Nées au moment du punk, ces mythiques boutiques de disques indé fêtent 40 ans d’activisme. Rendez-vous à Paris, les 3 et 4 décembre, pour une série de concerts et de DJ-sets.
Le mois de février 1976 est à marquer d’une pierre blanche. Ou plutôt d’un pavé dans la mare alors dormante du rock britannique. Pour la première fois, le nom des Sex Pistols apparaît dans les colonnes du New Musical Express, alors qu’au même moment est inaugurée dans l’ouest de Londres, au 241 Kensington Park Road, la première boutique Rough Trade.
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Intimement liés par ce hasard du calendrier, le magasin de disques indépendant le plus connu au monde et la déferlante punk n’étaient pourtant pas programmés pour un allumage conjoint, et pas plus que de l’œuf ou de la poule il n’est aisé, quarante ans plus tard, de déterminer lequel a réellement engendré l’autre.
La révélation City Lights à San Francisco
Une chose est certaine, Geoff Travis, son fondateur, n’avait rien d’un punk-rockeur. Son parcours d’étudiant à Cambridge parti faire la route du côté de Toronto puis à San Francisco s’apparente à celui des jeunes idéalistes hippies en recherche d’un mode de vie alternatif. Avec ses copains de collège John Kemp et Jo Slee, le futur boss de Rough Trade (le magasin puis le label deux ans plus tard) tombe un jour à San Francisco sur une librairie, City Lights.
City Lights est aussi un lieu de rencontres et d’échanges d’où l’on repart les mains noircies par la consultation des fanzines ronéotypés de la contre-culture et les bras chargés de bouquins introuvables ailleurs, et surtout pas en Angleterre. Mais ce qui marque Travis, c’est surtout que l’on puisse en repartir les mains vides, après avoir discuté des heures avec ses semblables autour d’une table et d’un café, sans éprouver la moindre culpabilité.
En revanche, Geoff Travis ne repart jamais les mains vides lorsqu’il pénètre dans un magasin de disques, si bien qu’en 1975 il a accumulé tellement de vinyles que l’un de ses amis, Ken Davison, lui suggère comme une boutade de devenir disquaire lui-même. La boutade donne naissance à une boutique et c’est Davison, cofondateur et émule du graphiste dégoulinant de Yes, Roger Dean, qui dessinera le premier logo Rough Trade tout en rondeur baba cool.
Fanzines et premiers coups de boutoir punk
Au départ, le magasin abrite de manière un peu absurde deux activités : la vente de disques (essentiellement des occasions et des 45t de reggae) et, dans l’arrière-boutique, un commerce un peu sauvage de ceintures et chaussures en cuir, business rapporté de Californie par les vieux amis travellers John et Jo.
Mais les coups de boutoir du punk sont plus puissants que le reste, les groupes poussent comme des champignons et tous les nouveaux visages émaciés venus de New York (Patti Smith, les Ramones, Television), passant par Londres, se joignent à ceux, encore adolescents, des Damned et autres Buzzcocks qui s’apprêtent à faire vaciller la couronne d’Angleterre.
Le militant antiraciste et proféministe Geoff Travis se rappelle aussi que City Lights l’avait marqué parce que la librairie accueillait tout ce que la Côte Ouest produisait comme free press et, alors que des fanzines baptisés Sniffin’ Glue, Ripped & Torn ou London’s Outrage (créé par le futur historien du punk Jon Savage) commencent à envahir l’underground british, Rough Trade devient leur principal lieu d’exposition et de distribution.
“La vraie différence de Rough Trade, c’était leur démarche éditoriale”
En quelques mois à peine, la cadence folle des sorties de singles punk fait également de Rough Trade une aire de lancement idéale pour ces bombes sonores à déflagration immédiate. Martin Mills, aujourd’hui puissant patron du groupe Beggars, a lui aussi commencé par ouvrir une boutique de disques, Beggars Banquet, mais considérait déjà Rough Trade comme un magasin différent des autres.
“Vendre des disques n’était pas un métier difficile à l’époque, les gens achetaient à peu près tout et n’importe quoi portant l’étiquette punk. La vraie différence de Rough Trade, c’était leur démarche éditoriale. Ils n’avaient en stock que des disques qu’ils aimaient, les vendeurs avaient un vrai point de vue subjectif sur la musique, c’était des militants, et on savait exactement pourquoi on franchissait le seuil de ce magasin.”
Parmi ces vendeurs évangélistes, l’un des plus emblématiques se nomme Nigel House. Embauché en 1982, cet infatigable passeur fait encore aujourd’hui la navette entre l’exigu magasin de Talbot Road (seconde adresse de la boutique du West London, celle où tous les fans de rock au monde peuvent se rendre les yeux fermés depuis le métro Notting Hill Gate) et le vaste complexe disques/livres/café/merchandising de Brick Lane, dans l’Est londonien, inauguré en 2007.
Des gamins assoiffés de nouveautés
“Il y a quelques années, pour le Record Store Day, il y avait un single collector de One Direction et j’ai tenu à le rentrer en stock, se rappelle le jovial Nigel. Je voulais que des gamins entrent dans le magasin pour la première fois de leur vie et, qui sait, se sentent attirés par l’atmosphère de passionnés qui y règne, et repartent peut-être avec un disque d’un artiste qu’ils ne connaissaient pas en arrivant.”
Des gamins assoiffés de nouveautés, des jeunes ou des vieux diggers de raretés ou d’imports, Nigel les bons plans en a vu défiler des milliers en près de quarante années d’activisme. Il est d’ailleurs responsable à lui seul de quelques-uns de nos plus vertigineux découverts bancaires.
Sa mémoire infaillible des clients fait ici des miracles, au rythme de “connaissant tes goûts, tu devrais adorer ça”. Et ça marche : on ne le remerciera jamais assez de nous avoir un jour du début des eighties fait acheter les premiers singles des Chills et The Clean, ouvrant ainsi la boîte de Pandore du rock néo-zélandais. Souvent, avec un air autoritaire, il sort de sous le comptoir des singles dont l’achat n’est même pas discutable.
On quitta ainsi le magasin un jour de la fin des années 1990 avec deux vinyles d’un groupe inconnu de Detroit auquel Nigel prévoyait un avenir doré. Il avait raison, mais juste avec quelques années d’avance sur le calendrier officiel. Grâce à lui, on connaissait les White Stripes.
“Parfois, j’étais le seul client et pourtant les types derrière le comptoir semblaient m’ignorer totalement. Je ne veux pas que chez Rough Trade on puisse éprouver ce sentiment d’indifférence. On est là pour vendre de la musique, c’est un boulot mais c’est aussi un plaisir, un privilège, on ne doit pas donner l’impression au client que c’est une corvée.”
Thurston Moore ou Brian Eno, deux habitués de la boutique
Lieux de conseils, de rencontres, voire de vie (dans les boutiques de Londres East et de Brooklyn), les magasins Rough Trade sont ainsi des réseaux sociaux en vrai. Un sanctuaire où la musique reste centrale, fondamentale. “J’ai connu des magasins à Londres avant Rough Trade, et même par la suite, où les vendeurs ne semblaient pas intéressés par leur métier ni par cette envie de transmettre quelque chose, se désole Nigel.”
Le client se nomme parfois Thurston Moore ou Brian Eno, deux habitués de la boutique de Talbot Road et deux sévères junkies de musique. D’autres, des anonymes, font aussi partie de l’histoire car ils fréquentent les lieux quasiment depuis les débuts : “J’ai un de mes plus vieux clients dont le fils vient de sortir un premier single. J’aime cette transmission de l’amour de la musique et je me dis qu’on a peut-être contribué à l’entretenir.”
On ne compte plus les groupes qui se sont formés dans ces travées bénies, attirés par des affinités électives ou par une petite annonce punaisée sur les murs. Trois des futurs membres de Tindersticks travaillaient dans la seconde boutique londonienne, ouverte à Covent Garden en 1988, et Stuart Staples y a même rencontré son épouse Suzanne.
Les 3 et 4 décembre, Le Point Ephémère fête Rough Trade
Au fil de quatre décennies et de secousses musicales ayant soulevé la planète, Rough Trade a toujours fait office de baromètre sismique. Nirvana a joué pour la première fois quelques titres de Nevermind lors d’un showcase à la boutique de San Francisco (fermée depuis) en 1990. Près de quinze ans plus tôt, Mick Jones et Paul Simenon de Clash étaient filmés par Don Letts en train de discuter devant le magasin de Londres.
Récemment, Mark Ronson et Youth (deux des producteurs qui pèsent le plus lourd sur la musique des vingt dernières années) se sont parlé pour la première fois dans le magasin de Brick Lane. En France aussi, l’éphémère boutique de la rue de Charonne a laissé des souvenirs impérissables aux chercheurs de nouveaux sons des années 1990. Car, comme l’a dit un jour Don Letts : “Si la musique est une religion, alors Rough Trade est son église.”
Les 3 et 4 décembre, de midi à minuit, le disquaire fera étape au Point Ephémère (Paris XIXe) pour un événement à ne pas rater. Il accueillera samedi 3 des live de Temples, Yann Tiersen ou Swimsuit, et un DJ-set de Paradis. Dimanche 4, Cassius, Metronomy et Busy P seront aux platines et Justice en dédicace, entre autres, pour une journée dédiée aux labels Ed Banger et Because Music.
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