On connaissait de Roudoudou son groove pacifique et ensoleillé. On le retrouve avec un nouvel album, Just a Place in the Sun, alors que sort un livre, The Book of tiki, complément visuel idéal à ce disque exotique, enregistré dans un hamac tendu entre deux piles de vinyles cocasses.
La rançon de la gloire ne se verse pas toujours en monnaie sonnante et trébuchante. Laurent Etienne, alias Roudoudou, l’a appris à ses dépens un jour qu’il s’en allait chez un particulier acheter un synthé repéré sur petite annonce : « Je suis arrivé chez un musicien qui compose des musiques au mètre pour l’image, la pub, etc. Lorsque je lui ai dit qui j’étais, le type a marqué un temps d’arrêt avant de m’avouer qu’on venait justement de lui passer commande d’un morceau « dans le style de Roudoudou » ! Je me demande pourquoi les gens ne s’adressent pas directement à moi pour ce genre de choses… »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Extrait de Tout l’univers, le premier album de Roudoudou paru en 1998, Peace and Tranquility to Earth est ainsi devenu sans crier gare un genre de petit standard. Le « style Roudoudou », c’est d’abord ça : une ritournelle à base d’arpèges frivoles et de tablas lancinants qui a servi de toile sonore à tant de reportages et génériques depuis trois ans qu’il faudrait avoir vécu tout ce temps-là en hibernation pour prétendre ne pas la connaître. Ne serait-ce qu’au travers du documentaire Les Yeux dans les bleus, réalisé par Canal+ dans les coulisses de l’exploit des champions du monde, où elle accompagnait les passements de jambes de Zizou et autres images ralenties des héros tricolores en short, personne n’a pu décemment échapper à cette irrésistible comptine space-lounge.
Concocté à l’époque dans l’arrière-cuisine de la french touch, n’en adoptant ni les recettes tape-à-l’œil ni le marketing triomphaliste, Tout l’univers a accompli le tour de force d’imposer en douceur son point de vue alternatif et d’attirer vers ses charmes désuets et enfantins tous ceux que l’arrogance pédante de la house hexagonale commençait à sérieusement fatiguer. Dissimulé sous la coquille acidulée de Roudoudou, ce demi-frère possible du personnage de Jean Mineur Publicités, Laurent Etienne émettait un drôle de message à peine brouillé, en invitant les trentenaires à rassembler leurs souvenirs collectifs et néanmoins épars : lecture écarquillée des encyclopédies Tout l’univers, émotions précoces à l’écoute des génériques ORTF et quantité d’autres madeleines sournoises, auxquelles il redonnait un goût de neuf grâce au micro-ondes de la technologie electro. C’était drôle, léger, fruité, futé et volontiers futile, le genre de disque conçu à température idéale pour accompagner cocktails bobos et soirées diapos, aimable dans la forme et érudit sur le fond, mêlant habilement des airs surannés et une gadgeterie sonore du plus bel effet. Homme de radio avant tout, ayant fait son apprentissage sur les ondes libres, extatiques et exotiques de Radio Nova dans les années 80, Roudoudou se présentait alors comme un as du collage, maniant plus aisément la paire de ciseaux que n’importe quel instrument ayant pour vocation d’émettre des sons et des notes. Quatre ans plus tard, un nouvel album nettement plus « musical » que le précédent dans la boîte, il n’a pourtant d’yeux que pour les copieurs-colleurs de son espèce, The Avalanches ou Lemon Jelly, avec lesquels il se sent en parfaite adéquation, soulagé aussi de ne plus se sentir seul dans sa bulle. Il faut rappeler que son premier disque était sous-titré Listener’s Digest et que Roudoudou aime avant tout aller faire son miel dans la ruche de ceux de ses héros dont il collectionne avec dévotion et boulimie les aventures en microsillons.
Chez lui, à Bagnolet, son minuscule pavillon regorge, à en étouffer, de vinyles amoureusement amassés, venus des brocantes et des puces depuis vingt ans. On lui demande d’en extirper une petite dizaine ayant servi de jalons à la réalisation du nouvel album et le voilà parti, tel un chercheur d’or aguerri et gourmand, remontant en surface d’improbables compilations de chants tahitiens, une galette craquelée de l’organiste Jackie Mittoo, un recueil pointu de bossas, une relique des librairies musicales françaises signée par le méconnu génie Roger Roger, du funk à talons compensés, du jazz champagne, des sarabandes originales de films… « Certains de ces disques, comme celui des chants tahitiens, je les ramène à la maison avant tout à cause de la pochette. Et comme je suis d’abord sensible aux images, parfois une pochette m’inspire plus que le contenu du disque qu’elle accompagne. » Sur sa pochette à lui, celle de Just a Place in the Sun, son deuxième album, il a ainsi rassemblé tous les clichés de son inspiration des dernières années : le sable fin, la mer turquoise, les palmiers…
Quant au personnage Roudoudou, il a troqué sur le dessin l’habit de cosmonaute de Tout l’univers contre un short de bain et une planche de surf. Une imagerie volontiers régressive (mais pas moins que les robots Albator de Daft Punk), dont Roudoudou assume à fond la puérilité, de la même manière qu’il revendique son appartenance à cette lignée de musiciens décorateurs (de Martin Denny à Jean-Jacques Perrey) longtemps méprisés pour leur manque de sérieux, puis redécouverts en raison des vertus euphorisantes et jamais épuisées de leurs breuvages sonores. Soyons clairs, Just a Place in the Sun est avant tout un disque de surboum, un défilé malin de petits exercices sonores exotico-sexy, où il est question de Blue Bubbles et de Funki Bikini, et certes pas de Gilles Deleuze.
Légèrement frustré d’avoir dû, sur le premier album, confier la mise en relief de ses fantasmes à un rat de laboratoire londonien (Sie Medway-Smith, artificier du label Pussy Foot), Roudoudou était décidé, cette fois, à contrôler toute la chaîne de production, depuis la confection de mini-boucles dans son studio lilliputien attenant à sa chambre à coucher jusqu’aux jam-sessions explosives de l’album en compagnie de vrais complices musiciens. Le jazzman Laurent de Wilde et son Fender Rhodes ont ainsi été invités à poser des pains de dynamite dans les charades sages de Roudoudou, leur apportant l’outrance libertaire qui leur manquait. On y entend aussi des percussions diaboliques qui bousculent des chœurs d’angelots, des cuivres infernaux qui embrassent à pleines anches une harpe tombée du paradis, des samples élastiques de guitares hawaiiennes, un tas d’onomatopées tordues et tordantes, du dub en tube et une intrusion cocasse : les Chants d’accueil des mutinés du Bounty, qui font dérailler jusqu’aux portes de l’étrange l’emblématique Bounty Tamouré. On pense au génial compositeur Michel Magne (dont la fille, Magali, figure parmi les sirènes invitées à faire des « zoom zoom » et des « choubidou » sur le disque), qui touilla lui aussi dans les années 50-60 des ingrédients savants et exotiques de provenances diamétralement opposées, à cette époque de douce folie créative où tous les mariages libres étaient autorisés.
« Ce que je fais avant tout, c’est de la musique pour l’image. J’aimerais bien, d’ailleurs, que les gens se servent de mon disque pour illustrer leurs films de vacances… Avant de bifurquer vers le son au moment de l’explosion des radios libres, je me destinais au graphisme ou à un métier directement lié aux images. C’est pour ça qu’il reste une dimension graphique dans mes morceaux : je fais des collages, je superpose des couches, j’insère des éléments les uns dans les autres. A l’époque du premier album, je n’avais pas fait de long voyage, ma musique s’inspirait essentiellement de souvenirs de télé, de documentaires animaliers ou d’images vues dans des livres. Pour celui-ci, je suis allé un peu plus sur le terrain… Le morceau Just a Place in the Sun, par exemple, a été composé au retour de trois semaines passées en Afrique. J’ai tout de suite eu l’idée d’un titre avec une kora, qui a d’ailleurs failli devenir une musique de pub pour le Club Med… » Si les rapaces de la réclame ne tarderont pas à se jeter sur cette nouvelle proie facile et appétissante, l’amateur de sonorités vibrantes et étonnantes cherchera d’abord les correspondances nombreuses et fertiles entre l’univers de Roudoudou et un pan encore mal éclairé de la musique du siècle dernier.
Pour tenter de déterrer les racines de Just a Place in the Sun, on ne saurait que trop conseiller la lecture d’un ouvrage magnifiquement illustré paru récemment : The Book of tiki. Ramenée aux Etats-Unis dans le paquetage des soldats du Pacifique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’imagerie tiki sera l’une des plus fameuses vignettes exotiques à imprégner l’imaginaire américain jusqu’au début des années 60. En Californie notamment, les statues tiki, qui représentaient une idole païenne de Polynésie, symbole phallique propice à toutes les damnations (« tik » = trique), furent intégrées au décor urbain par l’intermédiaire des restaurants, motels, bowlings, dancings et autres bars à cocktails où les Américains aimaient à venir apaiser le stress de la vie citadine. Dans le mobilier moderne fait de plastique lisse et de chrome luisant, l’obligatoire touche tiki ajoutait une couleur authentique et ancestrale tandis que ses prétendus pouvoirs sorciers et érotiques pimentaient la fadeur tranquille du rêve américain. Durant la seconde moitié des années 50, à l’apogée de ce qu’on appelle le « pop polynésien », il existait ainsi des milliers de lieux exhalant, depuis leur devanture jusqu’à la musique qu’on y jouait à l’intérieur, cet exotisme tiki de pacoti(ki)lle importé des îles lointaines. On y dansait le tamouré entre les tabourets tout en sirotant des cocktails dont les noms fleuris (kahiki pearl, misty isle, mount kilavea…) évoquaient autant la douceur mélancolique d’un paradis perdu que les mystères d’une terra incognita à jamais fantasmée. Des musiciens, souvent prodigieux, tirèrent pour le besoin de cette mode fugace un genre de nectar absolu de la coolitude, résumé en une formule magique : Exotica. Martin Denny, Les Baxter, Esquivel, Arthur Lyman, tardivement reconnus par les DJ européens comme des petits maîtres de la musique d’ambiance, inventèrent le plus délicat et voluptueux des croisements entre le jazz, la musique tribale, les onctuosités hawaiiennes et les sons venus de l’espace. En redonnant des couleurs, du mouvement et une vitalité moderne à ces musiques aromatiques et obsolètes, Roudoudou s’intronise héritier direct de ce royaume englouti de la pop exotique : un mirage de palmiers en caoutchouc, de vahinés vierges et vicieuses, de perroquets et de fleurs de tiaré. A lui seul, armé de quelques formules musicales magiques et d’un sens hors pair du jingle, de la phrase qui fait mouche (Walking on the Moog, Bahianese Mayonnaise), Roudoudou ranime les fantômes endormis d’une époque pionnière dans la recherche d’extases stéréophoniques et de sensations auditives inédites.
Mais, en dépit de ses liens avec Ariel Wizman (qui a rédigé pour l’album un tordant dossier de presse) et de son appartenance plus ou moins active à la scène lounge parisienne, Roudoudou n’est pas du genre à jongler en permanence avec le second degré et la connivence branchouille. Sa démarche obsessionnelle, autonome et unique, ressemble plus à une quête permanente de candeur dont la sincérité n’est plus à démontrer. Ainsi, lorsqu’il se lance à l’abordage du Caravan de Duke Ellington, standard absolu sur lequel la moitié de la terre est déjà passée avant lui, il le fait sans opportunisme, uniquement par amour fou pour ce morceau dont il collectionne les versions, par désir aussi d’ajouter une touche orientale à la palette de son album. Et son enthousiasme communicatif l’épargne de la faute de goût. De même, à ceux qui chercheraient à le taquiner sur son côté « collectionneur de cartes postales », il dégaine une carte maîtresse : Mako, Tahitien d’origine, avec lequel il a coréalisé l’album en prenant soin d’évider sa musique de toute forme de paternalisme colonial badigeonné au monoï. Néanmoins, si Tahiti Douche ou Bounty se piquent d’utiliser des musiques « dans le style de Roudoudou » pour leurs futurs spots, qu’ils aillent frapper cette fois à la bonne porte, celle du maître ambianceur plutôt que celle des ambianceurs au mètre.
*
Just a Place in the Sun (Delabel/Virgin).
The Book of tiki de Sven A. Kirsten (Taschen).
{"type":"Banniere-Basse"}