Méprisant les oeillères et s’amusant à saute-mouton avec les barrières, les acrobates vocaux de Saïan Supa Crew s’imposent comme la meilleure nouvelle du hip-hop français depuis IAM. Avec la sortie du brillant et touffu KLR, visite d’une fratrie qui honore enfin fond, fun, son, ton et forme.
Le Saïan Supa Crew est la plus excitante fratrie de MC à émerger par ici depuis des lustres, et KLR, l’album de la relève, pourrait même toucher le grand public à condition que les radios ouvrent un peu les oreilles. Car la FM, cette prison d’aliénés avec un tiroir-caisse entre les tympans, semble bien peu goûter les libertés inouïes que ces trublions osent prendre avec ses lois. « Le rap a pris un tel essor en France que des formats radio se sont créés. Il faut entrer dans le moule pour espérer être programmé : la guitare doit faire « cling », pas « clang », nous dit-on, et le refrain doit arriver avant les cinquante premières secondes, sinon le public va décrocher », explique Feniksi, la bouille ensoleillée hérissée de mini-locks.
« Nous faisons de la musique pour essayer d’innover, pour aller plus loin et dire les choses d’une façon différente. On est fiers de notre album parce qu’il est riche et diversifié. Il y a énormément de travail derrière et on est persuadés que le public est prêt à l’entendre. Pour nous, il n’y a aucun dilemme, on luttera jusqu’au bout pour préserver notre identité. » Nous voilà rassurés. Parce qu’on est désormais prêts à montrer les dents face à quiconque oserait s’employer à brider une si belle école de fraîcheur et d’originalité au prétexte que le Saïan a l’audace de s’affranchir des conventions du jour, qu’il n’a pas de recette toute faite mais de multiples facettes, qu’il ne suit pas mais innove, sur le fond comme sur la forme.
Avec six MC hors pair, dont quatre maîtres beatboxers (ceux qui font des trucs de fous avec leur bouche) émules du géant Rahzel des Roots, on tient déjà là le groupe le plus époustouflant de l’Hexagone question phrasé et gymnastique verbale. Champions du saut à l’élastique, Feniksi, Vicelow, Specta, Leeroy Kesiah, Sly The Mic Buddah et Sir Samuel rendent enfin justice à l’art du flow, si négligé par ici. Rap, ragga, reggae, soul, bossa et même zouk : ils ont les idées larges et savent tout faire. Les différents timbres et styles se croisent, les prouesses verbales et les acrobaties phonétiques se chevauchent avec une dynamique étourdissante. Assaisonnée de métaphores et de jeux de mots, la rime fait de curieux sauts périlleux avec le vocabulaire : transcendé, malaxé, bousculé par les facéties de la prononciation, il se soumet à la loi du rythme roi. Un travail complexe et ludique sur la langue, comme en témoigne le très technique Darkness, un titre périlleux « enregistré en trois temps sur un quatre temps », dont tous les aspirants rappeurs devraient s’inspirer.
La genèse du Saïan éclaire aussi sur ce feu d’artifice de talents. Alliance de trois groupes (Explicit Samouraï, Simple Spirit et O.F.X.) autour de DJ Fun, ingénieur du son aux studios de Stalingrad, le Saïan est né d’une admiration réciproque et de la volonté de constituer une entité solide, dotée de la redoutable force de frappe de sept MC l’un d’eux, KLR, auquel l’album est dédié, a disparu dans un accident.
Toutefois, que vaudrait le choc de ces six terreurs du micro sans le poids des mots ? Or, peu de rimeurs hexagonaux peuvent se targuer d’avoir su conjuguer si subtilement humour et gravité, malice et profondeur, insouciance et recul. Le message du Saïan n’est ni guerrier ni cynique, mais obstinément positif, souvent très drôle, avec un discours social tout en nuances, ne dérapant jamais vers la niaiserie maladroite ou le pathos embarrassant.
Rarement le thème des drogues dures avait été abordé à la façon de Que dit-on ?, ni le thème de l’intolérance sous l’angle de La Preuve par 3, où sont dénoncés, dans un même souffle, avec gaz hilarant de rigueur, le racisme Français/immigrés mais aussi Antillais/Africains et même vieille garde contre nouvelle école du rap. « On parle souvent du racisme, mais rarement du tabou des tabous : le racisme des Noirs envers les Blancs. Et encore moins de celui qui me choque le plus dans son absurdité : celui des Guadeloupéens avec les Martiniquais ou des Arabes avec les Noirs », souligne Vicelow, l’Antillais espiègle à la voix de basse.
Ni enragée ni intello, incisive sans jamais chausser de gros sabots, cette fine équipe fait toujours passer ses idées d’une façon toute personnelle grâce à une ou deux pirouettes et une bonne dose de dérision. Pourtant, dans le grand cirque rap, le Saïan n’a pas besoin de nez rouge pour dérider les foules : si ces six chenapans jubilent manifestement à faire les zouaves, on aurait tort de les prendre pour des clowns. Ils n’ont simplement pas leur pareil pour tourner un voyage cauchemardesque en récit burlesque (G-Padpo, un véritable bijou), imiter Cloclo, Eminem et Redman dans une réjouissante séance de scratches buccaux (Pitchy and scratchee show), faire passer un pamphlet contre les imposteurs du rap en pièce de théâtre (Le Malade imaginaire) ou dynamiter un accès de mélancolie en reprenant à l’improviste un grand classique du disco a cappella (Ring my bell, à hurler de rire).
La vie est loin d’être rose dans les cités de Bagneux, Sarcelles, Bondy et Noisy-le-Sec, mais ne comptez pas sur eux pour pleurnicher ou appeler à l’émeute : plutôt miser sur l’euphorie et l’imagination qu’on cherchait en vain jusqu’ici sous la haine plaintive des uns et la bêtise repoussante des autres. « L’humour, c’est important, ça permet de s’attaquer à des tabous et de faire réfléchir sans en avoir l’air, comme le fait Dieudonné, analyse Feniksi. Manifestement, il y a des groupes que ça dérange de rigoler et qui utilisent la colère pour se faire un nom. C’est ridicule parce que dans les cités, en bas des immeubles, on n’arrête pas de rire et de vanner, il ne nous reste que ça. Nous aussi on se heurte à l’injustice au quotidien. Mais on s’efforce de faire du positif avec du négatif, ce qui est la base même du hip-hop. Le problème, c’est que la jeune génération n’a pas conscience de ces valeurs. Les gamins pensent que le rap ne sert qu’à exprimer la rage. Moi, je suis venu au hip-hop parce que je sentais derrière une volonté profonde de changer les choses positivement. On est dans la merde, serrons-nous les coudes. »
Et cultivons le naturel. Car il est une autre dimension du Saïan encore trop peu repérée en France : celle de la vulnérabilité. Comme A Tribe Called Quest ou The Pharcyde, Saïan n’hésite pas à baisser la garde à l’occasion. « J’ai besoin de toi, protège-moi, prends soin de moi », ose implorer Sir Samuel dans le refrain de Soul mwa pas, une soulissime histoire d’amour interraciale. Impossible aussi de ne pas vibrer sur KLR, la bouleversante chanson de clôture écrite en l’honneur de leur partenaire disparu, une tendre bossa-nova dans laquelle chacun met ses tripes à nu. Une bossa-nova, parce que dans l’univers musical du Saïan, l’horizon est large : « Nous écoutons toutes sortes de musiques pour nous inspirer. Si la qualité est là, on n’a aucun a priori : reggae, soul, hip-hop bien sûr, mais aussi Björk, Nougaro, rythmes latinos ou variété française. » D’où une production inventive et bourrée de clins d’oeil, ignorante du code de la route rap, au point de négocier des virages à 180 degrés sans s’emplafonner et de risquer sans rougir d’improbables détournements par exemple le télescopage du thème du Grand blond avec une chaussure noire avec le ragga pur teint de Ragots.
Un fascinant mélange de déconne et de sensibilité, de bricolage et de précision qui atteint des sommets sur scène, leur terrain de jeux favori. « Tu peux vendre cent mille copies d’un album bidon, mais sur scène, le mensonge éclate au grand jour. Il n’y a pas de secret : c’est le travail », assure Vicelow. Si l’on en croit les éloges de Kool Shen (NTM) lors de leur récente performance à Londres, les applaudissements à tout rompre des festivaliers à Dour cet été et les prises de contact admiratives de DJ lors de leur escale à New York en septembre, le travail finit toujours par payer l’âme, si ce n’est le porte-monnaie. « Sur scène, ce qu’on apprécie par-dessus tout, c’est d’arriver à toucher les bad boys des cités. Quand on y parvient, c’est comme s’ils enlevaient soudain leur masque, comme s’ils révélaient enfin sans honte les petits garçons qu’ils sont au fond. Ce ne sont peut-être que deux petites secondes de vérité, mais pour nous elles sont immenses. »
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