Depuis quelques années, la Rumeur décline son propos sur de nouveaux supports : presse, cinéma, télévision… Après une fiction réalisée avec Canal+ et un court sélectionné à Cannes, ils terminent l’écriture d’un long métrage, lancent un ambitieux magazine en ligne, parlent édition, survie économique et entreprenariat. Rencontre avec Hamé et Ekoué, dans les locaux flambants neufs de leur société de production, à la veille de leur concert au Trabendo, à Paris.
Il y a 20 ans, la Rumeur n’existait que sur disque. Comment avez-vous appréhendé votre développement dans l’édition ou le cinéma ?
Ekoué : Dans les halls, les mecs font des disques, mais veulent aussi monter un label, puis une tournée, pourquoi pas un film… On a toujours voulu sortir des clous, gonfler un champ de références plus large. C’est l’ambition de dépasser les murs du quartier, tout simplement.
Hamé : La Rumeur Prod, qui pilote ces activités, c’est une volonté de s’approprier d’autres langages, en restant souverain de notre propos. On cherche à proposer une traduction de la Rumeur dans d’autres domaines que le disque, à travers les films, des livres ou La Rumeur Mag, notre magazine en ligne, qui sont autant de fenêtres sur notre univers. Ça s’accompagne bien sûr d’une réflexion économique, dans un contexte de récession totale de l’activité discographique où celui qui n’apprend pas à s’adapter, à trouver des façons dynamiques de reformuler son propos et son travail, meurt.
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La Rumeur Mag est-il une continuation du magazine papier que vous aviez sorti à l’époque de votre premier album ?
Hamé : Le magazine est une des activités premières de la Rumeur. Au lycée, j’ai baigné dans le fanzinat, qui est une tradition dans le hip-hop. J’animais un fanzine qui s’appelait De l’Encre, dont j’étais le seul signataire – mais j’utilisais plusieurs pseudos pour faire croire qu’on était une équipe bien rodée… Et puis on a en effet créé La Rumeur Magazine, au moment du premier album. C’était le fruit d’une renégociation de notre budget marketing avec EMI, qui visait à le consacrer à la création de notre propre magazine plutôt que de l’utiliser pour prendre des pages de pub chez ceux qui existaient déjà. Ça nous paraissait plus cohérent et aussi plus couillu. Depuis, on s’est donnés les moyens de prendre des bureaux, de diversifier nos chantiers et d’avoir une présence sur internet qui ne soit pas juste un Facebook, mais un lieu où converge tout ce qui inspire et infuse l’univers de La Rumeur, nos débats internes, nos contradictions. Ce n’est pas un site dédié au groupe, plutôt un espace d’expression hors disque, avec des mises en avant de propos, de tribunes, une lecture de l’actualité…
Pouvez-vous évoquer le film que vous préparez ?
Ekoué : C’est un long-métrage dont nous venons de terminer l’écriture. Ça se passe à Pigalle, c’est une sorte de portrait anglé, un peu particulier, de ce quartier. Nous réalisons et coproduisons. Sur De l’Encre, avec Canal+, notre part de co-production était faible, mais nous y avons appris le système de financement, le guichet du CNC, le système des pré-achat, le rôle des chaînes… Des choses que nous mettons à profit dans ce projet plus conséquent.
Vous parlez également d’édition…
Hamé : Il s’agit de faire découvrir et de promouvoir soit une manière de parler du hip-hop, soit une manière hip-hop d’aborder le monde. Nous avons plusieurs projets, notamment des traductions dont on a acquis les droits aux Etats-Unis, mais aussi un travail photographique autour de La Rumeur…
Économiquement, est-ce satisfaisant ?
Ekoué : L’indépendance nous autorise des marges plus importantes sur le disque et le live que si nous étions en major. Nous sommes producteurs de nos disques, de nos concerts, coproducteurs ou producteurs de nos films… On vit confortablement de notre musique et on n’a aucun problème à en parler. L’argent n’a jamais été un tabou pour La Rumeur ; le premier titre de mon premier maxi ne parlait que de ça !
Hamé : On y parvient parce qu’on investit à la hauteur de nos moyens, c’est à dire qu’on ne souscrit pas de dettes. Nous n’avons pas de ligne de crédit, nous ne travaillons par avec des banques. On réinvestit donc nos bénéfices dans la mesure du raisonnable. C’est une gestion qui préserve ton indépendance.
Une carrière de près de vingt ans, ce n’est pas très courant dans le rap français. Sur quoi s’appuie votre fidélisation du public ?
Ekoué : A la base, il s’agit simplement de faire des bons morceaux, d’être compétitif sur le terrain du rap. Et quand tu cherches à donner à ton rap un autre visage que celui imposé par un certain nombre d’acteurs économiques ou médiatique, tu finis par en récolter les fruits ; tu es singulier, identifié.
Hamé : On est resté fidèle à cette ligne qu’on tient depuis 1996, tout en s’efforçant de la faire grandir avec nous. En 15 ans, tu as le temps de te solidifier, d’installer un discours. Tout ça fait que les gens finissent par saisir une certaine épaisseur dans ton propos, une cohérence dans ton parcours.
Vous menez surtout un combat plus large que le seul fait de faire des disques…
Ekoué : Je ne suis pas sûr d’être d’accord. Notre premier combat, c’est d’écrire des choses conformes à ce que l’on est, à ce que l’on vit. C’est une forme d’engagement, celui de ne pas trahir la réalité, mais on n’est pas des rappeurs politiques. On a eu des ennuis judiciaires liés à nos propos, notamment sur la question de violences policières, mais ce sont des choses qui ont toujours existé dans nos textes, des références à un quotidien qu’on a vécu. Le fait de se défendre face au ministère de l’Intérieur nous a inscrit de fait dans une forme de combat, de trajectoire politique, avec l’étiquette anti-Sarkozy, mais on ne l’a jamais cherché.
Votre critique de la radio Skyrock vous a aussi donné un côté franc-tireur ?
Ekoué : C’est plus global, mais c’est vrai que sur le moment, ça détonnait. Pour nous, ça faisait partie du deal avec EMI : hors de question d’aller chez Skyrock, d’investir le moindre centime chez eux. Mais en pleine omerta, un groupe qui sort sur une major et critique cette radio casse quelque chose. Tu manges une double plainte et tu pars pour des années de procédure. En gros, tu sors en major avec le pedigree d’un groupe non-aligné…
Hamé : Et on nous a fait payer ce non-alignement : soit t’es indé et pauvre, et tu fais ta musique, soit t’es signé en major, et il y a alors une sorte de droit de cuissage tacite.
Ekoué : Finalement, on était les grands perdants de cette époque… Quand tu faisais allégeance à ce système, il pleuvait des disques d’or. Même si, ironie du sort, je crois que notre premier album est aujourd’hui disque d’or.
Hamé : On nourrissait depuis longtemps une réflexion sur ce média, on ne voulait pas passer par ce genre de broyeuse. J’entends souvent dire que si la Rumeur a une dent contre Skyrock c’est parce que cette radio a toujours refusé de nous diffuser, mais c’est pourtant le contraire. Ils ont même eu l’outrecuidance de nous proposer, au moment de l’affaire Cantat, d’enterrer la hache de guerre, de sampler Tostaki et d’en faire un tube que Skyrock bombarderait. Ça nous a été proposé par personnes interposées, et on leur a dit d’aller se faire foutre. Ça fait partie de notre éthique, de nos parti pris, et pour rebondir sur la question du public, c’est aussi ça qui contribue à la lisibilité de ta position.
Votre image a évolué par la suite. Comment avez-vous vécu cet sorte d’instant de grâce après avoir emporté votre procès ?
Ekoué : Quand on a sorti notre dernier album (en 2012 – ndlr) on était en pleine campagne électorale et on a été effectivement invité sur tout un tas de médias dominants, parce que les mecs se disaient : « Ils ont été attaqués par Sarkozy, Hollande grimpe dans les sondages, donc ils vont nous dire ‘Contre le retour du sarkozysme, votons hollande !’. » Ils étaient prêts à nous ériger en figures consensuelles de la résistance contre Sarkozy qui vont appeler à voter PS. Mais on leur a dit d’aller se faire foutre ! On ne vote ni à droite, ni à gauche, on est des abstentionnistes de conviction, allez vous faire voir avec votre système électoral qui ne veut rien dire… Ah putain, qu’est-ce qu’on avait dit ! On s’est pris une déferlante de discours paternalistes, du genre « Mais comment vous pouvez dire ça, y a des pays qui n’ont pas le droit de vote… »
Hamé : On était presque devenus irrésistibles : on avait gagné notre procès, fait la preuve pendant 8 ans de notre détermination et de nos convictions, on faisait des films, on avait un court métrage en sélection à Cannes, il ne manquait plus qu’on appelle à voter Hollande ! A leurs yeux, on était les parfaits candidats à la Abd-al-Malikisation. Il aurait plus manqué qu’on fasse une transformation vers le slam, avec un discours du genre « le rap nous a trop déçu », la réconciliation avec la République et tout ça (rires). Mais en fait, non, on ne peut pas jouer ce jeu.
Concert le 20 décembre à Paris (Trabendo)
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