Au sortir d’un cancer, Ryuichi Sakamoto publie son premier album personnel depuis huit ans. Pseudo-BO d’un film de Tarkovski, « Async » est surtout la somme des musiques et des beautés naturelles glanées par ce maître contemplatif.
Il n’a pas consulté son vieil ami David Bowie, ignorait tout de la maladie qui frappait celui avec qui il partageait en 1983 la vedette du film Merry Christmas Mr. Lawrence (Furyo en VF), et pourtant leurs destins semblaient se confondre à nouveau. Après avoir lutté pendant plus de trois ans contre un cancer de la gorge, Ryuichi Sakamoto a envisagé son prochain album comme le dernier, pendant qu’au même moment Bowie travaillait à son propre testament.
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Les deux disques ne se ressemblent en rien, l’un (Blackstar) était l’œuvre d’un éternel frondeur impatient de prendre tout le monde à revers, y compris avec sa disparition, l’autre (Async) est aujourd’hui une sorte de granit mouvant qui déploie des beautés languides et prend des chemins tortueux sans suggérer sa prochaine désintégration.
La mise en flacon de l’éphémère
De fait, Sakamoto est bien vivant, il s’est attelé depuis à des commandes de BO de films (The Revenant) et projette de reprendre une partie de ses collaborations laissées en chantier, que ce soit avec l’électronicien minimaliste allemand Carsten Nicolai, alias Alva Noto (quatre albums depuis 2002), ou sur le front brésilien avec l’arrangeur et compositeur Jacques Morelenbaum, voire avec Yellow Magic Orchestra.
Mais Async, son premier album de compositions originales depuis Out of Noise (2009), reste empreint de ce cérémonial des dernières sensations, des parfums capturés de peur qu’ils ne se sauvent, de ces rituels très japonais de la mise en flacon de l’éphémère, du furtif, à l’heure où sonne la fin de tous les printemps.
“Ce qui s’est passé depuis huit ans, Fukushima, mon cancer, sont des événements graves qui restent intimement liés pour moi. Il s’agit de questions qui ont trait à la vie et à la mort, au conflit entre la nature et la condition humaine, et cette gravité qui s’est emparée de moi m’a amené à penser cet album comme le dernier.”
« Déconstruire la musique »
Il a ainsi abandonné toutes les pistes ébauchées avant 2014, à l’exception du titre d’ouverture, Andata, un thème nostalgique au piano que viennent perturber la guitare et les programmations de Christian Fennesz. Tout le reste aura fini à la poubelle. Placé au centre de l’album, Fullmoon est une variation en dix langues du texte déchirant que Paul Bowles récite à la fin d’Un thé au Sahara, toujours à propos de l’impérieuse nécessité de jouir des choses de la vie et des beautés de la nature avant qu’elles ne s’effacent.
Cette obsession se matérialise chez Sakamoto par une véritable remise en question de son rapport au monde, voire à l’outil maître de sa musique :
“Jusqu’ici, j’avais abordé le piano de manière classique, cette fois j’ai composé et joué avec la conscience que cet instrument est aussi composé d’éléments de la nature, le bois notamment, et du travail de l’être humain qui l’a construit. Je pense que ça donne une autre dimension à la façon d’en jouer, de déconstruire la musique comme on déconstruirait l’instrument lui-même.”
Le compositeur glaneur a aussi capturé le bruit de la pluie lorsqu’elle tombe sur le petit jardin attenant à son studio de Manhattan (en photo sur la pochette), il a enregistré des sons d’oiseaux dans les forêts du Upstate New York, jusqu’à laisser traîner son micro sur le marché de Montparnasse à Paris. Conscient de devoir tout faire entrer dans cette œuvre bilan, il s’est souvenu également des sculptures sonores en cristal ou en tôle des Frères Baschet, découvertes lors d’une exposition au Japon lorsqu’il avait 18 ans, et auxquelles il se confronte plus d’un demi-siècle plus tard, tout comme il s’est emparé d’autres créations émanant de l’Américain Harry Bertoia le temps du crépusculaire et atmosphérique Walker.
Une fois ce matériau accumulé, il fallait lui conférer une articulation, fût-elle imaginaire, et c’est ainsi que Sakamoto s’est imaginé composer une BO pour un film non moins imaginaire d’Andreï Tarkovski, allant jusqu’à déterrer la poésie du père du cinéaste russe, Arseni Tarkovski, lue ici par l’ami de toujours, David Sylvian (Life, Life).
Sakamoto peut se targuer de figurer parmi les acteurs du monde musical qui ont le plus fait bouger de lignes et se croiser d’univers ces quarante dernières années. Depuis Yellow Magic Orchestra, son trio kraftwerkien des saisons 1978-1983 jusqu’à ses œuvres néoclassiques en passant par la world-pop des albums Neo Geo ou Beauty, on le retrouve à tous les points cardinaux de la cartographie contemporaine, aussi bien dans les sphères mainstream que dans les chapelles de l’avant-garde. Avec Async, c’est encore ailleurs, hors-champ de tout, qu’il construit sous nos yeux une cathédrale de verre et de bois où palpitent d’insondables secrets, et que traversent pas mal des fantômes d’une vie bien remplie.
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