Avec le Wu-Tang Clan, ils étaient au sommet. Deux décennies plus tard, RZA revient sur la difficulté de reformer le groupe et de sortir leur dernier album. Entretien.
Ce soir là, RZA, mage, conseiller et homme de son de Wu-Tang Clan était amer. Depuis Los Angeles, il déroulait au téléphone la difficile réunion des shaolins new yorkais pour l’enregistrement de A Better Tomorrow, sixième album du groupe. Devenus stars du rap à la faveur de deux disques qui ont révolutionné le genre dans les années 1990, The RZA, The GZA, Inspecta Deck, Raekwon The Chief, U-God, Ghostface Killad et Method Man – flanqués du spectre de leur ami Old Dirty Bastard disparu en 2005 – ne se croisent en effet plus qu’en de rares occasions.
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Occupés par leurs carrières, leurs sociétés, leurs métiers d’entertainers – et les procès qu’ils s’intentent régulièrement en famille – ces ex-ghetto boys jadis unis comme les doigts de la main ont aujourd’hui du mal à faire revivre cette formule volatile, vacillante mais terriblement efficace qu’est Wu-Tang. Imperturbable, le maître à sampler du Clan revient sur leur histoire, allant jusqu’à évoquer la fin probable d’un des plus grands groupes de l’histoire du rap.
Wu-Tang Clan semble dispersé depuis quelques années. Est-ce la raison pour laquelle le groupe n’a pas sorti de disque depuis près de 8 ans ?
RZA : Dans un groupe, chacun possède sa propre direction, parfois sa propre carrière. C’était même un des fondements du groupe lorsque nous avons signé sur un label : chacun devait pouvoir mener une carrière. A l’origine, on était un groupe normal, mais aujourd’hui, nous sommes neufs rappeurs, avec neufs managers, neufs avocats… Il y a tellement de gens impliquées dans un disque de Wu-Tang que ça prend un temps fou de réunir tout le monde. Voilà pour le problème de base. Et à cela s’ajoute le fait qu’on a développé des différences créatives au fil des années, et des manières d’aborder le business qui sont parfois différentes.
En lisant certaines interviews, on a l’impression que vous avez peiné pour enregistrer A Better Tomorrow…
Oui, notamment à cause des différents niveaux d’implication des membres. Wu-Tang est un groupe, et quand je hisse le drapeau, tout le monde est censé se retrouver, mais avec les années les choses ont changé. Certains sont devenus plus difficiles d’accès, et moi-même j’ai aussi probablement changé… Certains ont fini par me dire : « Ecoute, je suis un adulte, tu ne peux pas être aussi directif avec moi, je n’aime pas qu’on me dise ce que j’ai à faire ». Et c’est quelque chose que je comprends…
Wu-Tang ressemble-t-il encore à ce groupe démocratique dont vous rêviez il y a 20 ans ?
En réalité, Wu-Tang a commencé comme une dictature et devait évoluer vers la démocratie. Mais sur ce disque, c’était un peu des deux, une sorte démocratie sans Congrès, tu vois (rires). Parfois, le Président est obligé d’agir parce que le Congrès rechigne à passer des lois, et ça n’avance pas. Il est obligé de lui passer par-dessus pour faire exécuter ses directives. Arriver à faire quelque chose dans un laps de temps donné, c’était une mission, c’était difficile. L’énergie a changé.
Quelle était l’ambiance de l’enregistrement ?
On était rarement tous ensemble, et le disque aurait été plus puissant si ça avait été le cas. Si tu regardes n’importe quel groupe, lorsqu’ils sont ensemble, ça va plus vite, c’est puissant, le travail est solide. On a fait ce qu’on avait à faire, mais ça a été fastidieux. Le résultat aurait pu être plus puissant, plus cohérent, et nous aurions pu passer plus de temps ensemble.
C’est assez sombre ce que vous racontez. Avez-vous déjà pensé à la fin de Wu-Tang ? Est-il possible que ce disque soit le dernier du groupe ?
(Silence) C’est très possible, oui. On a toujours dit que Wu-Tang était là pour toujours (« Wu Tang is forever, yo ! »). C’est une manière de dire que Wu-Tang, son esprit, son idéologie, cette magie, cette musique, continueront à exister et à inspirer les gens. Mais en tant que groupe… Quand tu te mets ensemble pour délivrer cette chose immatérielle, le groupe possède forcément un horizon. J’ai la sensation que nous avons atteint cet horizon avec A Better Tomorrow, même si selon mes plans, le dernier album devait être 8 Diagrams (le précédent album du groupe – ndlr). Nous avons complété quelque chose.
Etes-vous triste de cette situation ?
Je suis un peu triste, forcément. Je continuerai à être RZA, c’est mon devoir, mais continuer ce groupe est devenu très difficile. Nous sommes rentrés dans quelque chose que nous n’avions pas anticipé. D’ailleurs, je vais vous dire quelque chose : le problème ne vient pas uniquement des membres du groupe, mais aussi des gens dont ils se sont entourés. Personne n’est capable de le reconnaître, et personne ne veut changer cet état de fait. C’est un peu comme si, quand tu veux faire un disque, tu es obligé d’attendre que l’on t’invite à cette table que tu as pourtant construite toi même. C’est comme ça que ça s’est passé. J’ai commencé par me prendre la tête avec des avocats et des managers pendant 6 ou 7 mois avant même de commencer à enregistrer, là où nous avons fait notre premier disque sur la foi d’un accord oral, entre nous. Personne n’était payé, ce n’était même pas le propos, et c’est pourtant devenu un des plus grands disques de rap.
Vous n’en étiez pas à ce niveau de notoriété, d’activité…
Il n’y avait pas de directeurs artistiques ou d’avocats. Dès que ces gens arrivent avant la musique, il y a un problème. La musique n’existe pas parce que des avocats et des DA s’assoient autour d’une table pour négocier la manière de la vendre, elle existe parce que les musiciens la font, elle préexiste. Mais on a inversé les choses. De fait, l’enregistrement de ce disque était très pénible, très clivant, c’est une des situations les plus difficiles que j’ai eu à gérer de toute ma vie. Je me suis retrouvé avec des gens qui venaient me dire que leur société ne peut pas travailler avec la mienne pour des raisons contractuelles. Mais de quoi parles-tu ? Il n’est pas question de ma société ou de la tienne, il est question de notre musique ! C’est Wu-Tang qui t’as fait, tu devrais même venir gratuitement ! J’ai bataillé, on m’a demandé du fric avant même l’enregistrement d’un couplet, alors que j’ai tout financé, les studios et les musiciens. Il n’y avait pas de label, pas d’avance, au moment où j’ai enclenché le projet.
Le dernier disque sera en réalité cet étrange projet Once Upon a Time in Shaolin, que vous avez enregistré en secret et qui sera pressé à un seul exemplaire. Il se murmure que vous avez déjà reçu des propositions d’achat à plusieurs millions de dollars. Quelle est l’origine de ce concept et où en êtes-vous ?
Je ne suis pas vraiment prêt à en parler, je préfère parler du disque qui vient de sortir. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il fait partie d’une réflexion que j’ai quant à la manière d’apporter de la valeur à la musique, qui est aujourd’hui méprisée. Aujourd’hui, la valeur de la musique est déconsidérée, alors qu’il s’agit d’art, de travail, d’engagement.
Considérez-vous ce disque comme un nouveau modèle économique ? Comme une prise de position vis-à-vis de l’industrie du disque et ce que l’on pourrait inventer pour vendre la musique dans le futur ?
Pour moi, c’est une manière de rendre la musique palpable, tangible, de lui imprimer plus de valeur qu’à un mp3 qui ne ressemble plus à rien pour personne. C’est une question qui me préoccupe beaucoup, et c’est aussi ce que j’ai essayé de travailler avec le projet Boombotix : une manière de singulariser une sortie de disque. Boombotix est un haut parleur qui contient une version alternative du disque A Better Tomorrow, mis en vente plusieurs semaines avant la sortie officielle. Il est vendu en série limitée, et s’il n’y en a plus en magasin, alors il faut attendre la sortie officielle du disque pour l’écouter. C’est une manière d’évenementialiser la sortie du disque, de réimprimer de la valeur à l’objet disque qui est devenu banal aujourd’hui. C’est aussi une manière de matérialiser la musique, de pouvoir la toucher, et c’est donc aussi une prise de position vis-à-vis des magasins de disques qui ferment tous les uns après les autres.
Revenons à Once Upon a Time… Avez-vous entendu parler de cette initiative lancée par des fans de Wu-Tang sur Kickstarter qui souhaitaient se cotiser et acheter le disque, même pour plusieurs millions, pour le diffuser ensuite auprès de la communauté des fans. En un sens, les artistes sont payés, et tout le monde pourra écouter le disque gratuitement. Comment comprenez-vous cette initiative ? Il y a presque une forme de poésie là-dessous…
Non, je n’en ai pas entendu parler. Cela permet à l’artiste d’être payé, en effet, mais je vois les choses différemment : dans ce projet, l’unicité de l’exemplaire est fondamentale. Prenons l’exemple de Mona Lisa : il n’en existe qu’un exemplaire, et si tu veux le contempler, tu vas à Paris, au Louvre. Bien sûr, tu peux en acheter une copie au magasin du Louvre, mais il ne s’agit pas de la même chose. La vraie Mona Lisa est unique, et c’est de là que provient sa valeur. Avec Once Upon a Time in Shaolin, c’est la même chose. Récemment, à Boston, ils ont découvert une time capsule, qui a probablement été enterrée au cours du XVIIe ou XVIIIe siècle, et qui contient des objets de cette époque. Ce qui est fascinant c’est que les gens ont enterré ces objets pour leur faire traverser les siècles, et nous avons alors, aujourd’hui, sous nos yeux, entre nos mains, un instant d’histoire, quelque chose d’unique et de rare. Ce disque, c’est la même chose : il est unique, nous avons mis 6 ans à le faire, il n’en existe qu’un seul exemplaire et il cristallise un moment rare dans le temps et dans l’espace, une sorte de concentré de ce que nous étions alors.
Un dernier mot au sujet de A Better Tomorrow ?
Je suis très fier de ce disque. Il est enregistré il est sorti, et même si cela a été difficile, nous y tenons beaucoup. Et il résume bien la situation, car son titre est une déclaration, il s’adresse à nous. A Better Tomorrow. Wu-Tang est-il encore devant nous, ou n’est-ce qu’un passé commun ? Allons nous vers quelque chose de meilleur que ce que nous avons vécu à l’époque?…
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