Monstre de studio malgré lui, Ry Cooder a tout fait pour échapper au rock et à son époque. Surtout en voyageant parmi les musiques du monde, qu’il a visitées sans le moindre colonialisme, avec effacement et une soif tenace du savoir. Homme riche de ses rencontres avec l’Iran ou le Mali, il a connu à Cuba sa plus imposante éducation : avec Compay Segundo et ses dresseurs de suavité.
Ryland Cooder déteste être questionné sur son passé de mercenaire. Que des journalistes puissent s’intéresser à lui en raison de sa participation à certains enregistrements des Rolling Stones (la slide-guitar sur Sister morphine, c’est lui) l’irrite au troisième degré. Sa vocation initiale de guitariste d’appoint lui a pourtant valu de prendre part à quelques épisodes cruciaux, comme au milieu des années 60 avec le Magic Band de Captain Beefheart ou les Rising Sons du bluesman Taj Mahal. Mais il y a bien longtemps que cet obsessionnel de l’authentique a tourné le dos au monde du rock, à son cirque prétentieux. De son époque, il ne fait pas grand cas. Quant à son pays, la Californie, il s’en échappe le plus souvent possible. Depuis une trentaine d’années, Cooder quand il ne compose pas la bande originale des films de ses copains Wim Wenders (Paris, Texas) ou Walter Hill (The Long riders) joue les Cousteau de la musique traditionnelle. Ainsi, il plonge régulièrement dans les eaux profondes de cultures et de coutumes musicales lointaines, qu’il visite avec une avidité de musicologue teintée de courtoisie. Ces excursions l’ont mené sur les traces de maîtres hawaïens, japonais ou iraniens. Récemment, il a enregistré avec le grand luthiste indien Vishwan Mohan Bhatt et avec le Malien Ali Farka Touré. Mais, de son propre aveu, son expérience la plus riche, il l’a connue en travaillant avec les vétérans cubains du Buena Vista Social Club. Il nous explique pourquoi.
Comment s’est déroulé l’enregistrement de Buena Vista Social Club ?
Ry Cooder Je connaissais le studio Egrem pour y avoir enregistré avec les Chieftains. On ne disposait pas de six mois pour travailler mais de trois semaines. Les musiciens invités se connaissaient, mais uniquement de réputation. Ruben Gonzalez n’avait pas joué professionnellement depuis une vingtaine d’années. C’est l’un des plus grands pianistes de la musique cubaine. Pendant les deux premiers jours, les choses n’avançaient pas. Jusqu’à ce que Compay Segundo fasse son apparition. J’ai su tout de suite qu’il était l’homme qui allait donner une direction au projet. Il est le plus âgé et possède cette vibration qui distingue les maîtres. Dans la famille des musiciens cubains, aucun n’a plus d’importance qu’un autre, mais il faut un leader, une force qui puisse donner l’impulsion. Le jour suivant, Ibrahim Ferrer a fait son apparition. Je n’avais jamais entendu parler de lui, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que ce type avait quelque chose de spécial. Une voix exceptionnelle. J’ai aussi invité la chanteuse Omara Portuondo à venir faire un duo avec Compay. Elle enregistrait dans le petit studio au sous-sol et semblait fatiguée après sa journée de travail. Elle partait le lendemain pour une tournée au Venezuela. Quand elle est entrée dans le studio principal et qu’elle a vu Compay, elle a dit « Ah non je ne vais pas faire un duo avec ce type qui ne bande même plus. » Compay a entendu. Aussitôt, il a débouclé sa ceinture et fait mine de baisser son pantalon. Compay est capable de tout. J’ai su plus tard qu’ils avaient été amants, il y a une trentaine d’années. Compay est une figure, un type charismatique, beau à regarder, drôle et malin. Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi heureux. Il n’a aucun problème. Comment ne pas envier ce contentement ? Voir entrer cet homme dans une pièce constitue en soit un événement. Son sourire vous illumine. C’est l’être le plus complet que j’aie rencontré. Il a 89 ans mais tout fonctionne chez lui. Vous lui demandez son secret et il vous répond « Je fais de la musique, je danse et je fais l’amour. » Il ajoute « Je suis désolé pour toi que tu puisses me poser cette question. » Les Cubains ont un incroyable sens de l’humour avec une irrésistible pointe de malice. Ils font beaucoup de jeux de mots. Leur espagnol est tout sauf fonctionnel. Ils emploient une multitude de métaphores, expriment les choses les plus banales avec un sens poétique permanent. Ça se ressent dans les conversations de tous les jours comme dans les chansons. On peut y voir la conséquence d’un monde pré-industrialisé. La seule chose qui, à Cuba, ressemble à une activité industrielle, c’est l’exploitation de la canne à sucre et la fabrication du rhum et des cigares encore roulés à la main. Des secteurs qui touchent au plaisir. La société n’a jamais été régimentée et certainement pas « corporatisée ». C’est la grande différence avec les autres endroits où je suis allé. On ne ressent pas la présence de cet invisible mais envahissant parapluie d’intérêts qui empêche les gens de penser par eux-mêmes, qui les force à regarder là où l’on a décidé qu’ils regardent. C’est une société socialiste, et l’on associe ce mot à totalitarisme. Mais ce socialisme-là a quelque chose de relâché. La vie de tous les jours est dure. Se nourrir est un problème, trouver de l’essence est un problème. Mais les relations humaines ont beaucoup plus d’espace pour se construire. Il existe une liberté d’échanges humains qui parfois prend un caractère un peu frénétique et que l’on ressent dans la musique.
A l’écoute de Buena Vista Social Club, on remarque la discrétion de vos interventions. Comme si vous aviez vécu cette expérience plus à la manière d’un témoin privilégié qu’en tant que directeur artistique. On entendait beaucoup plus votre guitare sur l’album Talking Timbuktu avec le Malien Ali Farka Touré par exemple.
Parce qu’il s’agissait d’un duo. Là, je me suis retrouvé plongé dans un contexte musical où il ne manquait aucun ingrédient, ils n’avaient pas vraiment besoin de moi. J’étais forcé de procéder par ajouts. J’essayais une idée ici ou là qui puisse apporter quelque chose sans dénaturer la chanson. Compay a été déterminant dans le choix des titres. Sa connaissance du répertoire surpasse celle des autres. Le temps que je fasse connaissance avec lui, et il savait ce que j’attendais, les chansons qui m’intéressaient. Sa mémoire est hallucinante pour un homme de son âge. Il se souvient non seulement des paroles mais aussi des circonstances dans lesquelles elles ont été composées. Il vous donne la date exacte, les gens qui étaient présents dans la pièce, la réflexion d’Untel sur sa préférence pour la clarinette dans telle séquence et ça remonte à 1932. Ce type est né star, on sent une présence. Chez lui, il y a une photo de famille où il est entouré de ses sept frères et soeurs, de sa mère et de son père. Cette photo a été prise en 1908. Il est âgé d’1 an ou 2 et il vous fixe déjà avec ce regard qu’il a encore aujourd’hui et qui dit « Eh, je suis là ! »
Quelles furent les principales difficultés à surmonter pour mener à bien ce projet ?
Les Cubains doivent se mettre d’accord avant d’entreprendre quoi que ce soit. Ils sont profondément démocrates dans ce sens. Mais là ça prenait des proportions… Dans le studio, il y avait des discussions à n’en plus finir. Toutes ces palabres semblaient n’avoir pour unique objet que de mettre tout le monde sur la même longueur d’onde. Parfois, j’avais l’impression d’être piégé dans un dessin animé. Les musiciens cubains ont un sens très aigu de leur propre personnage, dont ils exagèrent les traits. Ils ne peuvent pas s’empêcher de considérer la vie comme une scène de théâtre. On travaillait dur, entre dix et douze heures par jour sans vraiment faire de pause. Il était parfois difficile de déjeuner parce qu’il n’y avait rien à manger. Un jour, on commande un poulet, qui n’est jamais arrivé : on nous l’avait volé en chemin. Mais ça rend cette expérience unique et confie à ce disque une qualité supplémentaire. Bien souvent, après avoir enregistré un album dans des circonstances similaires, je le réécoute dès mon retour chez moi à Los Angeles et je n’y retrouve pas l’atmosphère. Je cherche en vain le chant des oiseaux, l’odeur des fleurs. J’avais peur de découvrir que cette dimension ne se soit envolée des bandes. Mais tout y est. Ça sonne vrai, actuel, pas comme un groupe de vieux musiciens figés dans le passé, rejouant machinalement des airs anciens. Chaque chanson a son chemin personnel.
Etiez-vous conscient de l’extrême fragilité des choses pendant l’enregistrement ? Ces musiciens sont tous très âgés, la situation économique et politique du pays fait que tout peut arriver.
C’est la raison pour laquelle je voulais hâter le processus. J’avais peur qu’un événement ne vienne troubler la réalisation du disque. Déjà, il fallait tout le temps composer avec les coupures d’électricité. Les magnétophones tombaient en panne au moins une fois par jour. La moitié des micros ne marchaient pas et ne pouvaient pas être réparés. Chaque matin, je craignais d’entendre l’ingénieur m’annoncer que la console avait lâché. Ce qui, hélas, a fini par arriver : il a fallu envoyer quelqu’un à Mexico pour trouver des pièces de rechange. La pièce d’enregistrement était excellente mais le matériel tombait en ruine. J’arrivais le matin et je voyais un type couché sous la console en train de réparer un circuit avec une lime à ongles. La Havane elle-même donne l’impression qu’elle va s’effondrer. C’est une relique branlante que l’on s’attend à voir sombrer dans l’océan à chaque instant. La ville est belle mais donne l’impression d’avoir essuyé un raz-de-marée. La façade de certains immeubles a disparu et l’on voit l’intérieur des appartements, que les habitants tentent de dissimuler avec des morceaux de bois et des bouts de carton. La santé est un problème. Ils ont d’excellents médecins mais ne disposent plus de médicaments en quantité suffisante. Ruben Gonzalez et Compay sont vieux. Je me disais que s’ils venaient à tomber malades, tout pouvait arriver. Dans ma carrière, j’ai souvent repoussé certains projets avec des musiciens dont j’apprenais la mort avant d’avoir pu aller jusqu’au bout. Je vivais avec cette hantise.
Vous êtes-vous posé la question de l’après-castrisme ?
Forcément. Castro a bien tenu les choses en main pendant longtemps. Si on lit l’histoire de Cuba, on y trouve toutes les formes d’abus : le colonialisme par les Espagnols, les dictatures, l’interventionnisme, la spoliation, l’exploitation par les Américains et, aujourd’hui, l’embargo. Tout cela a entraîné les famines, la négation du droit au respect de la personne humaine. Castro a au moins dit une chose dont la légitimité m’apparaît indéniable : Cuba aux Cubains. Il a commencé par lutter contre l’illettrisme, maîtrisé les questions d’approvisionnement. On peut lui reprocher beaucoup de choses mais les Cubains ont un pays qui n’appartient pas à la United Fruit Company ou à la World Bank of Shit. Quand il partira, de gré ou de force, qui sait ce qu’il adviendra. A Miami, les anciens de la baie des Cochons guettent leur proie comme des vautours. Il y a des centaines de kilomètres de plage qui sont restés vierges de toute construction. Tout est possible. Disney peut s’offrir La Havane, la repeindre et en faire un parc d’attractions à thème.
Vous pensez que l’on va vers un désastre culturel ?
Castro a su éduquer son peuple. Vous n’avez pas affaire à un tas de paysans ignorants mais à des gens politiquement instruits, qui souhaitent que les choses évoluent, qui en ont assez de subir les restrictions dues à l’embargo. D’un autre côté, ils savent ce qu’une ouverture économique recèle comme dangers potentiels et ce que cette situation d’isolement a permis de conserver. La situation ne peut en rester là. Musicalement, ça ne sera plus jamais comme avant, les jeunes musiciens ne s’intéressent pas aux formes anciennes et, de toute façon, ne sauraient pas les interpréter avec autant de sensibilité. Il ne faut pas espérer qu’un musicien de moins de 50 ans puisse jouer cette musique en retrouvant la même suavité d’expression. Les jeunes musiciens font dans la vitesse et l’énergie, écoutent les sons qui viennent de Miami et tournent le dos au passé. Ce qui est naturel. Mais lorsque Compay Segundo aura disparu, qui fera vivre son répertoire ? Quand Gaby Pahinu est mort, la musique hawaïenne a disparu. Le feeling aloha l’a suivi dans la tombe. J’ai vu cela arriver. Et il n’a jamais été retrouvé. Quand Ibrahim Ferrer chante, il exprime une richesse de sentiments qui appartient à un autre monde, qui fait de lui l’équivalent cubain d’un Nat King Cole.
Vous avez dit que cette expérience cubaine représentait le sommet de votre carrière.
Ce que j’ai connu là-bas est venu comme une consécration. Tout ce que j’avais fait et traversé n’avait pour but que de vivre ça. C’est venu à la manière d’une récompense après des années de travail. J’avais vécu quelque chose de similaire avec les musiciens hawaïens, mais j’étais encore trop jeune pour en goûter la rareté.
Vous avez mené votre carrière à la manière d’un noble mercenaire, refusant de se fixer durablement. Peut-on dire que vous avez trouvé là votre vraie communauté artistique ?
Contrairement aux apparences, j’ai toujours souhaité appartenir à une communauté, à un lieu. Quand vous venez de Los Angeles qui est un non-endroit, vous recherchez obligatoirement un port d’attache. A Cuba, l’environnement, les gens et la musique ont immédiatement souhaité m’inclure. Jusqu’à présent, j’avais toujours eu l’impression, même lors de mes meilleures rencontres, de rester un étranger et j’éprouvais de la tristesse à toujours me sentir la pièce rapportée, une valise en surcharge. Cette fois, ça a été différent. Dès que je suis arrivé à l’aéroport, j’ai compris que j’étais quelque part, que j’avais quitté ce no-man’s land où ne subsistent que des autoroutes, des stations-service et des shopping malls. Quand j’étais gosse, mon rêve était de jouer dans un groupe qui se produit dans un hôtel avec des palmiers pour décor, sur une île devant des gens qui boivent un verre et s’en foutent royalement. Un truc simple, qui n’a rien à voir avec le monde hyperorganisé dans lequel nous vivons. Jouer avec ces vieux musiciens oubliés fut sans doute ce qui se rapproche le plus de mon rêve d’enfant.
Ry Cooder Compay Segundo Buena Vista Social Club (Night & Day).
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