Le chanteur canadien éblouit la galerie avec Unfollow the Rules. Et fait le point sur son statut d’homme (presque) heureux, un jour de promo agité à Paris, juste avant le confinement.
“Un jour, ma fille, qui devait avoir six ans à l’époque, est arrivée dans le salon en affirmant qu’elle avait décidé de ne plus suivre les règles. Avec mon mari, on a éclaté de rire, surpris par cette démonstration affirmée. Cette phrase a résonné en moi et j’en ai fait une chanson, qui a donné son titre à l’album.” Unfollow the rules, donc, ce qui signifie, chez Rufus Wainwright, se cantonner au cadre défini de la chanson pop, s’imposer de n’en dépasser que rarement les cinq minutes afin d’“y condenser toutes les émotions requises sans en étirer sans cesse le format”. En résulte le neuvième album studio du chanteur canadien, l’un de ses plus beaux, son meilleur peut-être depuis le premier.
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Pieds nus et barbe grisonnante
C’est dans un palace parisien, situé à deux pas des Champs-Elysées, que Wainwright est venu se poser le temps de 24 petites heures en mars, quelques jours avant le confinement. Les interviews se déroulent dans une suite où il est assis sur le canapé, les pieds nus, la barbe grisonnante à vue d’œil, le sien étant plus clair encore, plus malicieux que la dernière fois où je l’avais rencontré, pour Songs for Lulu.
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Je reviens sur cette période où il avait perdu sa mère, la chanteuse folk Kate McGarrigle : “J’étais dévasté. Aujourd’hui, je me sens mieux, j’ai un quotidien d’adulte. À 46 ans, marié, père, je me sens plus en confiance sur ce que j’ai à dire et partager. Or, le monde est plus sombre, inquiétant et déprimant qu’avant. Je ne dirai donc pas que je suis plus heureux, mais plus présent.” À propos d’inquiétant, on entend soudainement des bruits étouffés dans la suite d’à côté. Comme des coups donnés sur le mur, et, parfois, des éclats de voix.
Nous passons outre et poursuivons sur le fait que non, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, et encore moins en 2020, où nous semblons près au piège d’un système qui ne nous correspond plus : “La génération de mes parents continue à prendre toutes les décisions, concernant ma vie ou même celle de ma fille. Ce pouvoir, ils ne le lâchent pas. Je peux me sentir coupable au vu de mon âge, mais je suis aussi résilient, prêt à changer. Heureusement, les nouvelles générations sont très averties sur la politique, l’environnement… Ils savent à quel point tout ceci est sérieux.” On attend alors un coup plus fort. “C’est intéressant”, commente ironiquement Wainwright, un peu pâle. “Peut-être déménagent-ils des meubles”, rajoute-t-il pour me (se) rassurer. Je reprends alors sur la pulsion de vie qui se dégage d’un titre comme Trouble in Paradise. Il opine du chef : “J’ai commencé à chanter très jeune, et j’ai connu des variations d’intensité au cœur même de mon art, et j’ai pu constater que beaucoup de chanteurs ont atteint un zénith dans la quarantaine. Paul Simon, Frank Sinatra et…”
“Au secours ! Non !” C’est une voix d’homme qu’on entend là, alors que les coups se répètent et qu’il ne fait plus guère de doute que c’est lui qu’on frappe, et non pas un coin d’armoire. J’interromps l’enregistrement, Wainwright approuve : “Il a bien appelé à l’aide, on est d’accord ?” J’ouvre la porte pour voir ce qui se passe dans le couloir : en l’occurrence, trois majordomes de l’hôtel, dans leurs petits souliers, postés devant la porte de tous les dangers, qui nous demandent de rester dans la suite, mais “tout va bien”.
Ce genre de formule ne pouvant éveiller que de la méfiance, nous nous réinstallons, quelque peu tendus, sur nos fauteuils respectifs. On essaye de plaisanter sur le “unfollow” du titre de l’album, clin d’œil à “ne plus suivre” des réseaux sociaux. “Cette manière de traiter les gens est un peu étrange, non ? » interroge Wainwright. Pas plus étrange que les bruits d’une lutte désormais assumée chez nos voisins, dont les cris s’intensifient. J’appelle la réception, qui me dit à nouveau que “tout va bien”, nous échangeons avec le personnel du couloir, qui n’a pas bougé d’un pouce, conseillant à nouveau que l’on doit rester dans notre suite.
A la recherche du temps perdu
Histoire de rendre hommage au titre de l’album, je propose à Wainwright d’unfollow the rules à notre tour et de poursuivre l’entretien dans un endroit moins risqué, au bar de l’hôtel. Il s’exécute avec soulagement, enfile ses chaussures, et, sur le chemin, nous croisons un attaché de presse bien renseigné qui nous parle d’un drôle de couple de la suite voisine. Nous nous regardons avec Rufus, soulagés d’avoir assisté sans le vouloir à une partie de réjouissances sado-masochistes. Sans être très rassurés : lorsqu’il croise son mari, Jörn Weisbordt, à l’entrée du bar, il lui raconte tout, sous le choc des nuisances sonores anxiogènes qui ont ponctué notre échange.
Nous voilà autour d’une table et de verres d’eau fraiche pour nous remettre de nos émotions. On parle de ce grand et vaste sujet qu’est la pop, à laquelle est retournée Wainwright, après ses incartades du côté de l’opéra : “Ça a été une reconnaissance de travailler dans le milieu du classique. Je trouvais ça terriblement chic mais très vite, j’ai perdu ma naïveté : c’est un univers difficile et territorial. Je me suis battu, j’ai gagné. Et j’ai pu renouer avec ma passion originelle du sonwriting.” Rapidement, il se retrouve avec une quarantaine de chansons, “très solides” dont il confie la production à Mitchell Froom (entre autres collaborateur de Bob Dylan, Randy Newman, Sheryl Crow ou Paul McCartney) et qui, d’après lui, s’inscrivent dans la continuité de son premier album, Rufus Wainwright, paru en 1998.
“Ce sont des disques qui partent à la recherche du temps perdu, commente-t-il. Ce que j’ai appris en vingt ans, c’est de ne faire aucun compromis artistique. J’aurais pu faire des choses différemment, produire d’autres artistes, faire davantage de pop, éviter Shakespeare ou prétendre que j’étais hétéro mais ça ne m’a jamais intéressé de ne pas être pleinement ce que je voulais être.” Folk, pop, jazz, classique, soul, gospel, rock’n’roll : tout ce qu’il aime se trouve dans Unfollow the rules. Et ce n’est qu’à Los Angeles que ce disque aurait pu se faire : “Cette ville m’a toujours réussi, après que New York m’ait brisé le cœur. À mes débuts, j’y allais beaucoup pour jouer. C’était la mode de Jeff Buckley, Kurt Cobain, Elliott Smith, tous géniaux mais très éloignés de mon univers piano-voix, romantique, dandy. Personne ne comprenait ce que je faisais. À Los Angeles, j’ai travaillé avec des orchestres, des studios merveilleux, cette ville m’a accepté et a accéléré ma carrière.”
Avec Peaceful Afternoon, il raconte son amour pour Jörn. Sur Damsel in Distress, il rend hommage à une autre Canadienne californienne d’adoption, Joni Mitchell, rencontrée sur le tard : “C’est une créature unique, un mélange de puissance et de sensibilité.” Il nous glisse que, sa mère n’appréciant guère sa compatriote canadienne, il avait mis du temps à se plonger dans sa discographie. Ce qui n’est pas le cas avec Elton John, lui glisse-t-on. Il sourit : “Quelqu’un doit bien prendre la place, non ? Elton m’influence beaucoup car, au-delà de sa musique, c’est un vrai combattant.” Il partage avec l’auteur de Goodbye Yellow Brick Road un amour inconditionnel pour le piano : “Tout petit, il m’attirait déjà, j’ai commencé à en jouer à trois ans. Sans lui, je ne serais pas grand-chose. Je devrais être enterré dans un piano !” À propos d’enterrement, Rufus et moi-même n’aurons finalement pas été les témoins auriculaires d’une scène de crime lynchienne. À la sortie de l’interview, on nous a assuré que tout était “rentré dans l’ordre” et que nos bruyants voisins étaient en pleine forme. À chacun ses règles.
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