur, leur profondeur, leur solennité. Rares, elles agrippent l’intimité, lui demandent quelques minutes de répit, de paix, d’attention totale.
album Process (Young Turks/Beggars)
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